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[2000d] L’écologie politique, remède à la crise du politique ? AGIR. Revue générale de stratégie, n°3, mars 2000.

(art. 295).


par Alain Lipietz | 1er mars 2000

AGIR. Revue générale de stratégie, n°3
L’écologie politique, remède à la crise du politique ?
LANGUE ET TRADUCTIONS DE L’ARTICLE :
Langue de cet article : français
  • Português  :

    [2000d-po] A ecologia política, solução para a crise da instância política ? Conferencia CLACSO Democracia sustentàveis ? Roteiros para a Ecologia Politica latino-americana na mudança do século, Rio de Janeiro, 23 nov 2000. Traduit par A.M. Galano in H. Alimonda (ed) Ecología política. Naturaleza, sociedad, y utopía, CLACSO, Buenos Aires, 2002.

  • Español  :

    [2000d-es] : La ecologia politica : remedio a la crisis de lo politico ? Ilé. Anuario de Ecologia, Cultura y Sociedad, Vol 2 n°2, 2002. (Cuba).

[2000d] L’écologie politique, remède à la crise du politique ? AGIR. Revue générale de stratégie, n°3, mars 2000.

Introduction

Depuis les années 80, un sentiment d’impuissance s’est répandu sur toute la planète, mais plus particulièrement dans les pays dotés d’une expérience démocratique. Le vote semble n’avoir plus de sens : une fois élus, tous les dirigeants retournent aussitôt, en dépit de leurs promesses, vers "la seule politique possible, celle dictée par les exigences de la globalisation". Or celle-ci n’apporte à la majorité qu’un cortège de malheurs : insécurité, pauvreté, exclusion ?

Ce sentiment "d’évidement du politique" a une double dimension :

- Quant aux contenus ?ce que l’on appelle "la politique", c’est-à-dire "ce que l’on fait", les stratégies et les objectifs, ils semblent se réduire à l’infra politique, à la simple optimisation de la compétitivité, qui semble elle-même se traduire par l’abandon de toute prétention sociale.

- Quant aux formes et aux domaines ?ce que l’on appelle "le politique", c’est-à-dire "comment et avec qui on fait", la définition même de la cité (polis) des hommes et des femmes ?, ils semblent se réduire à une collection d’individus en compétition à peine tempérée par des réglementations abstraites tombées du ciel (de Bruxelles, de l’OMC), et en général défavorables.

Mais la société n’est pas un marché. Le désir, le besoin de société se traduisent par des réactions identitaires : intégrismes dans le Tiers-monde, populismes autoritaires et xénophobes au Nord. La France, et plus encore l’Autriche, mais en fait la plupart des pays européens connaissent depuis les années 80-90 des poussées de ce genre.

Pourtant, la résistible ascension du Front National semble avoir été bloquée par ses propres contradictions et surtout par les regains d’espoirs suscités par les premiers succès de la "majorité plurielle". Aux élections européennes de 1999, l’aile la plus porteuse de nouveauté de cette coalition, Les Verts, connaît un succès d’estime spectaculaire, sanctionné par une forte progression électorale. Comme si, après quinze ans de désespoir, l’"envie de politique" renaissait, et se portait sur l’écologie politique.

Choix étrange, penseront beaucoup. L’écologie n’est elle pas perçue comme un refus "baba-cool" de la politique comme du politique, une attention intime aux fleurs et aux oiseaux ? Nous allons d’abord rectifier cette image et redéfinir ce qu’est l’écologie comme politique, puis nous examinerons en quoi elle apporte une réponse à la crise de la politique et de ses contenus, à la crise du politique et de ses formes.

I- Qu’est-ce que l’écologie politique ?

Le terme ? écolo ? dit à lui seul la vision réductrice et très souvent caricaturale de l’écologie pour une grande partie de l’opinion publique. Mais cette dernière passe de la dérision à la perplexité lorsque au mot écologie vient s’ajouter celui de politique. Il ne fait pas de doute que l’écologie politique, aux yeux de cette opinion publique du moins, n’a pas encore acquis le statut de ? notion claire et distincte ?. Qu’est-ce donc que l’écologie ? Et l’écologie politique ?

