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par Alain Lipietz | 27 mai 2016

Mourir pour la « Hiérarchie des normes » ?
La loi El-Khomri, en s’attaquant à la hiérarchie des normes, touche un point fondamental du "vivre ensemble" et mine la compétitivité future de la France. L’imposer brutalement déchaine la violence.

Mourir pour la « Hiérarchie des normes » ?

La paralysie progressive de la France dans un conflit social cristallisé sur l’article 2 de la Loi El-Khomri (la majoration des heures supplémentaires) parait surréaliste. Pourtant l’enjeu est immense : la défense de la hiérarchie de normes.

La « hiérarchie des normes » a été théorisée avant-guerre par le grand philosophe du droit Hans Kelsen (on parle de Pyramide de Kelsen). Il s’opposait principalement à la doctrine de la décision souveraine formulée par le philosophe nazi Carl Schmitt, reprise aujourd’hui par certains philosophes d’extrême-gauche critiques de la démocratie libérale.

En gros, elle affirme que ni la monarchie ni la démocratie ne peuvent faire n’importe quoi en matière de droit. Chaque norme juridique doit respecter une norme supérieure. Toute loi doit respecter la constitution et celle ci une certaine conception des droits de la personne humaine, non pas « naturelle », mais soit intégrée à la constitution, soit reconnue au niveau international.

La question se complique en fait de deux manières. D’abord, on vient de le voir, du coté international. Quid au dessus de la constitution nationale ? La hiérarchie actuellement admise considère que les traités, et en particulier la loi de l’Union européenne, dominent les constitutions nationales, ce qui pose parfois problème. Quant aux Traités internationaux, le seul principe admis est l’ancienneté : les clauses phyto-sanitaires de la FAO, vieilles comme la quarantaine, dominent l’OMC qui – malheureusement - domine les Accords Internationaux sur l’Environnement plus récents (une des batailles importantes pour les écologistes !)

Mais face à l’article 2 de la loi El-Khomri, la Charte européenne des droits fondamentaux et la directive Temps de travail (qui oblige par exemple à 11 heures de repos par jour) apparaissent comme des garanties salutaires !

 Le problème dans la démocratie sociale

La difficulté principale que pose la loi El-Khomri est l’articulation entre démocratie représentative et démocratie sociale. Nous sommes dans un pays « de droit romain » qui donne la primauté à loi votée par les députés sur le contrat passé entre partenaires sociaux, ce qui n’est pas le cas dans les sociales-démocraties classiques de l’Europe du Nord, « de droit germanique » (et c’est une des grandes difficultés de la construction d’une « Europe sociale ».)

En France depuis le XIXe siècle la hiérarchie est la suivante : Droits de l’Homme – Constitution – Loi – conventions collectives de branche – accords d’entreprise. Chaque étage constitue un minimum et une base interprétative pour l’étage inférieur. La dynamique du progrès social était donc initiée par un accord d’entreprise « pionnier » (la régie Renault, pour la durée des congés…) qui se généralisait ensuite à la branche puis devenait de par la loi un minimum, effet cliquet qui interdisait le retour en arrière et protégeait les pionnier d’une concurrence excessive par le coût salarial (le fameux « dumping social »).

La hiérarchie des normes a commencé à être érodée « à gauche » par la ministre Martine Aubry dans la loi Aubry 2 qui stipulait que des accords de branche pouvaient déroger à la loi dans certains cas (l’amplitude de la journée de travail par exemple). Pour elle, et pour de nombreuses personnes à gauche ou chez les écologistes, ce n’était pas si grave, parce que justement cela rapprochait la France des pays d’Europe du Nord, qui de fait protégeaient « mieux » leurs salariés. Nous verrons que cela pose quand même des problèmes.

Mais la loi El-Khomri (qui est en fait une loi « Macron 2 » avec un zeste de Rebsamen dedans, zeste qui « justifierait » le soutien de la direction confédérale Cfdt) va beaucoup plus loin. Citons le justificatif (le chapeau de la loi, qui va servir de base pour le travail interprétatif des juges) , qui va bien au delà du point d’application pratique de l’article 2 (la majoration des heures sup) : « La primauté de l’accord d’entreprise en matière de durée du travail devient le principe de droit commun  ». Ce qui devient dans l’article 2 lui-même : « Une convention ou un accord d’entreprise ou d’établissement ou, à défaut, une convention ou un accord de branche peut… »

Où est le problème ? Tout simplement que dans les entreprises où le pouvoir syndical ou le pouvoir collectif des travailleurs est faible, le contrat sera très défavorable, surtout si l’entreprise est par ailleurs en difficulté, exerçant ainsi une concurrence vers le bas sur toutes les entreprises. L’effet cliquet a disparu, ou alors il joue… vers le bas.

L’autoritarisme dont font preuve Valls et (pour une fois) Hollande vise évidemment cet effet là : s’aligner dans la concurrence international sur cette « course vers le bas » (rush to bottom) à coup de dumping social, qui fait rage depuis les années 80 et la « nouvelle mondialisation ».

 Comment font les autres ?

Ce choix est évidemment catastrophique pour l’avenir de la France dans la hiérarchie internationale. Car il existe une autre stratégie compétitive : la concurrence par la qualité, qui mobilise la recherche appliquée, la formation professionnelle, l’implication du savoir–faire des salariés dans la course à la qualité et la productivité. Officiellement, c’est même la stratégie européenne, la stratégie de Lisbonne, la « compétitivité par la connaissance ». C’est plus concrètement la stratégie dite allemande, rhénane, scandinave (et même japonaise, ce qui n’est pas entièrement exact).

