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par Alain Lipietz | 20 juillet 2004

Libération
L’Europe des dupes
Les négociations qui ont suivi les élections européennes sont encore plus désastreuses que le scrutin lui-même. Mais, grâce au Parlement, la situation peut évoluer très vite.

A un mois de distance, le bilan des élections européennes apparaît déjà désastreux. En fait, il n’aura pas fallu plus de quatre jours pour que volent en éclats les illusions sur la valeur du vote du 13 juin. Comme si élus et gouvernements avaient voulu donner raison aux abstentionnistes !

Le 13 juin, donc, la France semblait donner un signal clair sur l’Europe, par-delà la sanction franco-française au gouvernement Raffarin III. Le PS et l’UDF, en proposant un message fédéraliste et plus ou moins social, progressaient. Les eurosceptiques, de droite (Villiers) ou de gauche (PCF, LO-LCR), reculaient nettement. Les Verts, qui clamaient que seule leur appartenance à un parti européen garantissait la mise en oeuvre d’un projet fédéraliste, social et écologiste n’obtenaient qu’un succès d’estime. Enfin, PS et Verts proclamaient leur soutien aux deux premières parties de la Constitution (les institutions et les droits fondamentaux) et demandaient la généralisation de la règle de la majorité à toute la troisième partie (les politiques).

Si de telles dispositions s’étaient retrouvées à l’échelle européenne, la question des alliances aurait été assez simple. Un noyau social et fédéraliste (le PS européen et le Parti vert européen) aurait recherché des alliances pour diriger les travaux du Parlement européen et faire avancer ses objectifs. Des alliés, il en aurait trouvé et vers sa gauche (la Gauche unie européenne), sociale mais non fédéraliste, et vers le centre, fédéraliste mais pas forcément social. Au centre, en effet, l’UDF rejoignait la Marguerite des Italiens Rutelli et Prodi et les libéraux-démocrates anglais, dans un groupe clairement fédéraliste. Rappelons que ce type de coalition « arc-en-ciel » (centre, verts et gauche) avait naguère permis de battre les représentants nationaux de la droite, en Belgique comme en Italie (sous la direction d’ailleurs de Prodi). Enfin, il restait à trouver quelques voix parmi les dizaines d’élus protestataires, eurosceptiques, mais plutôt enclins à faire entendre la voix du Parlement.

Dès le mercredi 16 juin au soir, le groupe des Verts et le groupe centriste acquiesçaient à un tel schéma et proposaient un ticket « Rocard-Geremek » pour la présidence du Parlement. Eh bien, non ! Dans la nuit, le PSE décidait de partager la présidence et les postes avec la droite (le Parti populaire européen), proposant pour la présidence un socialiste (initialement un blairiste, puis l’Espagnol Josep Borell) et, à partir de 2007, le leader de la droite allemande, Hans-Gert Poettering.

Comment un tel scandale avait-il pu se produire ? Embarrassés, les socialistes français évoquaient la difficulté pour leurs collègues anglais d’accepter des voix communistes et leur propre difficulté à accepter celles de François Bayrou. Mieux valait camper dans l’opposition... et puis non, finalement, mieux valait composer avec la droite !

D’un coup, tout leur argumentaire électoral s’écroulait. « Et maintenant, l’Europe sociale », disaient-ils... et, sitôt élus, voici qu’ils refusaient l’alliance de centre gauche pour accepter l’alliance « technique » avec la droite ! Et si c’était « la faute des autres socialistes », découvraient-ils seulement maintenant qu’ils n’auraient pas d’alliés dans le reste de l’Europe pour le programme qu’ils avaient présenté aux Français ? Avaient-ils dupé leurs électeurs, ou s’étaient-ils eux-mêmes trompés ?

La deuxième partie de la semaine, le Conseil des chefs d’Etat et des gouvernements allait remettre les pendules à l’heure. Ce fameux projet de Constitution, que la droite, alors toute-puissante, avait rejeté en décembre 2003, pouvait-il cette fois être adopté, maintenant que l’Espagne avait basculé à gauche ? Eh bien, non. Le projet conçu par la Convention était encore bien trop à gauche pour... les socialistes anglais ! Cette fois, Tony Blair demandait le retrait de la deuxième partie, c’est-à-dire la Charte des droits fondamentaux, avec le droit de grève, le droit syndical, le droit pour les salariés d’être informés « en temps utile » des projets de restructuration industrielle ! Bien entendu, ce n’était qu’une exigence maximaliste pour obtenir les véritables buts du social-libéralisme :

- ­ Rendre plus difficile en général la majorité au Conseil, pour désarmer le politique, et laisser tout le pouvoir aux marchés.
- Garder le droit de veto sur la fiscalité sur les revenus du capital (pour encourager le « dumping fiscal » et faire glisser tous les impôts vers les salariés), et sur les écotaxes (pour ne pas « compromettre la compétitivité » des industries polluantes).

