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par Alain Lipietz | 15 février 2006

Vert n°1
Liberté de la presse, propriété intellectuelle et droit d’auteur
Alain Lipietz : En gros il y a trois grands débats sur l’informatique. Il y a le débat sur la liberté de la presse sur Internet. C’était la bataille de 2004. Il y a eu la directive européenne et la transposition dans la loi française. Et l’on s’aperçoit que la loi française est plus répressive que la directive, qui laisse quand même certaines libertés. Au printemps 2004, le gouvernement français a essayé de responsabiliser les fournisseurs d’accès pour tout, toutes les pages Internet qu’ils hébergeaient.

Q- et les criminaliser...

AL : Oui. Par exemple, je tenais à l’époque un blog dont le forum n’était pas modéré a priori ; j’aurais pu être inculpé, ainsi que mon hébergeur, parce que n’importe qui pouvait y tenir des propos condamnables. Une première bataille fut menée, et perdue, à ce moment là. Actuellement un hébergeur peut être inculpé parce que une des pages d’un des sites qu’il héberge présente des propos critiquables. Bien sûr c’est une transposition, un élargissement terrible de la loi sur la presse, puisque dans cette loi seul le rédacteur et le directeur de publication peut être inculpé pour ce qui est publié dans son journal. Mais pas l’imprimeur ! Il est évident qu’on ne peut pas considérer qu’un hébergeur qui a des dizaines, des milliers de sites qui eux-mêmes peuvent avoir des centaines de pages peut savoir ce qu’il y a sur ces pages, surtout si elles sont interactives comme c’est le cas pour un forum.

Q- Est-ce que tu as l’impression que les autres pays sont allés aussi loin ?

AL- Non pas du tout. La plupart des pays s’en tiennent à des lois similaires à celles sur la presse, déjà plus laxistes, plus libérales qu’en France. En Angleterre, c’est l’excès inverse. On peut attaquer n’importe qui, le traîner dans la boue sans qu’il puisse se défendre. En France il y a une certaine modération par le droit de réponse, mais avec Internet on est passé d’un extrême à l’autre, on n’a absolument plus la même protection que dans la presse écrite.
D’où l’autocensure, de la part des hébergeurs : certains sites ont été fermés alors que d’autres ne trouvent plus d’hébergeur.

C’était là la première bataille.

La deuxième bataille, c’est celle de la propriété intellectuelle. On se heurte au problème de fond lié à l’informatique, qui est, par nature, très difficilement appropriable, difficilement privative. Dès qu’une idée, ou un procédé logiciel, est connu, tout le monde peut le reproduire. C’est un bien immatériel, qui fait partie de la connaissance, tout simplement. C’est comme un algorithme [1].

Les grandes entreprises de fabrication de logiciels se battent depuis longtemps pour essayer de faire breveter ces éléments de pensée routinière. Par exemple « cliquer sur un lien hypertexte pour faire apparaître un autre texte », un petit bout de programme comme des milliards d’autres...

Q- Mais il faudrait retrouver le premier qui a fait cela !

A L- C’est le premier qui brevette qui gagne ! C’est ça qu’ils essayent d’obtenir. Il y a même une entreprise américaine qui essaye de breveter le zéro. Il suffit d’être le premier à penser à breveter, pas nécessairement l’inventeur.

Q- Dans la loi française sur les brevets il faudrait qu’il y ait nouveauté, originalité...

A L- La tradition du brevet européen n’était pas cela du tout. La tradition était : un brevet doit être un procédé de fabrication. On brevetait des inventions, pas des idées. Une invention devait être quelque chose de physique et quelque chose de nouveau, pas une évidence. Ils ont essayé de breveter des choses beaucoup plus larges, autrement dit n’importe quelle séquence d’opérations. Ils ont essayé, par une directive, d’introduire l’idée qu’on puisse breveter non seulement les inventions mais également la partie informatique des inventions.

Ceux qui soutenaient ce brevetage étaient d’abord ceux qui brevetaient effectivement un procédé mécanique, physique, guidé par informatique. Par exemple les freins ABS ou les programmes des machines à laver. Il est bien évident que dans ce cas là, ce qui est important c’est le frein ABS, c’est-à-dire le dispositif qui repère de façon très rapide quand les roues risquent de se bloquer, pour desserrer les freins pendant une fraction de seconde, ce n’est pas le programme informatique qui couple les capteurs d’information (attention la roue chauffe) avec l’action (les freins doivent se relâcher). L’application pourrait être mise en œuvre par des élastiques, mais elle l’est par un programme informatique.