1/ Qu’est ce que l’écologie ?

Selon le petit Robert, ce terme fait son apparition dans la seconde moitié du XIXe siècle. Terme de biologie, l’écologie est, à l’origine, une discipline scientifique. C’est la science qui étudie le rapport triangulaire entre les individus d’une espèce, l’activité organisée de cette espèce, et son environnement qui est à la fois condition et produit de cette activité, donc condition de vie de cette espèce. L’écologiste qui s’intéresse aux castors s’appliquera à analyser leur rapport au milieu dans lequel ils vivent : la forêt, les rivières mais aussi les barrages qu’ils construisent, c’est-à-dire à une nature transformée par leur activité. Il regardera la capacité de ce système à subvenir aux besoins de la population des castors, se penchera sur la façon dont cette population se multiplie, s’organise, etc.

Appliquée à l’homme, l’écologie devient l’étude du rapport de l’humanité à son environnement, c’est-à-dire la manière dont l’une transforme l’autre et dont le second permet à la première de vivre. De même que l’environnement des castors ne se résume pas aux forêts et aux rivières, l’environnement des hommes n’est pas simplement la nature sauvage mais inclut aussi la nature transformée par leur activité. L’écologie humaine, c’est donc l’analyse de l’interaction complexe entre l’environnement (milieu de vie de l’humanité) et le fonctionnement économique, social et ajoutons politique des communautés humaines.

C’est là la source d’une différence significative entre l’écologie de l’espèce humaine et l’écologie des autres espèces animales. Les hommes en effet sont des animaux non seulement sociaux mais aussi politiques. Cependant à l’origine de la spécificité de l’écologie humaine, il est une autre caractéristique qui remonte au tout début de l’humanité puisque c’est en tant qu’homo habilis que l’homme fait ses premiers pas sur la scène terrestre. Cette particularité : la capacité de produire des outils n’est plus aujourd’hui, c’est vrai, l’exclusivité de l’humain puisque des chimpanzés se sont montrés capables d’aménager certains objets en outils ; mais ceux-ci demeurent malgré tout rudimentaires. L’homme au contraire n’a cessé d’améliorer son outillage et par conséquent sa capacité d’action et de transformation de son environnement, par la "domestication" (racine latine cousine de celle d’"écologie" en grec) des plantes et des animaux lors de la révolution néolithique. Pendant des millénaires, il s’est agi de simplement lutter contre la faim et les intempéries. Vivre le plus possible en harmonie avec l’ordre du monde, telle semblait être la sagesse de ces hommes-là. Mais tout près de nous, il y a quelque quatre siècles s’est amorcé un véritable renversement. Alors qu’il s’agissait jusque là de se soumettre à l’ordre de la nature, dorénavant ce fut à elle de se plier à nos désirs. Les avancées de la science et ses applications techniques n’ont cessé dès lors d’enhardir le sentiment chez les humains d’être réellement "maîtres et possesseurs de la nature". Durant la seconde moitié du XXe siècle, après l’essor qui a suivi la seconde guerre mondiale, ce mouvement d’émancipation atteint ses limites. Les "miracles" de la technique et de la technologie commencent à montrer des failles ; des accidents "imprévisibles" se multiplient et étendent leurs effets à l’échelle de la planète (marées noires, Tchernobyl). Alors que les premiers cris d’alarme du Club de Rome, dans les années 70, mettaient encore l’accent sur l’insuffisance des ressources naturelles, les travaux scientifiques les plus récents mettent en lumière les graves déséquilibres écologiques qu’engendrent les pollutions industrielles (destruction de la couche d’ozone, effet de serre, montée des océans, réchauffement du climat). La prise de conscience des effets perturbateurs de l’activité humaine et du progrès technique ? en dehors même de tout accident ? n’a fait que croître et s’étendre. La montée de cette nouvelle inquiétude a amené un certain nombre d’observateurs à tenter de mieux discerner les mécanismes économiques et politiques générateurs des déséquilibres écologiques.

