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par Alain Lipietz | 31 octobre 2009

L’accès internet, droit fondamental
Contribution à : Varii auctores, La bataille d’Hadopi, ILV, 2009
Une version légèrement raccourcie est parue dans l’ouvrage collectif La bataille d’Hadopi, octobre 2009.

Dans la bataille menée en France contre Hadopi, l’adoption à deux reprises de l’amendement « Cohn-Bendit-Bono » par une large majorité du Parlement européen aura joué un rôle, sinon décisif (puisqu’après tout le volet répressif de la loi est passé), du moins structurant. Je veux dire par là que les critères au nom desquels le Parlement a condamané la loi Hadopi fixent une sorte de jurisprudence relative aux libertés sur Internet. C’est pourquoi il est bon de revenir sur les maillons par lesquels le Parlement relie le rejet d’Hadopi à la Charte des droits fondamentaux.

Cette chaîne comprend deux maillons essentiels : la liberté d’expression et l’accès à la culture et à l’éducation. C’est à partir de ces droits fondamentaux, le premier remontant à 1789 et le second à la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, que le Parlement « déduit » le droit à Internet. La bataille relative à l’instance judiciaire chargée de défendre ces droits est, elle, secondaire. Il devrait être clair que priver une personne de ses droits fondamentaux ne peut être qu’une décision de justice et non une décision administrative. Malheureusement la « Directive-retour » dite « directive de la honte », qui accorde à l’autorité administrative le droit de placer un sans-papiers en rétention pendant 18 mois, a anesthésié cette évidence.

Mais revenons à la loi Hadopi et au résultat inattendu du débat européen : l’accès à Internet est reconnu comme droit fondamental !

Cela a fait sourire. Il est bon d’interroger ce sourire.

Tout d’abord, la « déduction » d’un droit nouveau résultant d’une innovation technique ou d’une situation pratique nouvelle, à partir de l’énoncé d’un droit fondamental en quelque sorte « primitif », est courante. Le « droit au logement » n’est nullement inscrit dans la Constitution française, même pas dans ses préambules, mais il a été considéré dans la jurisprudence Coty du Conseil d’Etat comme découlant du droit à vivre dignement. De la même manière, la liberté de l’avortement aux Etats-Unis a été déduite du droit à la vie privée (right to privacy).

Évidemment, ce genre de déductions juridiquement hasardeuses se fonde sur l’émergence d’une légitimité qui fait apparaître cet aspect dérivé d’un droit fondamental comme aussi fondamental que le droit primitif.

Un exemple. Il y a quelques années, le gouvernement argentin décida de geler tous les dépôts monétaires dans les banques, et l’Argentine dû apprendre à vivre sans monnaie. Les Argentins s’auto-organisèrent dans des coopératives sociales qui permirent à la population de survivre. Je fus invité par l’Université Nationale de Cordoba à donner une série de conférence conclue par un rassemblement des coopératives sociales de la province. Chacune de ces coopératives, des plus humbles aux plus riches (l’une d’entre elles, issue de la vague antérieure de privatisations, s’était retrouvée en possession d’un barrage, d’une station d’épuration, des réseaux de distribution de l’eau et du téléphone), l’une après l’autre, témoignait pour moi de leur expérience. Une militante politisée expliqua que cette auto-production coopérativiste de des besoins fondamentaux était l’ébauche d’une vie nouvelle. Les femmes de milieu populaire ne partageaient pas cet avis : pour elles, les coopératives sociales ne faisaient que maintenir une « vie normale ». Une mère de famille se leva : « qu’est-ce que c’est, pour nous, qu’une vie normale ? Nous ne demandons que l’indispensable : du lait pour nos enfants, des pilules contraceptives et l’accès à Internet. »

Il n’y avait aucune ironie dans cette déclaration dans laquelle cette femme n’entendait certes pas dire le dernier mot de la liste de ses droits fondamentaux ! Je ne pus m’empêcher de faire remarquer que si le premier droit est effectivement aussi ancien que l’existence des mammifères, le second n’était pas acquis pour les Françaises avant 1967 et le troisième n’était pas même imaginable pour quiconque avant les années 1980.

La notion de droit fondamental dérivé est donc extrêmement évolutive. Elle dépend à la fois de la technique, du social et, on l’a vu avec Hadopi, de la bataille politique. Les Chinois, désormais presque aussi « développés » que les Français, ont accès à Internet, mais cet Internet n’a pas accès à la totalité du réseau mondial.