Ensuite, à partir de l’idée que les freins ABS utilisent l’informatique, ils ont essayé de dire qu’un programme informatique lui-même pouvait être l’objet d’un brevet. Ça s’appelait « Directive sur les inventions mises en œuvre par ordinateur ». Nous avons essayé de dire : oui les freins ABS on peut les breveter, sinon il n’y aura pas de progrès sur le freinage, ou sur les programmes pour économiser l’eau dans les machines à laver. Mais la partie strictement informatique, c’est comme la littérature, ça ne peut pas se breveter.

On peut à la rigueur donner un droit d’auteur sur un programme complet. De même qu’on donne un droit d’auteur à un roman ou un poème, on ne va pas breveter les rimes, breveter qu’ombre rime avec sombre ! On ne va pas breveter les idées très générales du type « un garçon rencontre une fille » On ne va pas breveter les schémas de pensée. On peut donner un droit d’auteur à une œuvre accomplie, ça n’est pas la même chose. On ne va pas breveter les petits éléments routiniers qui permettent de faire de la littérature. Or c’est justement ça que l’industrie informatique, mais aussi la vraie industrie qui utilise l’informatique, par exemple l’industrie automobile avec ses freins, essayait de breveter.

Alors ça a été une bataille homérique. Ils ont insisté pour breveter les programmes informatiques et, pire, les éléments de programmes informatiques.

Finalement, nous sommes arrivés à les mettre en déroute.

Cette victoire a été obtenue parce qu’une alliance très très large a pu se dégager. La tentation qu’auraient pu avoir les députés Verts européens était de limiter leur alliance aux partisans du logiciel libre, c’est-à-dire ceux pour qui la création d’un programme informatique peut être un bien commun, auquel tout le monde peut coopérer et que chacun peut utiliser. Ce qui n’aurait pas été possible si la moindre petite fonction ou le moindre petit concept - le moindre mot - avait pu être breveté. Laurence, notre « diplomate », a fait mieux : nous avons élargi l’alliance aux petits producteurs d’informatique, les petites entreprises qui représentent la base du tissu logiciel en Europe.

L’Europe n’a que peu de grandes entreprises en ce domaine. On se heurte à de grandes firmes, américaines comme Microsoft ou européennes comme Cap-Gemini-Sogeti, qui essayent de breveter le plus possible d’éléments de programmes informatiques. Le front fut large : la communauté du logiciel libre et les petites et moyennes entreprises. En effet, si le moindre petit bout de programme est breveté, les PME passeront le plus clair de leur énergie à vérifier si elles ne sont pas en train d’utiliser un brevet déposé, et risqueraient de se retrouver avec des procès sur le dos, dans lequel s’engouffreraient des sommes et une énergie considérables. Le chiffre classique qui circule est que, aux USA, là où existe le brevet informatique, 25 % du budget des entreprises d’informatique est consacré aux avocats.
C’est donc le second aspect, la propriété industrielle. Nous, nous considérons que l’informatique est une partie de la production intellectuelle, comme le langage, la littérature etc., c’est la création collective d’une société. De même qu’on crée de nouvelles expressions tous les jours, qui appartiennent immédiatement à tout le monde. A la limite, des programmes très élaborés peuvent être récompensés, protégés pendant un certain temps par un droit d’auteur. Mais ça n’est pas un brevet.

Q- Mais les Américains brevettent, eux.

A L - Les Américains n’osent pas trop venir nous embêter chez nous. C’est un vieux problème que le droit du brevet ne soit pas le même dans tous les pays. En général si on veut breveter quelque chose, il faut pratiquement se faire breveter dans tous les pays où l’invention peut être produite et circuler. C’est un problème plus général que l’informatique.

Le troisième volet du problème, c’est la bataille d’aujourd’hui sur les droits d’auteur. Supposons qu’on dise « L’informatique, il n’y a pas de brevet, mais il faut quand même récompenser les producteurs et donc il faut payer des droits d’auteur ». Là les Verts sont d’accord : on a mené la bataille contre le brevetage des logiciels au nom du droit d’auteur. Or c’est précisément en s’emparant de cette ligne de défense, la reconnaissance du droit d’auteur, que le gouvernement français est en train de repartir à l’assaut, en disant : « Puisque le droit d’auteur doit être rémunéré (il s’appuie sur une directive européenne) il faut empêcher les échanges de musique ou de films sans payer de droits aux auteurs ».

On se retrouve alors dans une situation compliquée. D’abord quels sont les auteurs d’un disque enregistré ? Pour vous et moi simplement le compositeur et les interprètes. Pour les grandes sociétés de films ou de DVD, pas du tout. C’est l’industrie qui a réalisé l’enregistrement. Donc ce qu’elle vend, ça n’est pas la rémunération des auteurs ni même des interprètes, mais tout un processus de réalisation de disques, ou de films, de profits de l’entreprise. C’est l’équivalent du procédé de mise en marche du système ABS dont on a déjà parlé : la création ce sont les paroles et la musique - le système ABS - et la mise en oeuvre l’industrie qui permet de les écouter - le programme informatique.

