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par Alain Lipietz | 25 mai 2005

Projet n°286, mai 2005
L’échec de Lisbonne
Entretien
Pour Alain Lipietz, député européen vert, L’Europe doit se doter d’une politique macro-économique et sectorielle, et résister aux sirènes de la compétitivité par les bas salaires.

Projet - Voit-on se dessiner aujourd’hui un nouveau paysage des relations économiques internationales ?

Alain Lipietz - Les années 80 ont vu l’émergence de petits pays très compétitifs profitant d’une niche exportatrice, à l’exemple de la Corée qui avait montré la voie dès les années 70. Aujourd’hui, on assiste à la percée de l’Inde et la Chine comme pays exportateurs, mais en plus adossés à un immense marché intérieur avec un gouvernement économique unifié. Ils bénéficient d’un avantage compétitif basé sur de très bas salaires, mais développent en même temps de plus hautes qualifications. De même les Etats-Unis conduisent une politique budgétaire et monétaire volontariste qui détermine leur activité. Or, en face, l’Union européenne n’a pas su conduire son unification : elle ne tire pas parti d’un effet de taille, faute de « gouvernance macroéconomique » unifiée. L’Europe n’a pas été capable de se doter d’un véritable gouvernement économique lui permettant de soutenir l’essentiel de son activité grâce au marché intérieur et au complément fourni par les exportations.

De plus, l’Europe se trouve prise à contre-pied, et il faut bien parler ici de « l’échec de la stratégie de Lisbonne ». On a remarqué depuis longtemps qu’il y a deux façon d’être compétitif : par les bas salaires ou par une haute qualification. L’idée du Sommet de Lisbonne, c’était de faire de l’Europe l’économie la plus compétitive du monde « fondée sur la connaissance ». Ça n’a pas marché. Dans les années 80, pourtant, elle bénéficiait d’un net avantage sur les Etats-Unis : des rapports sociaux de meilleure qualité, une prise en compte du futur, du point de vue de l’efficacité énergétique de l’économie par exemple. Ces atouts (de meilleurs rapports capital/travail et économie/nature), elle n’a pas su les utiliser. Non pas qu’elle soit devenue moins compétitive que les Etats-Unis (ces derniers perdent aujourd’hui 2 milliards de dollars par jour dans le commerce international), mais elle n’a pas su transformer son avantage technologique, social et écologique en rente de situation et profiter de ses excédents commerciaux pour lutter contre le chômage et la pauvreté, pour une plus grande solidarité... base d’une activité mieux partagée.

Ces deux points faibles sont liés. Sans gouvernement économique et social unifié, il est difficile que chaque pays de l’Union Européenne ne fasse pas concurrence à tous les autres . Et avec l’extension inconsidérée à l’Est, sans politiques sociale et fiscale communes, la situation risque d’empirer. Dans le cadre de cette concurrence interne, la facilité l’emporte. Si, dans les années 90, l’on pouvait dire que la compétition se jouerait soit par les bas salaires, soit par la haute qualification, et que l’Union devait privilégier cette deuxième voie, la tendance la plus forte a été de faire des économies sur les salaires et la protection sociale, sauf dans quelques petits îlots comme la Suède, qui mets en œuvre Lisbonne toute seule !

Projet - L’UE n’est-elle pas en train d’être exclue d’un dialogue Sud/Etats-Unis ? De nombreux pays continuent de prêter de l’argent aux Etats-Unis qui peuvent ainsi acheter dans les pays à bas salaires, comme la Chine.

Alain Lipietz - Depuis 25 ans, les Etats-Unis s’endettent et ils sont tendanciellement moins compétitifs que le reste du monde. Combien de temps cela peut-il durer ? Tous les cinq ans, on annonce la fin des investissements étrangers aux Etats-Unis, et le phénomène continue. Pourtant, une perte de deux milliards de dollars par jour ouvrable est de plus en plus inquiétante ! Le dollar baisse mais personne n’a intérêt à aller trop loin dans cette voie. Pour que les Etats-Unis redeviennent plus compétitifs, il faudrait abaisser encore le taux de change du dollar. Mais cela ne serait pas sans conséquence pour l’économie européenne. Dès lors, on se satisfait pour le moment de ce statut d’emprunteur en dernier ressort qui tire l’économie mondiale par ses déficits commerciaux gigantesques, et tout le monde est encore prêt à lui prêter de l’argent pour ne pas rompre cet équilibre très précaire. On est dans un curieux rapport de force, basé sur la stratégie du faible au fort, les forts étant ici l’UE et la Chine et le faible les Etats-Unis !