C’est sur ce socle conceptuel et historique de l’écologie que s’est constituée l’écologie politique ; elle s’est ensuite approfondie en une analyse critique du fonctionnement général des sociétés industrielles avancées, analyse donnant lieu à une réflexion parallèle sur les moyens à mettre en œuvre pour aller vers un autre mode de développement.

2/ De la science à la politique

Le passage de la science à l’écologie politique introduit la question du sens de ce que nous faisons, laquelle entraîne une série d’interrogations : dans quelle mesure notre organisation sociale, la manière dont nous produisons, dont nous consommons, dans quelle mesure ces divers facteurs modifient-ils notre environnement ? Et plus précisément, comment penser la combinaison, l’interpénétration, l’agencement de ces divers facteurs dans leur action sur l’environnement ? Et les effets de ces modifications sur les individus sont-ils favorables ? Défavorables ? L’écologie scientifique nous dit quels sont les effets de nos comportements et pratiques. Elle nous éclaire sur les enjeux, mais ce n’est pas à elle, c’est aux hommes qu’il appartient ensuite de choisir le mode de développement qu’ils souhaitent, en fonction de valeurs qui elles-mêmes évoluent avec le débat public.

En prenant au sérieux les déséquilibres écologiques engendrés par l’activité humaine, l’écologie politique est amenée à s’interroger sur la modernité et à développer une analyse critique du fonctionnement de nos sociétés industrielles. Cette analyse remet en cause un certain nombre de valeurs et de concepts clés sur lesquels repose notre culture occidentale.

La Nature. Nous avons déjà évoqué le sentiment de toute puissance et de maîtrise sur la nature qui s’est progressivement développé à partir du XVIIe siècle. Une telle exaltation narcissique eut tendance à construire une manière d’opposition, voire d’antagonisme, entre l’homme et la nature ; cette dernière ?cela faisait d’une pierre deux coups ? servait ainsi de faire-valoir, puisque l’homme participant de la nature semblait en même temps s’en être en quelque sorte détaché, arraché. En particulier la comparaison de l’homme avec les autres espèces animales permettait de rendre manifeste la différence en rendant implicite sa métamorphose. La dépréciation de la nature rendait du même coup plus banales les pratiques les plus dégradantes à son égard, envers les animaux et même envers les peuples indigènes que les Européens découvraient et jugeaient "non-civilisés". L’écologie politique considère qu’ont été largement dépassées les limites de l’acceptable et que l’heure est venue d’une remise en cause générale des pratiques mais aussi des représentations, les deux n’étant pas indépendantes. Les hommes font intimement partie de la nature, ils la respirent et s’en nourrissent mais il est vrai que les générations actuelles se représentent plus spontanément les laitages dans les rayons d’un supermarché que dans une ferme. Bien sûr, il ne s’agit pas de tomber dans l’excès inverse d’une sacralisation de la nature. L’écologie politique reprend donc à son compte la remise en cause de l’opposition nature/culture en la relativisant. Il nous parait bien plus fécond de s’intéresser à la complexité du monde vivant plutôt qu’à l’opposition homme/nature. L’homme et son environnement ne cessent de se transformer mutuellement ; il est par conséquent important de se convaincre qu’ils sont tous deux engagés dans une évolution interdépendante (co-évolution).