Le résultat obtenu dans la nuit du vendredi 18 juin place tous les Européens devant un problème tactique quasi insoluble. Le projet révisé reste meilleur que ce qui actuellement tient lieu de Constitution à l’Europe : le calamiteux traité de Nice. En même temps, par rapport à l’oeuvre de la Convention, il réduit les prérogatives qu’elle reconnaissait aux élus directs des citoyens, le Parlement européen, et assure à peine la poursuite de l’intégration européenne, revenant même sur les « passerelles » qui autorisaient le Conseil à supprimer certains droits de veto. Comble de cynisme : la citation de Thucydide qui figurait en tête du projet (« Notre Constitution est dite démocratique parce que c’est la majorité qui décide ») est supprimée ! Trop gauchiste...

Or, tous les véritables partisans d’une Europe sociale le soulignent : le projet initial était déjà très en deçà de ce qui est nécessaire. Les critiques se focalisaient sur la troisième partie du projet, qui ne fait que reprendre les actuels traités. Ainsi, ni le Pacte de stabilité, ni le mandat de la Banque centrale n’avaient été réformés dans le sens d’un développement soutenable visant le plein emploi. Le projet remanié par le Conseil du 18 juin, au lieu de lever ces défauts, les a aggravés.

Résumons. A la veille des élections, l’Europe s’apprêtait à faire un vrai pas en avant. Au lendemain de ces élections, les gouvernements condamnent l’Europe à un pas minuscule.

Pire : deux semaines plus tard, ces gouvernements européens, socialistes ou de droite, s’accordent pour confier la présidence de la Commission (l’exécutif de l’Union) à l’ultralibéral Durão Barroso, amphitryon du sommet des Açores où, entre Bush, Blair et Aznar, se décida l’invasion de l’Irak. Et, d’après Hans-Gert Poettering, ce choix ferait partie du même « deal » que celui pour la présidence du Parlement ! Pourtant, Durão Barroso avait été totalement désavoué par les électeurs portugais du 13 juin.

Mais l’abstention massive, le refus des citoyens de s’engager pour donner politiquement corps à l’Europe : en un sens, ces choix donnent raison au Conseil, en particulier aux sociaux-démocrates Schröder et Blair. Ils entérinent l’insuccès des partisans d’une Europe politique capable d’opposer des règles sociales, fiscales, environnementales aux forces du marché. Même si le vote, en France, a vu le net recul des « souverainistes », le succès des listes « eurosceptiques » dans les autres pays et le niveau d’abstention partout en Europe n’ont pu que conforter la tendance du Conseil à maintenir une Europe essentiellement intergouvernementale, c’est-à-dire impuissante face aux multinationales.

Peut-on dire pour autant que les abstentionnistes et les eurosceptiques ont été « entendus » par le Conseil ? En fait, eux aussi seraient les dupes de leur propre forme de protestation. Car ce que disent abstentionnistes et eurosceptiques, c’est qu’ils ne voient pas en quoi le Parlement européen a les moyens de changer leur vie. Et, sur ce point les Verts européens ne les contredisent pas ! Simplement, les Verts n’ont pas su les convaincre d’aller voter pour changer les choses, pour aller au-delà de Nice. Dès lors, ces protestataires, en laissant les mains libres aux gouvernements, se piégeaient eux-mêmes, tout autant que ceux qui s’abusaient en votant socialiste.

Mais la situation peut évoluer très vite. Dès que les vrais problèmes seront à l’ordre du jour, dès qu’il faudra revenir ou pas sur le moratoire prohibant les OGM, débattre des directives relatives aux « molécules tueuses » ou aux services, ou encore sur la réforme du Pacte de stabilité, le conflit renaîtra entre le Parlement et le Conseil, donnant un sens concret au débat constitutionnel. Chaque parti, chaque force sociale, devra se déterminer clairement. Au moment de la ratification du projet constitutionnel, les perceptions auront changé. Faudra-t-il alors voter « Non au projet-croupion », pour en élaborer un autre, ou « Oui, parce que c’est déjà mieux que Nice » ? On le saura dans quelques mois. Le critère sera clair : si, en cas de blocage (par des majorités de « non » dans certains pays), existe la possibilité de renégocier un bien meilleur traité que le traité proposé, alors il faudra voter non. Sinon, mieux vaudra prendre ce « petit » traité qu’en rester à Nice.

D’ici là, celles et ceux qui sont déjà persuadés que le destin de la démocratie se joue dorénavant au niveau européen ont de quoi s’occuper. La bataille continue pour que la Constitution soit ratifiée par un référendum européen, en disjoignant la troisième partie, de nature législative (bataille qui n’est pas tout à fait perdue). S’emparant par anticipation d’une précieuse clause du projet qui offre à toute pétition d’un million de signataires la possibilité de mettre à l’ordre du jour une proposition législative, les initiatives se multiplient. Pétitions pour l’Europe sociale, contre les OGM, contre les « molécules tueuses », contre le nucléaire, pour la citoyenneté de résidence : une opinion publique européenne est en train de se former. Saura-t-elle briser le cercle de l’abstentionnisme et du scepticisme, qui, engendré par les déceptions passées, encourage le conservatisme actuel du Conseil et des socialistes européens ? Chacun est maintenant devant ses responsabilités. Les médias, comme les forces politiques et sociales.




Sur le Web : L’article, dans Libération

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