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par Alain Lipietz | 13 décembre 2005

Politis
Bolivie : l’heure d’Evo ?
Le 18 décembre, l’élection présidentielle en Bolivie marquera un tournant dans l’histoire tragique de ce pauvre « Tibet de l’Extrême-Occident ». Trois ans de grèves et d’insurrections pourraient déboucher sur la claire victoire d’un syndicaliste et socialiste indigène modéré, Evo Morales, et ouvrir la porte à une médiation politique et démocratique. Mais le second tour se fera dans les couloirs du Congrès, et si le candidat de la droite libérale et des élites traditionnelles, « Tuto » Quiroga, l’emporte, alors le basculement vers la guerre civile semble inévitable. C’est en tout cas l’avis de tous les ambassadeurs européens que j’ai rencontrés lors de ma visite en septembre dernier [1].

La Bolivie est un pays très majoritairement indigène mais régi par les créoles d’origine espagnole. Les indiens de l’Altiplano se définissent comme paysans, ouvriers, commerçants... Ils sont surtout très pauvres, la Bolivie étant le pays le plus inégalitaire des Amériques après le Brésil.

L’émeute de 2003 à El Alto (banlieue populaire de la capitale, à 4000 mètres d’altitude), insurrection contre « l’exportation de gaz par le Chili » vit le surgissement des masses indigènes sur la scène politique bolivienne, au nom de la dignité et de la récupération des ressources naturelles du pays [2]. Cette émeute aboutit à l’éviction de Goni (Sanchez de Lozada), le pire d’une succession de présidents ultra-libéraux qui ont vendu les ressources (gaz et eau) du pays pour quelques dollars.

Mesa succéda à Goni. Deux ans durant, il navigua entre la classe politique traditionnelle, totalement discréditée, qui tenait le législatif, et des mouvements sociaux de plus en plus enragés, exigeant la renationalisation des hydrocarbures et des entreprises de distribution de l’eau, exigeant surtout une assemblée constituante pour créer un nouveau pays. Mesa fit passer une loi sur les hydrocarbures, quadruplant la rente gazière prélevée sur les multinationales, mais sans procéder à une nationalisation. Et en juin de cette année, excédé, il démissionnait, appelant le pays à ne pas céder à la tentation de la guerre civile. La médiation de l’Église catholique permit la mise en place de son remplaçant, le président de la Cour suprême, juriste très respecté, Eduardo Rodriguez.

Santa Cruz, chef-lieu d’un immense département qui couvre le Piémont amazonien, est la capitale économique du pays. C’est un centre riche, style Miami, encerclé par des bidonvilles où s’entassent les indigènes venus de la Sierra et de la forêt amazonienne. Sous hégémonie entrepreneuriale, elle agite le drapeau de l’efficience régionale contre l’inefficience de La Paz. Dominée par une droite issue du narcotrafic ou gérant l’industrie gazière, elle est soupçonnée par les habitants des hauts plateaux de préférer la sécession à une Bolivie qui serait dirigée par la gauche indigène de la montagne.

Pourtant, même cette province, il existe un nationalisme pro-bolivien populaire, y compris chez les indigènes. Les lois de décentralisation ont permis l’émergence d’une élite indigène à la tête des municipalités, disposant maintenant d’un vrai budget. Ces pouvoirs locaux sont tout aussi opposés à l’hégémonie de leur capitale régionale Santa Cruz que celle-ci est opposée à La Paz. Et les commerçants, les relais d’opinion sont des Aymaras venus des Hauts-plateaux.

Lors de notre visite, en septembre dernier, le pays était à nouveau en grève... pour le partage de la rente gazière pas encore récoltée, chaque région prétendant augmenter sa part !

Nous avons visité les indigènes des bidonvilles de Santa-Cruz : eux se déclaraient en grève... contre la grève du centre-ville. Mais ils tenaient aussi des propos amères contre les paysans pauvres et sans terre de l’Altiplano qui descendent vers la plaine, et qui cultivent de la coca sur les pentes du Chapare... en colonisant les terres communautaires des indigènes d’en-bas. Ces indiens qui descendent de la montagne sont réunis en... « Confédération des colonisateurs » ! Leur leader syndical est... Evo Morales, le candidat "indigéniste" à la présidentielle.

Quant aux associations populaires de Pampahuasi (en face d’El Alto), en lutte contre la Suez concessionnaire de l’eau, elles ne veulent pas revenir à une gestion municipale de l’eau tenue par une mafia syndicale, seul résultat obtenu à Cochabamba après plusieurs mois de « Guerre de l’eau ». Leur préoccupation majeure demeure le racisme dont sont victimes les indigènes : « Le racisme est plus grave que les privatisations, car la discrimination nous interdit l’emploi ».

Bref, après trois ans de situation quasi-révolutionnaire, le peuple bolivien est divisé, épuisé, et aspire profondément à la paix civile : « Il faut unir tous les Boliviens. Les partis politiques sont discrédités, les partis de droite sont corrompus, ils ne font pas partie du peuple bolivien. Nous n’attendons rien des élections qui viennent, ni de la Constituante. »

Quant à l’extreme gauche, elle refuse la médiation politique et cherche à radicaliser les luttes « jusqu’aux dernières conséquences » (expression la plus typique du discours des mobilisations boliviennes). Elle voit dans Evo un nouveau Lula, et déjà on lit sur les murs de La Paz « Goni, Evo, la misma mierda ».

Entre ce radicalisme et la tentation du retour à la paix qui peut donner la victoire à la droite par un phénomène de « majorité silencieuse », la Bolivie entre dans une période éminemment périlleuse... dont, encore une fois, la victoire d’Evo Morales semble l’unique sortie de secours.




Sur le Web : Politis

NOTES


[1Voir mes blogs des 11, 13 et 15 septembre pour plus de détails.

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