Le progrès. Après Hiroshima, Tchernobyl et la déchirure de la couche d’ozone ou plus récemment la crise de la vache folle, il nous faut tirer les conséquences d’un progrès qui n’apparaît plus comme linéaire et sans limite : le progrès technique n’est pas nécessairement synonyme d’émancipation humaine ni d’amélioration de l’environnement. Il n’est pas pour autant question pour l’écologie politique de rejeter la notion de progrès ni même de tomber dans un catastrophisme antitechnicien, il s’agit de redonner sa juste place au progrès technique puisque rien ne permet de le considérer comme étant "par nature" vertueux. Pour les écologistes, le développement des capacités humaines n’est pas une valeur en soi. La technologie s’est introduite dans notre monde quotidien apportant avec elle une nouvelle vulnérabilité, une nouvelle dépendance. La technique ne parviendra jamais à supprimer tous les risques, elle en provoquera même de nouveaux. Après avoir cherché à domestiquer la nature, il nous faut maintenant apprendre à domestiquer le progrès lui-même. Ce qui implique d’avoir toujours à l’esprit les deux faces du progrès : solution aux crises d’une part, et d’autre part facteur des crises écologiques. Le progrès des techniques nous dit ce que l’on peut faire (des OGM par exemple), il ne nous dit pas si cela est bon ou mauvais. Ce n’est pas parce que demain, la science et la technique nous permettront sans doute de choisir le sexe, la couleur des yeux et des cheveux de nos enfants et des générations futures que le choix de ces manipulations s’impose à nous. Pour l’écologie politique, la question des valeurs doit être posée comme indépendante du changement technique et préalable à sa mise en œuvre.

Si le progrès de l’humanité ne doit plus être jugé à l’aune des avancées techniques, nous sentons bien que de la raison écologique à la politique écologique il manque un maillon : quelques principes supérieurs capables d’orienter nos choix et nos actions, des principes qui aient l’évidence et la force du "tu ne tueras point". L’écologie politique soulève des problèmes qu’aucun contrat social, qu’aucun pacte fondateur entre individus libres ne vient réguler. Elle oblige à redéfinir les valeurs qui guideront le projet de société écologiste. Redéfinir la voie d’une morale pour le XXIe siècle, la penser, la partager et la mettre en pratique n’est pas une affaire simple. On peut en esquisser quelques lignes. La voie est à chercher du côté d’un jumelage entre fraternité et responsabilité étendu à la nature entière et aux générations futures. En choisissant de mettre en avant quelques valeurs plutôt que de définir un modèle de société auquel il suffirait de se conformer, dans la construction de la société écologique à venir, il est clair que l’écologie politique s’attend à ce que le chemin à parcourir soit long, incertain et constamment en définition. Mais c’est là la démarche d’un mouvement vivant en prise directe sur la réalité des sociétés modernes, celle de sociétés en devenir.

La responsabilité. La puissance des technologies actuelles est telle que les conséquences sur le milieu naturel, sur les autres espèces vivantes, végétales ou animales, sont démultipliées. En dehors même des accidents écologiques, le simple fonctionnement de très nombreux sites industriels se situe à un niveau tel que la plupart produisent des effets délétères sur le milieu, que l’on songe aux productions porcines en Bretagne ou aux effluents divers lâchés dans les rivières de France. Le choix de circuler en voiture ou en train, le niveau de chauffage de nos logements influent sur le climat. Nous dégradons le milieu qui nous fait vivre. Il y a du miraculeux sur notre terre, il y a aussi de l’horreur, mais la beauté du monde est l’un de ces miracles ; si nous la sacrifions, que restera-t-il ? Ce milieu qui nous rend la vie possible, qui peut être source de joie, ou disons-le autrement, de jouissance d’être au monde, ce milieu est ce que nous en faisons, c’est aussi ce que nous léguons à nos enfants et aux enfants de nos enfants, c’est le berceau, le domaine et la maison que nous préparons pour leur accueil. Désirer des enfants, les faire venir au monde et ne pas se soucier du monde délabré que nous leur fabriquons, quel gâchis !