Projet - Que dire du rôle de l’Organisation mondiale du commerce dans ce contexte ?

Alain Lipietz - L’Omc est aujourd’hui paralysée. Elle a été jusqu’à maintenant une sorte d’agent d’une « politique de la canonnière », ouvrant les marchés des pays du tiers monde qui avaient voulu mettre en œuvre une stratégie de substitution aux importations.

Cette stratégie « développementiste », promue par les démocrates chrétiens ou par les populiste dans tout le tiers monde, visait à ce que ce dernier fabriquer ses propres biens de consommation. Elle a obtenu des résultats jusqu’au milieu des années 70, mais elle s’est ensuite enrayée:des monopoles ainsi protégés ont été source d’inflation, et la redistribution des richesses s’est faite au profit de quelques-uns (le patronat de ces monopoles et les syndicats des secteurs les plus protégés). Mais la percée des petits pays exportateurs n’a pas tenu, contrairement à ce qui a été dit, à la seule promotion d’exportation. La Corée, Taïwan et la Malaisie, par exemple, ont toujours fortement protégé leur marché intérieur. C’est encore le cas aujourd’hui pour l’Inde et pour la Chine. Quels que soient les modèles économiques, la consolidation de leur marché intérieur reste la préoccupation des pays du tiers monde les plus performants. C’est dans ce sens encore que l’Amérique du Sud a décidé, lors de la conférence de Cuzco, en novembre 2004, de créer une Communauté sud-américaine, sur le modèle de l’Europe.

Dans ce contexte, la conférence de Doha a traduit la volonté (de la part du Nord) de poursuivre sous une forme modifiée la politique de la canonnière : on concèderait au Sud l’agriculture et les industries banalisées , mais le Nord approfondirait son avantage dans le secteur des services et les hautes technologies, en empêchant les pays du Sud de protéger ces secteurs et de copier les percées technologiques du Nord. À Doha, puis à Cancun, la proposition de l’UE et des Etats-Unis consistait à demander une ouverture complète dans le domaine des services et la reconnaissance de la propriété intellectuelle, offrant en échange une large ouverture des secteurs du textile et de la confection et une ouverture plus prudente de leurs marchés agricoles. Mais les grands pays du tiers-monde sont allés beaucoup plus vite que prévu ; ils n’ont pas vraiment ouvert leur secteur tertiaire à la concurrence, ils sont montés en puissance dans le génie biologique et dans l’informatique, et ils ont refusé les délais pour l’ouverture des marchés agricoles.

Projet - L’UE bénéficie-t-elle de l’actuelle position de l’Omc ?

Alain Lipietz - L’UE n’a rien à gagner à se spécialiser dans l’intellectuel et le haut de gamme, en abandonnant l’agriculture et le bas de gamme. L’actuel tiers-monde accèdera lui aussi à une production haut de gamme (au moins pour les pays qui sauront investir dans l’éducation) et l’UE aura toujours besoin d’une production domestique banalisée. Certes, l’Union doit être davantage présent dans le « haut », mais pas au prix de la condamnation de tous les ouvriers non qualifiés, pas au prix de la suppression d’une agriculture paysanne qui rend bien d’autres services que l’alimentation (contribution au paysage, à la qualité de vie, à l’occupation du territoire, etc.), sous prétexte que d’immenses champs de soja transgénique comme ceux du Paraguay peuvent désormais nourrir les bovins de l’UE. Le « deal mondial » de Doha est une mauvaise offre pour l’UE.