Q- Mais le droit d’auteur, il reste à l’auteur...

A L- Oui mais si on prend comme exemple le livre, il n’y a que 10% maximum du prix qui revient à l’auteur. Tout le reste est soit du profit d’entreprise, soit du prix de fabrication ou de commercialisation. Or Internet révolutionne complètement le rapport entre la création intellectuelle d’une œuvre, son interprétation par des musiciens ou des acteurs et son accès au spectateur. Ça ne passe plus du tout par un disque, c’est-à-dire une marchandise qu’on peut vendre une par une. Dès l’instant qu’on réalise une fois un enregistrement et qu’on le met sur le Net, on peut y avoir accès, gratuitement. Le paradoxe de l’informatique de façon générale, c’est qu’elle crée un bien collectif qui est difficile à produire, mais une fois qu’il est produit, son accès est gratuit. C’est la différence entre le bien immatériel, le fichier numérique, et le bien matériel, le livre. Dès l’instant que le livre est sous forme numérique, il est très facile de le reproduire, que ce soit sur le Net ou pas d’ailleurs, le recopier et le diffuser. Autrement dit, l’industrie et les auteurs aussi, ont perdu la façon classique de faire du droit d’auteur et de rémunérer l’industrie, par la vente à l’unité du livre et du disque.

Ce qu’on défend c’est la rémunération des auteurs, mais pas de l’industrie si elle ne propose rien. La consommation de disques ou de films ne s’arrête pas parce que le numérique existe. Tout comme celle de livres ne s’épuisera pas non plus. Les études qui ont été faites à ce sujet montrent que les personnes qui téléchargent le plus sont celles qui achètent le plus !
La proposition des forces progressistes, c’est-à-dire les Verts et la plupart des socialistes en France est celle de la « licence globale », une taxe forfaitaire sur tous les supports, en particulier par le biais des fournisseurs d’accès. La question de la photocopie et celle de l’enregistrement sur cassettes a été résolue de manière similaire.

Q- Mais il y reste des problèmes de redistribution.

A L- Oui, ensuite, il y a des problèmes de clef de redistribution. On pourrait prendre une proportionnalité de ce qui est diffusé par des supports physiques, des concerts, etc.

La Sacem, la plus grosse société de redistribution des droits d’auteurs, ne permet qu’à moins de 10% de ses auteurs de vivre de leurs droits. C’est pour cela que les manifestations contre la licence globale ont vu les vedettes et stars - qui récupèrent le gros lot - s’insurger contre notre proposition. Leur indignation n’est toutefois pas allée jusqu’à proposer une meilleure redistribution des droits, ce qui serait l’évidence si leur but était véritablement de promouvoir les auteurs, la nouveauté et la création...

En face, pour répondre à un problème humain, le gouvernement nous propose une solution technique, issue de l’industrie informatique : les DRM, la "gestion des droits numériques". Ce sont des logiciels inclus dans les disques ou les DVD et qui ne permettent de lire le fichier numérique (musique, film, etc.) que sur un seul support.

Ce qui est en débat en ce moment, en urgence, à l’Assemblée, consiste à défendre par la force de la loi ces logiciels qui bloquent l’écoute ou la visualisation des musiques ou des films.

Là encore on reprend le débat sur la propriété intellectuelle mais à un autre niveau, après les brevets, les droits d’auteur. Mais le problème reste le même. La facilité de transmission d’un fichier informatique ne doit pas restreindre l’accès à la création donc la rémunération des auteurs. Cela passe, évidemment, par un autre fonctionnement de l’industrie qui doit reformuler sa manière de fonctionner et, peut-être diminuer ses profits d’intermédiaire au bénéfice des auteurs !

Quant aux logiciels libres qui, par définition, utilisent et mettent à disposition les lignes de programmation dont ils ont besoin, l’intrusion de fichiers DRM, par définition secrets, risque de les mettre en porte-à-faux, et d’être attaqués en justice, lorsqu’ils mettront en œuvre des programmes qui en utiliseront des morceaux, même malgré eux.

Toutes ces questions ne relèvent, en fait, que de l’angle différent, parfois diamétralement opposé, entre la vision anglo-saxonne du brevet et celle européenne du droit d’auteur.

C’est le grand débat qu’il faudra régler dans les années qui viennent.

Propos recueillis par Fanny Carmagnat.




NOTES


[1Un algorithme c’est la façon de faire des opérations, de faire des rimes, tout ce qui est procédure routinière de la pensée intellectuelle, de la création intellectuelle.

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