La solidarité. Le principe de propriété et le pouvoir économique qui s’ensuit ne devrait pas pouvoir donner à ses détenteurs le droit de peser sans mesure sur la vie d’autrui. C’est pourtant ce qui se passe sous nos yeux. Ce pouvoir va quelquefois, indirectement mais de manière tout aussi déterminante, jusqu’à un droit de vie et de mort. Il pousse certains jusqu’au fond du désespoir parce qu’ils se sentent complètement impuissants à prendre place dans la société, à gagner leur vie, à décemment survivre, soit qu’ils aient été laissés sur le bord dès leur plus jeune âge, soit qu’ils aient subi toutes les conséquences d’un licenciement survenu la quarantaine passée, à cet âge critique où les reconversions deviennent pour quelques-uns infranchissables mais où les obligations familiales se font écrasantes parce qu’elles semblent impossibles à assumer. Dans le Droit et son fonctionnement implacable, dans son caractère quelque peu sacralisé, n’y a-t-il pas le risque d’une perte de sens en profondeur ? La richesse des individus se constitue toujours sur la coopération sociale. Un individu isolé sans lien avec ses congénères ne parviendrait pas même à survivre. Si un individu s’enrichit, il le doit à toute la chaîne de ses semblables qui ont construit le monde où il est né et à celle de ses contemporains qui ont participé directement ou indirectement à son enrichissement. Cela n’entraîne-t-il pas un devoir de retour qui se traduira par un devoir de solidarité minimum ? Une société qui tend à abolir le principe du don appelant le contre-don, une telle société ne prend-elle pas le risque de se dé-faire, de se dé-composer ? La simple solidarité mais aussi la dette directe nous impose de ne pas rester sourd aux malheurs d’un continent entier. L’Afrique est exsangue, nous n’en sommes pas innocents.

L’autonomie. La responsabilité ne serait qu’apparente si elle ne s’accompagnait de l’autonomie. Cette dernière implique la reconquête par les individus et les collectivités humaines de la maîtrise de leurs activités de production, de leur vie quotidienne et des décisions publiques. Il s’agit de traduire en actes un certain nombre de formules : "prendre ses affaires en mains" ; "participer", "voir le bout de ses propres actes". C’est à des niveaux divers que peuvent se situer les implications : au niveau de l’entreprise, au niveau de la vie citoyenne locale, régionale, nationale.

II- REMETTRE LE CONTENU AU CENTRE DE LA POLITIQUE

Des énoncés qui précèdent surgit une évidence : l’écologie est une immense pourvoyeuse de contenus nouveaux, ou plutôt un immense appel à s’occuper du contenu. Elle fixe des objectifs, elle redéfinit des moyens, des stratégies. Toutes choses qui semblaient avoir disparu de "la politique", réduite à la compétition pour le pouvoir d’hommes et de partis interchangeables et "alternants".

L’espérance révolutionnaire s’est envolée, le communisme a échoué, le projet socialiste a déçu. Porteuse de grandes ambitions durant tout le siècle, la politique est aujourd’hui très affaiblie. Qu’elle y gagne en modestie ne serait sans doute pas un mal, mais son impuissance actuelle et son effacement face à l’économie sont extrêmement pernicieux. Une société sans projet politique, laissée aux seules forces du marché, entraînée dans la spirale du "produire toujours plus" ne peut qu’amener un accroissement des inégalités et la multiplication des crises écologiques. Il est donc urgent de redonner du sens et du contenu à la politique.

1/ L’impasse du productivisme

Les révolutions agraires et industrielles capitalistes ont permis de mettre fin aux crises de rareté (famines). Elles ont permis à l’Occident de nourrir, loger, vêtir de plus en plus d’individus avec de moins en moins de travail. Le modèle capitaliste a d’abord apporté la garantie de pouvoir survivre puis, au sortir de la seconde guerre mondiale, avec la naissance d’une nouvelle variante de capitalisme, que de nombreux économistes ont appelé fordisme, celle de pouvoir "bien vivre" ou plutôt d’accroître son pouvoir de consommation. Le modèle capitaliste a connu différentes variantes, mais toutes se caractérisent par un trait commun : le productivisme. C’est ce productivisme avec sa dynamique du toujours plus qui aujourd’hui atteint ses limites.