En réalité, par « accès au réseau » il ne faut pas comprendre accès à une technique. Le Parlement européen a parlé d’accès à la culture et de liberté d’expression.

La liberté d’expression d’abord, c’est-à-dire Internet comme moyen de militer, de plaider sa cause. C’est précisément ce dont l’Etat Chinois s’accorde le droit de priver les Chinois. L’accès à Internet est ce point de vue équivalent à la liberté de la presse comme droit dérivé de la liberté d’expression. Cette liberté de la presse implique comme dérivée secondaire la liberté des imprimeurs ou des fabricants de papiers à fournir des clients. Hadopi ne traite pas de cet aspect mais seulement de la liberté des clients d’être clients. Une autre bataille a commencé : le droit pour les clients à une offre technique leur garantissant effectivement ce qu’on appelle aujourd’hui la neutralité des tuyaux. Mais à chaque jour suffit sa peine.

Tout aussi intéressant est l’autre fondement du droit fondamental à l’accès à Internet : l’accès à la culture. C’est-à-dire non le droit d’écrire et de parler mais le droit de lire et d’entendre. À la différence de la Chine, en Occident ce deuxième aspect est l’enjeu de la lutte. Avec pour adversaires ceux qui s’approprient la culture sous la forme de rente par des techniques quelconques, matérielles ou sociales : les firmes « Majors » de l’industrie du disque et de l’édition.

Cette capacité de faire payer l’accès à la culture peut nous faire rager : elle n’a rien de neuf. Dès l’instant qu’une œuvre de l’esprit humain existe, une lutte politico-technique s’engage à propos du droit à y accéder. D’autres contributions de ce livre traiteront de la question de la rémunération de l’auteur-e d’une œuvre intellectuelle, dès lors que l’accès à son produit est libre. Débat absolument incontournable auquel la réponse classique des partisans du « libre » est : la licence globale.

Mais la question ici soulevée est beaucoup plus générale. Lorsque le curé d’une église romane installe une machine à sous pour éclairer quelques minutes des chapiteaux dont plus aucun sculpteur ne demande rémunération, lorsque les musées publics de Sienne (patrimoine de l’UNESCO…) interdisent de photographier les tableaux, le problème émerge.

Des politiciens expliquent d’un air désolé que « c’est une question de génération, mon propre fils ne comprend plus qu’il doit payer pour les œuvres qu’il enregistre. » Balivernes. La capacité de dupliquer les œuvres de l’esprit pour mieux se les approprier et les enrichir se développe avec les techniques successives de reproduction : l’imprimerie, la photographie, l’enregistrement sonore . André Malraux, dans Le Musée imaginaire (1947 !) en analyse les conséquences. La question du droit d’auteur est aussi vieille que le livre.

Le grand poète Mallarmé avait une réponse : les poètes reconnus devraient faire éditer des tirages de luxe de leurs œuvres, sur le prix de vente desquels l’Etat prélèverait une taxe pour rémunérer les jeunes auteurs… Mallarmé avait la préscience de la licence globale comme outil de rémunération du développement d’un bien commun par de jeunes créateurs (en l’occurrence l’espace des productions poétiques).

La musique et le cinéma sont des productions certes plus coûteuses en travail humain, génial ou artisanal, que la poésie. Mais mon grand-père, honnête intellectuel d’Europe centrale, passait des après-midis à enregistrer sur son magnétophone à bande les concerts radiodiffusés, sans jamais se poser la question d’un quelconque droit d’auteur ou d’interprète qu’il aurait violé. Dès l’instant que la radio s’est mise à émettre et que le magnétophone a permis de l’enregistrer, les problèmes actuels étaient entièrement posés… et entièrement résolus par la méthode de la licence globale. C’était le média (en l’occurrence la chaîne de radiodiffusion) qui rémunérait les oeuvres, et l’usager qui, soit par ses achats (à travers le budget publicitaire) soit par ses impôts (à travers la redevance), payait de façon forfaitaire…

Encore une fois, la question de la répartition correcte de ce paiement sur les auteurs et interprètes était et reste posée. Ce débat doit avoir lieu. Mais il ne doit pas masquer un débat plus essentiel : la production culturelle est une production décentralisée, par une civilisation, de ses biens communs (communs à elle-même et à tout l’humanité). L’accès à ce bien est un droit fondamental.




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