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par Luc Mampaey | 12 juin 2008

La Convention ENMOD et le Programme HAARP : enjeux et portée ?
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Le programme HAARP est l’un de ces programmes militaires de recherche qui attirent la curiosité et excitent les imaginations. J’ai rédigé pour le GRIP un dossier sur ce programme en 1998 [1]. Depuis, il se passe rarement un mois sans que je sois interpellé par un journaliste intrigué ou un citoyen inquiet. Il y a quelques semaines, un certain Laurent me demandait par courriel si je pensais que HAARP pouvait être à l’origine du cyclone Nargis en Birmanie. Non, bien entendu. Mais une mise au point n’est pas inutile : Internet regorge de rumeurs et d’élucubrations les plus folles au sujet du programme HAARP. Il est important de savoir les débusquer et de garder l’esprit critique si nous voulons qu’un débat sérieux soit mené sur ces questions.

Le programme HAARP n’est pas pour autant un programme anodin. Certaines inquiétudes sont fondées et, que ce soit directement par les expériences menées, ou indirectement par les technologies qu’il contribue à mettre au point, son impact potentiel sur l’environnement est préoccupant. Il y a dix ans, le Parlement européen l’avait d’ailleurs bien compris en organisant, le 5 janvier 1998, une audition sur HAARP et les armes dites « non-létales » à laquelle j’avais participé, suivie un an plus tard du « rapport sur l’environnement, la sécurité et la politique étrangère » de la députée suédoise Maj Britt Theorin2. Depuis, c’est le silence radio. J’espère donc que cette journée donnera une occasion au Parlement européen de remettre son travail sur le métier.

Je vous renvois à mon rapport de 1998 pour une description plus détaillée du programme HAARP. Je me limiterai ici à en rappeler brièvement les principales caractéristiques. Ensuite nous évoquerons en quoi ce programme est lié aux recherches dans le domaine des « manipulations environnementales et climatiques » – « Weather modifications » ou « Weather control » dans la littérature anglo-saxonne – tant dans le domaine militaire que civil. Nous ferons ensuite la part des choses entre ce qui est encore du domaine de la science-fiction, ce qui envisageable dans un avenir proche, et ce qui se fait déjà. Et enfin, nous examinerons ce que disent les normes de droit international en ce qui concerne l’utilisation de ces techniques dans les situations de conflits.

Le programme HAARP, High Frequency Active Auroral Research Program, est un programme de l’U.S. Air Force et l’U.S. Navy, en collaboration avec l’université de l’Alaska, qui a débuté en 1993 par la construction d’une station de recherche sur les propriétés de l’ionosphère sur un site du département américain de la défense (DoD) à Gakona, en Alaska. Dans le rapport final de l’étude d’impact imposée le NEPA (National Environmental Policy Act) HAARP est défini par le DoD comme un « effort scientifique destiné à étudier les propriétés de base et le comportement de l’ionosphère avec un accent particulier sur la capacité à mieux le comprendre et l’utiliser pour accroître l’efficacité des communications et des systèmes de surveillance tant à des fins civiles que militaires ».

Très sommairement, HAARP a pour objectif de faire réagir les particules chargées de l’ionosphère avec un champ électrique externe et artificiel. L’élément central de HAARP est un émetteur HF qui envoie un signal de grande puissance vers une région de l’ionosphère afin de l’échauffer localement, d’étudier les processus physiques complexes qui s’y produisent, d’observer les conséquences de leur perturbation volontaire, et de tenter de reproduire certains phénomènes artificiellement.

Jusque là, HAARP est une station assez comparable aux autres stations de recherches sur l’ionosphère, notamment la station européenne EISCAT à Tromsø en Norvège. A quelques différences cependant : primo, HAARP dispose d’un émetteur beaucoup plus puissant ; secundo, HAARP est un programme militaire entièrement contrôlé par les laboratoires de l’U.S. Air Force et de l’U.S. Navy ; et tertio, outre des objectifs scientifiques d’intérêt général, HAARP vise aussi toute une série d’objectifs spécifiquement militaires dont nous ne mentionnerons ici que les plus significatifs :
 dans le domaine VHF, dans le but garantir la fiabilité des télécommunications à très hautes fréquences, mais aussi donner la possibilité d’interrompre, interdire, ou perturber les communications perçues comme ennemies.
 dans le domaine des ELF, HAARP doit notamment permettre de générer des fréquences extrêmement basses pour les communications avec les sous-marins en plongée, ainsi que pour l’exploration géophysique, principalement pour la détection d’installations militaires souterraines.
enfin des applications dans le domaine des fréquences optiques avec des implications militaires pour la détection IR, les contre-mesures et les satellites.
 Il y a probablement bien d’autres domaines militaires dans lesquels interviendront les travaux scientifiques du programme HAARP. Beaucoup relèvent vraisemblablement du « secret défense » mais il ne fait aucun doute que des recherches se poursuivent aussi dans le domaine des manipulations environnementales et climatiques. Certains documents publics du Pentagone sont d’ailleurs assez révélateurs des objectifs poursuivis par les militaires, par exemple le rapport « SPACECAST 2020 », commandé en mai 1993 par le chef d’état-major de l’U.S. Air Force afin d’identifier et développer les concepts technologiques et les systèmes dont les États-Unis auront besoin pour maintenir leur supériorité dans l’air et dans l’espace au 21ème siècle. On trouve dans ce rapport une section consacrée à un système nommé « Weather C3 System » et défini comme suit :