Après trente années (1945-1975) de croissance économique, le modèle fordiste est entré en crise : crise économique qui débouche dans les années 80 sur une variante beaucoup plus libérale de capitalisme, mais aussi, parallèlement, crise écologique. Cette dernière, moins directement perceptible par l’opinion publique, n’en est pas moins menaçante. La recherche de l’économie de travail et d’accumulation de capital, deux piliers du fordisme comme du libéralisme, s’est faite au détriment de la Terre. Alors même que le retour au libéralisme a remis au goût du jour les crises liées à la pauvreté (maladies liées à la faim et à l’insalubrité, pas seulement dans le Tiers-Monde mais jusqu’à nos contrées riches), au coeur même du système capitaliste se profile un nouveau type de crise écologique : les crises d’abondance, héritage empoisonné des miracles technico-économiques de l’après-guerre. Ce nouveau type de crise est d’autant plus menaçant qu’il superpose des effets locaux (destruction du paysage, pollution de l’air, empoisonnement des nappes phréatiques) et des effets globaux, c’est-à-dire qui se font sentir à n’importe quel point du globe alors qu’ils proviennent de dysfonctionnements localisés dans des sociétés particulières.

Le système productiviste a répondu au problème de la pénurie par la quantité. Le forçage jusqu’à l’excès de cette réponse quantitative a fait surgir un problème de qualité. Il faut changer de direction : reprendre le contrôle de l’économie, maîtriser les conditions d’une nouvelle croissance à un niveau englobant les forces de marché ainsi que celles de la techno-science ; repenser notre modèle de développement en partant d’un réexamen de nos besoins. Il est temps de se poser la question essentielle : produire pour quoi ?

2/ Un nouveau modèle de développement : le développement soutenable.

Selon la définition adoptée par l’ONU, le développement soutenable est celui qui permet de satisfaire les besoins de la génération actuelle, à commencer par ceux des plus démunis, sans compromettre la possibilité pour les générations futures de satisfaire les leurs.

Qu’implique l’idée de développement soutenable ? Elle a une double dimension. Dans le temps présent, cela suppose que ce mode de développement réponde aux besoins de chacun. Et dans le temps long, cela suppose que ce modèle puisse durer [1]. Le développement soutenable inclut également l’idée de redistribution (ou de justice sociale) puisqu’il propose un ordre dans la satisfaction des besoins : commencer par ceux des plus démunis.

Mais comment faire ? Comment réorienter notre développement pour le rendre soutenable ? Premier impératif : économiser le facteur Terre, en donnant la priorité aux technologies économes en énergie et plus généralement respectueuses de l’environnement. Deuxième impératif : mettre en place de nouvelles régulations ajoutant à la protection sociale la protection de l’environnement. La boite à outils existe. Elle va des moyens réglementaires (lois et normes), aux moyens économiques (écotaxes, permis négociables) en passant par les accords d’autolimitation et les codes de bonne conduite. Chacun de ces instruments obéit à une logique différente. Certains permettent de réparer les dégâts causés, d’autres d’indemniser le dommage subi par des tiers, d’autres encore de prévenir les nuisances par la dissuasion. C’est sans aucun doute la voie de la taxe dissuasive qui est la plus prometteuse. Doublement prometteuse puisque, à côté de l’effet protecteur pour l’environnement, elle procure à la collectivité des ressources nouvelles qui peuvent être affectées à d’autres politiques, par exemple à abaisser le coût du travail, dans le cadre d’une politique de l’emploi. Ce qui nous amène à l’effet redistributif du modèle de développement soutenable. Les plus démunis n’ont guère les moyens de polluer et sont aussi, souvent, les plus touchés par les pollutions. Ils seront les grands bénéficiaires d’une réorientation générale vers le développement soutenable. Les perdants, à court terme, peuvent être les classes de revenus médiocres, celles pour qui les restrictions à l’usage libre et gratuit de l’environnement feront encore reculer le mirage d’une généralisation du modèle de la société de consommation, alors qu’elles n’en perçoivent pas le caractère insoutenable et dangereux pour leur propre santé. Il est donc nécessaire de coupler les nouvelles politiques écologistes avec des réformes sociales, faute de quoi elles n’apparaîtront pas légitimes.