C’est un tout autre compromis qu’il faut envisager avec le Sud. Depuis la scission du « bloc des non » qui s’était formé à Cancun (où les grands pays émergeants du Sud s’étaient alliés aux Pays les Moins Avancés pour refuser l’offre du Nord), la situation est figée à Genève. Pourtant, d’autres voies de négociation restent à explorer : l’offre doit comprendre la lutte contre l’effet de serre, la défense de la biodiversité et l’annulation de la dette des pays du tiers-monde. Le Sud y a fortement intérêt, pour des raisons simplement géographiques et pour l’avenir de sa paysannerie. Quelles que soient les responsabilités des uns et des autres dans le changement climatique ou l’érosion de la biodiversité, les « victimes » sont et seront au Sud. Or l’Europe peut faire des propositions. Par exemple, sur la biodiversité, ouvrir ses marchés à des exportations agricoles du Sud, à condition qu’il ne s’agisse pas d’OGM. 

Projet - L’intégration a quand même donné du poids à l’Union dans l’économie internationale. Cette intégration doit-elle aller plus loin dans certains secteurs ?

Alain Lipietz - Une intégration sectorielle plus poussée, notamment dans la recherche, serait tout à fait nécessaire. Mais l’Union ne dispose pas d’une réelle administration pour cela. Mettre en place une Europe de la recherche peut se faire à travers de grands projets ou par la mise en place d’une sorte de « Cnrs européen ». Actuellement, cela passe par une vague coordination entre les différentes administrations nationales, avec beaucoup de bureaucratie et de gâchis, et rien n’oblige les pays à accroître leurs budgets pour la recherche et l’enseignement.

Il faudrait surtout une véritable gouvernance macroéconomique. Le traité de Maastricht a instauré une Banque centrale à qui l’on a confié la maîtrise totale de la politique monétaire, créant une technostructure sans lien avec la société civile et politique. Quant à la politique budgétaire « européenne », ce n’est pas celle du budget européen : les 25 pays rechignent à mettre commun 1,27 % de leur Pnb, et l’Union n’a même pas le droit de lancer des emprunts. La politique budgétaire européenne est celle des cinq ou six grands (Allemagne, France, Angleterre, Italie, Espagne et Pays-Bas) qui représentent 80% du Produit européen et qui entraînent les autres. Heureusement que ces pays n’ont pas hésité à violer le pacte de stabilité ! Celui-ci vient d’ailleurs d’être de facto aboli en ce sens que l’unanimité s’est faite pour supprimer les sanctions, mais on n’a pas établi de règle pour une politique budgétaire volontariste coordonnée. Finalement, l’Union n’a toujours pas de politique de régulation de son marché intérieur. Pourtant, je l’ai dit, le modèle de ce premier quart du xxie siècle est celui des énormes marchés intérieurs, avec une maîtrise politique de leur propre régulation, et un complément de spécialisation à l’export, qui pour l’Europe ne peut être fondée que sur la haute qualification.

Projet - L’aide publique ??? des Etats membres doit-elle davantage se reporter au niveau communautaire ? Cela suppose-t-il un budget européen plus élevé ?

NOTE : Quand on dit « aide publique » beaucoup entendent « aide publique au développement » or je n’ai pas compris que c’était ça la question, et je réponds plutôt à la question « Les politiques publiques des États membres... »

Alain Lipietz - Il y a deux réponses possibles. La première est celle du rapport Sapir [1] : l’argent qui existe déjà au plan communautaire doit être attribué à la recherche ; ce qui revient à supprimer la Politique agricole commune. La seconde, celle que défendent les Verts, consiste à augmenter le budget commun (à 3 % par exemple).

Certes, une profonde réforme de la PAC, fondée sur le soutien aux empois créés (et non aux surfaces ou aux quantités produites) et sur l’introduction de clauses écologiques et sociales, permettrait de faire mieux vivre l’écrasante majorité des paysans (alors qu’aujourd’hui seule une minorité profite des subventions) tout en faisant des économies. Mais ne rêvons pas : on ne diminuera pas considérablement le budget agricole, qui représente pourtant 40 % du budget européen actuel.