Il se trouve que ces pays sont en même temps « de droit germanique » (par opposition au droit romain) et considèrent que dans la hiérarchie des normes le contrat passe avant la loi. D’où l’idée, répétée depuis des décennies par la Cfdt et la « deuxième gauche », d’une supériorité congénitale du contrat sur la loi.

Mais on peut démontrer en économie mathématique (voir l’Annexe de l’article cité plus haut) que les pays qui choisissent cette stratégie doivent maintenir un dispositif d’effet cliquet « vers le haut ». Ce peut être, à défaut de loi… l’accord de branche, justement ! Et encore, la même démonstration montre que ça ne marche pas pour toutes les branches (mais ça facilite la vie pour les branches les plus « qualifiées »). D’où le dualisme du marché du travail qui caractérise depuis longtemps l’Allemagne (et à plus forte raison le Japon. En Suède règne aussi l’accord de branche, mais il existe une solidarité inter-branches). D’où aussi l’échec de la stratégie de Lisbonne, faute, entre autres, d’un plancher social européen.

En Allemagne, longtemps il n’y a pas eu de Smic, à cause de la « primauté du contrat sur la loi » dans sa hiérarchie des normes. Mais en contrepartie, l’accord de branche était sacré : les entreprises produisant la même famille de produits ne pouvaient se faire concurrence à coup de bas salaires.

Du coup il y a les « bonnes branches » (comme celle de la toute puissante fédération syndicale IG Metall) et les « mauvaises branches » (les services, y compris la sous-traitance), où s’organise peu à peu la résistance grâce à la fédération syndicale Verd-i.

Autre problème pour les sociales-démocraties d’Europe du Nord : comme les conventions collectives sont des accords de droit privé, la participation de toutes les entreprises à l’accord de branche est un fait non pas légal mais social (comme l’unicité syndicale), qui est remis en cause par la libre circulation européenne. Ce problème a été mis en lumière d’abord en Suède, quand une entreprise estonienne s’y est installée… sans participer à l’accord de branche, et donc en payant en dessous des tarifs syndicaux !

L’affaire fut portée devant la Cour de Justice Européenne de Luxembourg, sorte de Conseil d’État de l’Union européenne. La CJE, largement fondée par des juristes de tradition française, tout en réaffirmant le droit de grève et les objectifs de l’Europe sociale, a statué que l’entreprise estonienne avait bien le droit de ne pas s’inscrire dans une fédération patronale et donc d’échapper à tout accord de branche (arrêt Laval). Mais (tradition française oblige !) la CJE a précisé que si la Suède tenait tant à garantir un salaire minimum, elle ne pouvait se contenter de conventions collectives de branche, elle n’avait qu’à voter une loi ! Même jeu avec des affaires équivalentes en Allemagne (arrêts Viking, Rufhert et Luxembourg).

Bref, la hiérarchie des normes est nécessairement un peu plus complexe qu’il n’y paraît. Quand la Cfdt prétend que la loi el-Khomri renforce la démocratie sociale (réduite à la négociation contractuelle), elle oublie de dire que mêmes les « pays-bons-élèves du contrat » ont dû se résoudre à mettre en place un plancher législatif. Et surtout pas renoncer à la primauté des conventions collectives de branche !

 L’autoritarisme vallsien

Le second problème avec la loi El-Khomri est un problème de méthode. Qu’on le veuille ou non, la hiérarchie des normes, qu’elle soit française ou allemande, est un point clé du système des relations sociales et plus généralement du « vivre ensemble ». C’est le cadre général du mode de régulation social. La remettre en cause implique soit une longue négociation (et encore, au sortir d’une grand crise nationale, comme à la Libération), un « compromis institutionnalisé », soit un acte d’autorité.

Et dans ce second cas, on sort de la philosophie « Kelsen » pour la philosophie « Carl Schmitt », celle de la souveraineté sans limite du pouvoir politique. Non pas « l’État » au sens de Gramsci (qui suppose une guerre de position pour agir sur les mentalités), mais le gouvernement « souverain » qui change la société par des lois d’exception. Carl Schmitt explique justement que le « souverain » est celui qui agit en état d’exception...

Je ne dis pas que la loi El-Khomri ou Valls sont nazis ou maoïstes ! Je dis simplement que le renversement brutal de la hiérarchie des normes « à la Carl Schmitt » fait logiquement système avec l’usage du 49-3 et la prolongation indéfinie de l’état d’urgence (appliqué non seulement aux djihadistes mais aussi aux opposants à NDDL ou à la loi El-Khomri).

D’où, en face, la radicalisation des formes de lutte, et l’alliance, inimaginable même en 68, entre les syndicats, Nuit Debout et les « casseurs ». Quand ni les sondages (à 65 % favorables au retrait de la loi), ni les députés du propre parti gouvernemental, ni les syndicats majoritaires (CGT + FO +SUD) ne peuvent obtenir le respect d’une hiérarchie des normes plus que centenaire et s’enracinant dans une culture juridique « romaine » remontant à Philippe le Bel, si ce n’est à Childebert et Brunehilde, quand il n’y a plus de norme s’opposant au « souverain », alors sonne l’heure de la violence.



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