Du point de vue de l’intérêt général en raisonnant à long terme, le développement soutenable devient une évidence. Hélas, c’est rarement cet intérêt bien compris de l’humanité qui s’impose et plutôt la formule "après moi, le déluge" qui l’emporte. Comment faire en sorte que les forces sociales et politiques le prennent en compte ? Certainement par un intense débat idéologique et culturel visant à modifier la perception de l’échelle des risques et des avantages, à faire progresser les valeurs et les normes de l’écologie. Au-delà de la politique et de ses contenus, c’est le politique, son champ et ses méthodes qu’il faut reconstruire.

III- REPENSER LE POLITIQUE ENTRE LE GLOBAL ET LE LOCAL

Les gouvernements semblent incapables de résoudre tant les problèmes quotidiens que ceux qui se posent à l’échelle planétaire, qu’il s’agisse d’empêcher des licenciements dans une entreprise qui par ailleurs se prévaut d’excellents résultats économiques ou de lutter contre le réchauffement climatique. Alors que le pouvoir économique et financier ne connaît plus les frontières, le pouvoir politique repose toujours très largement sur le principe de la souveraineté étatique. Le rapport de force est donc non seulement inégal mais inversé. Pour redonner au politique sa crédibilité et donc les moyens d’agir, il est indispensable de trouver un nouvel équilibre.

1/ ? Penser globalement, agir localement ?

La mondialisation et les fortes tensions qui secouent les Etats-nations ?quand elles ne vont pas jusqu’à les faire éclater ? renforcent la pertinence de ce slogan qui a fleuri parmi les écologistes des années 70.

Penser globalement. Parce que l’écologie politique fait siennes des maximes qui pourraient aussi bien être celles de l’humanisme en général : "Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m’est étranger", "Nous sommes tous responsables de tout et devant tous, et moi particulièrement". Penser globalement c’est se hausser à une vision planétaire que le savoir écologique a rendu possible. Vision de l’état de la planète, de sa dégradation continue, du jeu complexe des causes et des conséquences et dans ce jeu, un aspect essentiel, la part de l’activité humaine sous ses diverses formes. Cet aspect est essentiel car ? la maîtrise de la nature ? est un fantasme qu’il nous parait sage de ne pas trop solliciter ; en revanche l’activité humaine, nous en sommes comptables et nous pouvons, en tout cas nous devons, espérer la contrôler.

Agir localement. C’est la volonté de prendre en charge son environnement, d’agir par soi-même, à son échelle. Contre le centralisme, contre la technocratie, c’est la revendication d’un droit : celui d’un rapprochement du pouvoir politique des citoyens, d’une régionalisation, voire d’une municipalisation du pouvoir politique, ou mieux encore celui d’une ré-appropriation du politique sans délégation ni subordination. Parce que c’est la pensée du global qui appelle notre responsabilité locale et les devoirs qui en découlent : agir localement parce que là on est à même de mesurer les enjeux et les conséquences de ses actes et qu’à ne pas le faire, on se condamne à l’infantilisme, à la récrimination stérile et répétitive qui entérine et perpétue l’état des choses. Peu nombreux sont ceux qui imaginent à quel point les conséquences de leurs propres actes, infimes à leurs yeux deviennent énormes et changent d’échelle lorsqu’elles sont amplifiées par le nombre des acteurs. Et quand bien même ils le sauraient, cela suffirait-il ? Peut-on espérer qu’ils en tiendraient compte ? ? Notre mode de vie n’est pas négociable ? opposa l’ex-président Bush aux négociations de Rio.

2/ Agir globalement, penser localement

A ce cynisme et à cet égoïsme, quelle réponse apporter sinon la nécessité de lois, des lois globales puisqu’il faut empêcher les hommes de nuire globalement. Et s’il faut agir globalement, il faut les convaincre, sur le terrain, par des compromis locaux, d’accepter des lois globales. Agir globalement, penser localement, telle doit être aussi la devise d’une écologie politique pragmatique et réaliste.

Agir globalement. C’est fixer des règles d’ordre supérieur aux échelles traditionnelles (l’État-nation, tout particulièrement) et se donner les moyens de les faire appliquer. Il s’agit d’éliminer les effets pervers dus à certaines interactions, d’empêcher les conduites qui paraissent localement profitables mais qui par leur masse peuvent avoir des conséquences désastreuses pour l’ensemble. En un mot cela revient à régler le jeu aveugle des égoïsmes et des concurrences sur le marché, les rapports de pouvoir géopolitique, pour privilégier les pratiques mutuellement profitables.

