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> Hoax et ultra-lbéralisme : réflexions secondes sur l’affaire Rue 89 (http://lipietz.net/?article2690)
par Alain Lipietz | 14 décembre 2011 Hoax et ultra-lbéralisme : réflexions secondes sur l’affaire Rue 89 Dans le débat sur le faux de Rue 89, les internautes me créditent, dans leur très grande majorité, de ce qui est incontestable et reconnu (le viol du off, le faux de Pierre Haski) mais contestent deux points : l’emploi du mot « hoax » et l’assimilation de ce comportement à « l’ultra-libéralisme » régnant aujourd’hui dans le rapport salarial, en particulier entre patrons des nouveaux medias et journalistes. 1. S’agissant du mot hoax. Les uns me reprochent d’employer un mot anglais et me suggèrent la traduction « canular ». D’autres me disent que ce n’était pas tout à fait un hoax, sans préciser selon quel critère. J’ai voulu en avoir le cœur net en vérifiant la définition donnée par les « chasseurs de hoax » de langue française. Un coup d’œil sur Google donne la définition suivante de hoaxkiller.fr : « Un hoax est une information fausse, périmée ou invérifiable propagée spontanément par les internautes. Les hoax peuvent concerner tout sujet susceptible de déclencher une émotion positive ou négative chez l’utilisateur. Ils existent avant tout sous forme écrite (courrier électronique, message dans un forum, etc.) et contrairement aux rumeurs hors ligne incitent le plus souvent explicitement l’internaute à faire suivre la nouvelle à tous ses contacts, d’où une rapide réaction en chaîne. Contrairement au canular, qui est une blague ou une farce dont la victime peut elle-même rire ou sourire une fois que la vérité lui est révélée, dans le cas d’un hoax la victime n’est jamais informée de la supercherie (sauf si elle visite Hoaxkiller.fr ;-). » On constate immédiatement que ce qui s’est passé correspond point par point à la définition : « faux ou invérifiable, sur le net, destiné à provoquer un émotion, invitant explicitement l’internaute à faire suivre », et la réaction en chaine est constatée. Enfin ça n’a rien de drôle pour la victime. Notez que, l’entretien étant explicitement prévu en off, je n’avais pas prévu de me protéger contre la divulgation d’une information « fausse », et ne peut donc prouver le « faux ». Mais le fait que c’est « invérifiable » est reconnu par tous, à commencer par Pierre Haski. Sur le fond, je reconnais que tous les mots ont été prononcés à un moment ou un autre, mais pas dans cet ordre et pas dans ce sens. Il s’agit donc plus précisément de ce que l’anglais appelle « forgery », un faux obtenu en forgeant des pièces éparses, qui elles sont vraies, comme dans une lettre anonyme avec des mots découpés dans un journal. Ce que d’ailleurs P. Haski reconnaît à mots couverts si on lit bien son premier texte. 2. La « faute » de la journaliste et le néo-libéralisme Selon le texte de Pierre Haski, elle s’est rendue coupable de la « détestable pratique » de la relecture par l’interviewé. Je dirais simplement qu’elle a suivi à la lettre notre accord : nous avons bavardé très librement, et, pour ce qu’elle pourrait reprendre, « elle n’aurait qu’à me le demander », ce qu’elle a fait. Les « fautes » de Pierre Haski (qui ne sont que conformité à de nouveaux rapports sociaux) me paraissent beaucoup plus graves et sont typiques de la nouvelle étape dans la « dépossession » des salariés que représente le passage au néo ou ultra-libéralisme, à partir des années 80. De quoi s’agit –il ? Ce que le salarié a en propre, c’est son savoir faire, sa qualification professionnelle. C’est ce qui lui permet de se défendre individuellement sur le marché du travail. Un salarié très qualifié peut se défendre contre son employeur, en menaçant de le quitter et de mettre ses compétences au service d’un concurrent. Tout l’effort du taylorisme, au cours du XXe siècle, a été de mettre à l’abri les employeurs conte ce type de menace, perçue de la part des ouvriers qualifiés, en décomposant leur savoir faire, en le transférant au « Bureau des méthodes », en abolissant les « job rules », les coutumes de fabrication remontant parfois aux guildes et compagnonnages. Comme l’a montré quantité d’études et de documentaires télévisés (notamment à la suite de la vague de suicide chez France telecom), sur la dégradation du travail , dans le néo ou ultra libéralisme, à partir des années 1980 , ce mouvement de dépossession du salariés s’est étendu jusqu’aux cadres du tertiaire qualifié. Les journalistes sont les plus exposés à cette évolution. Ce sont les seuls cadres qui signent individuellement leur travail sur les marchandises de leur employeur, privilège qu’ils partagent avec les chercheurs du CNRS et de l’Université (mais pas du privé). Ils ont obtenu au fil du temps des garanties déontologiques (on ne pouvait leur ordonner de faire n’importe quoi) et même juridiques (la protection des sources). Ces garanties ne sont pas que des privilèges d’Ancien régime. Elles permettent certes au journaliste de conserver voire d’accroitre sa valeur sur le marché du travail, au fur et à mesure qu’il ou elle accroit ses connaissances intimes du sujet dont il traite, son carnet d’adresse, et surtout la confiance dont le crédite ses informateurs, ses éventuels employeurs, ses lecteurs (ce qu’on appelle sa « réputation »). Mais elle visent aussi à défendre, pour le lectorat, la qualité de l’information : un bon journal sait des choses que ne savent pas les autres, parce qu’il a de bons journalistes, qui sont bien informés du fait de leur réputation de respect des accords passés avec les personnes avec qui elles discutent. De ce point de vue, le comportement de la rédaction en chef vis à vis de Sophie Verney est exemplaire du néo-libéralisme. a. Trouvant que son article n’est pas assez salé et blessant, donc susceptible d’engendrer buzz, reprises et finalement clicks rémunérateurs, la rédaction en chef exige de voir ses notes (qui sont le « capital accumulé » des journalistes), pour voir si on ne peut pas fabriquer mieux. b. En dépit de ses protestations, la journaliste se voit contrainte de sacrifier sa « réputation » vis à vis de l’interviewé (son capital le plus précieux) en violant un accord de levée du off, ce qui ne peut que diminuer sa capacité à faire de nouveaux entretiens du même type, puisque ses futurs interlocuteurs, sachant désormais ce qui m’est arrivé, n’auront plus confiance en elle. c. Sa pratique, conforme à son éthique et à un accord passé, de faire relire ce qu’elle pense pouvoir retenir d’une conversation, est publiquement fustigée par son employeur comme « détestable pratique des anciens medias » (c’est à dire : « ne l’embauchez pas, elle est ringarde »). Elle perd aussi sa réputation vis à vis des employeurs potentiels « absolument modernes ». d. En la forçant à signer une forgery , la rédaction en chef détruit sa réputation auprès des lecteurs, dévalue sa signature. Cela ne veut pas dire que P. Haski soit un « mauvais patron de presse ». Il est conforme à son devoir d’état de dirigeant d’un gratuit sur le net. Cela ne peut que se retourner à terme contre Rue 89 ? Mais le court-termisme est la principale caractéristique de l’ultra-libéralisme : sans « réputation » ni « loyalty » (au sens du prix Nobel d’économie Albert Hirshman). Je ne suis pas délégué syndical de Sylvie Verney, et je peux même me considérer comme sa victime. Ça ne m’empêche pas de faire mon métier, chercheur en économie, et blogueur bénévole. Pour commenter ou répondre à cet article, veuillez utiliser le forum du billet correspondant sur mon blog : http://lipietz.net/?breve445 |
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