« A counterforce weather control system for military applications. The system consists of a global, on-demand weather observation system ; a weather modeling capability ; a space-based, directed energy weather modifier ; and a command center with the necessary communication capabilities to observe, detect, and act on weather modification requirements. » [2]

Que faut-il entendre par « directed energy weather modifier » basé dans l’espace, ou par « act on weather modification » ? Nous n’en saurons pas plus. La description du système est donnée dans la partie Counterforce Weather Control du Volume II de ce rapport, l’une des cinq parties « classified » du rapport « SPACECAST 2020 ».

Plus concrètement, il y a aussi cette étude présentée en 1998 à l’Agence spatiale européenne par le physicien américain Bernard Eastlund, récemment décédé, le 12 décembre 2007. Eastlund est un personnage controversé aux États-Unis : il a travaillé plusieurs années pour le DoD et, en tant que détenteurs de plusieurs brevets, il a été l’un des artisans du programme HAARP, avant d’en devenir l’opposant en raison des applications militaires potentielles dans le domaine environnemental. L’Agence spatiale européenne semble néanmoins lui avoir reconnu une crédibilité suffisante, non seulement pour l’avoir invité en tant qu’orateur à un Workshop à Cagliari en 1998, mais également pour avoir partiellement financé les travaux qu’il a présenté sous le titre « System Considerations of Weather Modification Experiments Using High Power Electromagnetic Radiation » (Contrat n° 13131/98/NL/MV).

Eastlund décrit dans cet article un procédé basé sur une technologie semblable à celle du programme HAARP, programme qu’il mentionne d’ailleurs explicitement dans son article, qui permettrait de dévier des perturbations sévères (ouragan, cyclone) par un échauffement local de la troposphère au moyen d’un puissant rayonnement électromagnétique HF émis à partir du sol ou d’un satellite.
Les énergies nécessaires pour mener à bien ces projets sont tellement colossales – on parle ici de térawatts – qu’ils resteront sans doute un bout de temps encore au rayon des scénarios de science-fiction. Mais il est certain que de telles recherches existent, progressent, intéressent beaucoup de monde, et pas seulement des militaires.

Voila pour le futur. Pendant ce temps toutefois, les techniques de « Weather modifications » héritées de la recherche militaire des années 40 à 70 ont concrètement trouvé d’intéressants débouchés dans le secteur civil, et continuent elles-aussi à se développer.

Commençons par un petit rappel historique. A partir des années 40, les recherches militaires ont surtout porté sur des procédés susceptibles de perturber les climatopes, et on admet généralement que les premières expériences de techniques de modification de l’environnement sont nées vers la fin des années 40 avec le projet CIRRUS, premier effort scientifique important de l’armée américaine pour provoquer des précipitations par un ensemencement des nuages ou « cloud seeding ». Les recherches gagneront en intensité à la faveur de la guerre du Vietnam. En 1966, les États-Unis se lancèrent dans un programme connu sous le nom de projet POPEYE. Son objectif était d’inonder la piste Hô Chi Minh afin de ralentir les mouvements ennemis grâce à un accroissement des précipitations provoqué par un ensemencement des masses nuageuses avec de grandes quantités d’iodure d’argent dispersées par voie aérienne. Le résultat fut jugé satisfaisant par le Pentagone, et l’opération fut poursuivie de 1967 à 1972.

À l’heure où nous parlons, plusieurs entreprises civiles utilisent quotidiennement ces technologies initialement développées à des fins de militaires, notamment les techniques de « cloud seeding ». Elles les ont améliorées, et bâti grâce à elles un business florissant. Je citerai deux exemples, l’un aux États-Unis, l’autre en Russie.