Penser localement. Cet aspect constitue à nos yeux la clé de voûte. Penser globalement, les théoriciens pour le faire ne manquent pas et en France moins qu’ailleurs. Agir globalement c’est-à-dire élaborer des traités internationaux complétéspar des lois nationales et des décrets d’application, les législateurs, les ministères et leurs cabinets savent le faire. Mettre cela en œuvre individuellement donc localement, là commence la difficulté. Car les réglementations ne sont suivies d’effets que si les citoyens croient en leur utilité, ont la conviction que cela a un sens, que le désagrément de la contrainte a sa justification. Dans les sociétés démocratiques, cette justification suppose l’adhésion au principe de l’intérêt général qui lui-même implique que l’on en ressente individuellement ou du moins localement les avantages.

L’exemple de la IIIe république offre une excellente illustration. Le rouage de l’école y fut essentiel ; c’est par elle qu’ont été diffusées les valeurs de cette république qui, un siècle plus tard, ressuscitait celles de la Révolution. C’est par les instituteurs que furent transmis les principes élémentaires de la morale et de l’instruction civique qui furent ensuite le levain des progrès humains et sociaux de la fin du XIXe siècle. Ils y parvinrent parce que, face à l’Église et aux notables traditionnels, ils surent convaincre une population majoritairement rurale des bienfaits de l’instruction, ils s’investirent dans la gestion des communes et la promotion sociale des enfants. De la même manière, il est théoriquement facile de comprendre que la lutte contre l’effet de serre implique le recul de la circulation automobile. Cependant, on n’y parviendra pas en culpabilisant les automobilistes pour les effets catastrophiques de leur conduite sur le Bangladesh en 2050, mais en faisant valoir le silence et l’air moins malfaisant d’une ville à la circulation restreinte.

Sans adhésion des acteurs rien ne se fait de durable. C’est précisément ce que nous entendons par la formule "penser localement". Pour l’écologie politique, c’est œuvrer afin que se développe la prise de conscience des effets à distance de la vie de chacun de manière à rendre concrète la justification des contraintes imposées par la loi ; c’est faire mûrir, petit à petit, dans les communautés locales la conscience d’un destin commun du genre humain, de nécessités communes, d’avantages réciproques supérieurs, et agir politiquement pour codifier internationalement des règles que les majorités locales soient prêtes à accepter.

Conclusion

Nous sommes paraît-il, depuis peu, 6 milliards d’êtres humains, de semblables dit-on encore. Quelle disparité pourtant si l’on s’en tient aux figures que la marche du monde et les médias tirent de cette masse anonyme. Du côté de l’horreur, quelle surabondance : les hommes du GIA, les milices serbes en Bosnie et au Kosovo, les virtuoses de la machette au Rwanda. D’autres hommes, leurs semblables s’appellent E. Levinas, P. Ricoeur, H. Jonas. Ils nous invitent à des rapports humains autres. Il faut un singulier effort d’imagination pour les dire, les uns et les autres, semblables. On serait plutôt tenté de voir dans les premiers des pré-hominiens. Mais nous savons que l’homme n’est pas ceci ni cela. Il est d’abord en devenir et se faisant lui-même. Les rapports sociaux auxquels nous prenons part de l’enfance à la vieillesse y sont essentiels. Il nous appartient par conséquent de tendre vers une humanité barbare ou civilisée. Tel est l’enjeu qui se présente à l’écologie politique. Pour notre part nous sommes convaincus qu’elle est appelée à marquer d’une empreinte durable l’humanité de demain.

Em português : A ecologia política, solução para a crise da instância política ?



________
NOTES


[1En anglais, le terme employé est sustainable. En français, c’est l’adjectif durable qui a été utilisé. Mais cette traduction fait perdre une des deux dimensions contenues dans le mot anglais.

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