Pour ce qui est de l’aide aux régions, le rapport Sapir propose de réaliser des économies en concentrant l’aide sur les régions les plus pauvres des nouveaux entrants. On retrouve ici un vieux débat lancé jadis par Alain Minc, suggérant de faire des économies dans la Sécurité sociale en réservant l’aide aux plus pauvres. Mais l’expérience montre que l’on n’a de système légitime qu’à partir du moment où tout le monde cotise et reçoit. De même, on ne consolidera un système redistributif entre régions européennes qu’à condition que les régions pauvres des pays riches continuent à en bénéficier. Le « Non à l’Europe » exprimé à Guéret était significatif : tropriche pour bénéficier de l’aide européenne, trop pauvre par rapport au reste de la France, la Creuse ne se sent déjà plus sous la protection de l’Etat-Providence français et pas encore sous celle de l’Etat-Providence européen, alors que celui-ci est omniprésent en Andalousie, en Sardaigne, en Lituanie ou en Grèce. Dire, par exemple, à la Corse qu’elle ne bénéficiera plus des fonds européens parce que la France est un pays riche, ne ferait que développer un rejet du projet européen. Le système qui reviendrait à dire que certains pays entiers pourraient payer pour d’autres me paraît très dangereux.

Projet - On a longtemps pensé que les outils monétaires et budgétaires étaient les plus importants : l’économie de l’Union allait se développer et le reste suivrait. Or non seulement la construction politique ne vient pas, mais les attentes économiques sont déçues.

Alain Lipietz - Font défaut en effet une réelle régulation politique du marché intérieur et une orientation volontariste de la recherche et de la qualification dans des secteurs d’avenir. L’Europe doit se doter d’une politique macroéconomique et sectorielle : investir davantage dans la qualification et l’éducation, refuser de céder aux sirènes de la compétitivité par les bas salaires. Ce qui a poussé les pays d’Europe occidentale, des années 50 jusqu’au milieu des années 70, c’est que les Etats investissaient dans l’éducation et que des mécanismes redistributeurs (SMIC, conventions collectives) obligeaient les patrons à payer de mieux en mieux les ouvriers. La recherche des gains de productivité s’obtenait par un investissement dans de meilleurs équipements ou par le développement de la qualification des employés.

Ces mécanismes font défaut aujourd’hui à l’échelle européenne. Ils ne se créent pas en un jour. Jusqu’aux accords de juin 1968, les conventions collectives françaises étaient départementales ; avec les « abattements de zones », le Smic n’était pas le même d’un département à l’autre. La construction de la « France sociale » ne s’est pas faite d’un seul coup. Je pense que la situation est analogue, maintenant, pour « l’Europe sociale » : il ne faut pas attendre que l’UE décide de substituer aux systèmes nationaux une législation sociale unique et des conventions collectives européennes. L’enjeu est plutôt d’harmoniser progressivement vers le haut les minima, avec une « égalisation dans le progrès », comme dit l’article 209 du projet de constitution.

La future Constitution européenne ne contient de pas en avant ni vers le dépassement du pacte de stabilité, ni vers la fin de l’irresponsabilité de la Banque centrale, ni dans les méthodes de convergence sociale et fiscale en Europe : elle n’inscrit encore aucun de ces trois points sous le contrôle de la majorité. Pourtant, parce qu’elle met pratiquement tout le reste sous le régime de la majorité et du contrôle par le parlement européen, elle place indirectement l’ensemble, y compris donc ces trois points, en « ambiance majoritaire », comme on l’a vu en mars dernier avec le « désarmement » du pacte de stabilité. C’est la raison pour laquelle je suis résolument pour le « oui »au prochain référendum, même si ces trois points restent des verrous à faire sauter sur la route d’un fédéralisme véritable, seul garant du progrès économique, écologique et social.




NOTES


[1Le rapport Sapir est un rapport demandé par l’ancien président de la Commission européenne, Romano Prodi, à un « groupe d’experts de haut niveau » (An Agenda for a Growing Europe. Making the EU Economic System Deliver, juillet 2003.)

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