La firme « Weather Modifications Inc. », qui porte donc bien son nom, est installée dans le Dakota du Nord et utilise des techniques dérivées de celles utilisées par l’armée américaine dans les années 60 et 70. Plusieurs pays du tiers monde sont parmi ses clients, ce qui soulève naturellement un autre débat dans lequel nous n’entrerons pas ici : notamment le Burkina Faso, ainsi que le Mali qui a signé en 2006 avec Weather Modifications Inc. un contrat de 1 milliard 592 millions de Francs CFA (près de 2,5 millions d’euros) pour une programme baptisé SANJI en vue, selon le Communiqué du Conseil des ministres du 31 mai 2006, de « réduire l’impact des déficits pluviométriques sur la production agricole » dans plusieurs régions du pays [3].

La deuxième firme, bien que d’origine russe, nous concerne plus directement. La firme russe Advanced Synoptics Technologies, dont le siège est à Saint-Pétersbourg mais surtout implantée en Nouvelle-Zélande, détient plusieurs brevets que lui ont permis de développer le système « AST Clear Sky Manager » conçu pour modifier temporairement les conditions climatiques locales afin de
 créer ou intensifier des précipitions de pluie ou de neige ;
 créer une visibilité horizontale sur 1000m en cas de brouillard au sol ou de pollution atmosphérique ;
 détourner une tempête de neige ou de grêle.

Le dispositif s’appuie sur « la disposition au sol de plusieurs générateurs d’ions à grande vitesse qui créent ou accélèrent des mouvements ascendants ou descendants, entrainant les effets souhaités sur des surfaces allant de 10 à 100 km de diamètre ». Tout cela sans « aucun effet négatif pour les personnes ni pour l’environnement » affirme l’entreprise, en précisant que l’influence électromagnétique du Clear Sky Manager ne dépasse pas 20 mètres. Advanced Synoptics Technologies est représentée en Belgique par Corporate Technology Services et aurait, selon mes informations, un projet associant la ville de Charleroi et la Région wallonne afin de tester prochainement une technique de dispersion de la pollution atmosphérique au-dessus de Charleroi.

Pourquoi pas ?, me direz-vous. Nous serions parfois bien heureux de bénéficier de ces techniques, du moins tant qu’elles restent localisées et occasionnelles, et en admettant bien entendu qu’elles n’aient pas d’incidence dommageable sur l’environnement et la santé publique. Mais pour le savoir, il faudrait l’avis d’experts indépendants, de climatologues notamment, et des études d’impact qui, à ma connaissance, n’ont jamais été conduites.

Mais ce n’est pas non plus l’objet de la discussion d’aujourd’hui. Ce qui doit selon moi retenir notre attention, c’est l’évidente fertilisation croisée qui existe entre les programmes et objectifs militaires d’une part, et les innovations et objectifs industriels des entreprises civiles actives dans ce secteur d’autre part. Ce qui nécessite notre vigilance, ce sont les synergies qui peuvent exister entre des programmes militaires telles que HAARP et les ambitions d’un secteur industriel en développement, les avancées technologiques qui pourraient en résulter, et l’usage que pourraient en faire les militaires dans des situations de conflits, de manière beaucoup plus intensive, étendue et bien entendu hostile.

Ce qui nous amène à examiner ce que dit le droit international à ce propos. Il y a deux grands instruments juridiques qui abordent la question des modifications environnementales à des fins militaires. Tout d’abord, le Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux (Protocole I), adopté le 8 juin 1977, qui stipule en son article 55 que « La guerre sera conduite en veillant à protéger l’environnement naturel contre des dommages étendus, durables et graves. Cette protection inclut l’interdiction d’utiliser des méthodes ou moyens de guerre conçus pour causer ou dont on peut attendre qu’ils causent de tels dommages à l’environnement naturel, compromettant, de ce fait, la santé ou la survie de la population ».

Et plus spécifiquement la « Convention sur l’interdiction d’utiliser des techniques de modification de l’environnement à des fins militaires ou toutes autres fins hostiles », appelée « Convention ENMOD », adoptée à New York le 10 décembre 1976, ouverte à la signature à Genève le 18 mai 1977, et entrée en vigueur le 5 octobre 1978. En ratifiant cette convention – 73 pays l’ont ratifiée tandis que 16 autres l’ont seulement signée – les parties s’engagent « à ne pas utiliser à des fins militaires ou toutes autres fins hostiles des techniques de modification de l’environnement ayant des effets étendus, durables ou graves, en tant que moyens de causer des destructions ou des préjudices à tout autre État partie » (Article 1er).

L’expression « techniques de modification de l’environnement », définie à l’article 2, « désigne toute technique ayant pour objet de modifier - grâce à une manipulation délibérée de processus naturels - la dynamique, la composition de la Terre, y compris ses biotopes, sa lithosphère, son hydrosphère et son atmosphère, ou l’espace extra-atmosphérique ».

L’article 8 de la Convention prévoit cependant la tenue de conférences de révision à des intervalles non inférieurs à cinq ans. La première Conférence de révision eut lieu à Genève en septembre 1984, la deuxième en septembre 1992. Il y aurait donc du en avoir au moins trois autres depuis, or nous attendons toujours la troisième. Plus rien depuis 1992 !

La Convention ENMOD souffre pourtant de plusieurs lacunes que les deux conférences de révisions ne sont pas parvenues à résoudre. Une première faiblesse vient du fait qu’elle ne s’applique qu’à l’utilisation des techniques de modification de l’environnement, et seulement contre un autre État signataire. La recherche et le développement ne sont donc défendus, pas plus que le recours à ces techniques contre un État non signataire.

Une autre lacune, la plus lourde sans doute, tient au fait que les négociateurs sont resté très vague sur les notions de « étendu » (widespread), « durable » (long lasting) et « sévère » (severe) de l’article premier. L’annexe à la Convention contient bien un « accord interprétatif » relatif à l’article premier visant à les préciser davantage, mais une très large interprétation reste possible :
 "étendus" : des effets qui s’étendent à une superficie de plusieurs centaines de kilomètres carrés ;
 "durables" : des effets qui s’étendent à une période de plusieurs mois, ou environ une saison ;
 "graves" : des effets qui provoquent une perturbation ou un dommage sérieux ou marqué pour la vie humaine, les ressources naturelles et économiques ou d’autres richesses.

Au cours des deux Conférences de révision, plusieurs États, en particulier la Suède, la Finlande et les Pays-Bas, ont demandé une clarification de ces termes et une couverture plus large des techniques prohibées. Sans succès.

L’accord interprétatif relatif à l’article 2 est également très intéressant, puisque que le Comité y fourni une liste, non exhaustive, de techniques de modification de l’environnement concernées par la Convention : « tremblements de terre ; tsunamis ; bouleversement de l’équilibre écologique d’une région ; modifications des conditions atmosphériques (nuages, précipitations, cyclones de différents types et tornades) ; modifications des conditions climatiques, des courants océaniques, de l’état de la couche d’ozone ou de l’ionosphère ». Il en ressort que si, comme dans beaucoup d’autres instruments juridiques relatifs aux systèmes d’armes, la Convention ENMOD avait interdit aussi la recherche et le développement, la plupart des procédés que nous venons d’évoqués dans cet exposé, et notamment une partie des objectifs du programme HAARP, seraient formellement prohibés.

Lors de la première conférence de révision en 1984, les Pays-Bas avait formulé une remarque très pertinente démontrant bien qu’en l’absence de révisions régulières destinées à prendre en compte les évolutions technologiques, un traité sur les armements fini rapidement par perdre toute pertinence. La délégation néerlandaise a pris l’exemple de la première Conférence internationale de la Paix, tenue à La Haye en 1899, au cours de laquelle fut acceptée, pour une durée de cinq ans, la « prohibition du lancement de projectiles ou d’explosifs quelconques, du haut de ballons ou par des moyens analogues ». Lors de la Deuxième conférence de La Haye en 1907, les États adoptèrent une Déclaration qui devait rester en vigueur jusqu’à la troisième Conférence internationale de la Paix et qui confirmait « l’interdiction de lancer des projectiles et des explosifs du haut de ballons ou par d’autres modes analogues nouveaux ». Cette troisième conférence de la Paix n’a jamais eu lieu, et la Déclaration tomba dans l’oubli.

Ici on peut se prendre à rêver : un meilleur suivi de cette Déclaration, sa révision régulière avec la prise en compte des évolutions technologiques dans le domaine aéronautique, un travail continu de persuasion d’un nombre toujours plus important d’États pour les amener à ratifier cet instrument, tout cela aurait peut-être pu mener à une interdiction pure et simple de tous les bombardements…
Je crains toutefois que le sort de la Convention ENMOD ne soit pas meilleur que celui de cette Déclaration de 1907. Elle est totalement inadaptée aux évolutions technologiques qui se préparent dans le domaine des modifications environnementales et climatiques, et aux usages militaires qui pourraient en être faits. Faute de révision urgente et approfondie, elle risque de sombrer dans les limbes du Droit international, laissant le champ libre aux pires scénarios. Le GRIP considère cette révision comme un objectif prioritaire et, dans la foulée de ces deux tables-rondes, nous espérons qu’il soit désormais partagé par le Parlement européen.



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