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par Alain Lipietz | décembre 2007

Ecorev n°26
Gorz, ou la quête du sens
Ce texte est publié en version légèrement raccourcie dans Ecorev n °26
Disons-le d’emblée : André Gorz n’est pas « un des pères de l’écologie ». Il n’a abordé aucun des grands problèmes de l’écologie proprement dite, si ce n’est de seconde main. Les questions de la faim dans le monde, de l’effet de serre, de la biodiversité, de la bioéthique sont quasiment absentes de son œuvre. Gorz est avant tout un philosophe, plus précisément un philosophe du travail. Un philosophe et non un sociologue (lui-même se disait "économiste") : beaucoup de ses thèses furent critiquées par celles et ceux qui se penchaient, micro en main ou en observation participante, sur « ce que font les travailleurs ».

Et pourtant, André Gorz est le père spirituel de très nombreux écologistes européens. Non seulement parce que, dès le début des années 70 et sous la signature de Michel Bosquet, dans Le Nouvel Observateur, il a inlassablement dénoncé comment le capitalisme modelait, dirigeait nos modes de consommation (mais en cela, il ne faisait qu’approfondir les intuitions du courant Socialisme ou barbarie, ou d’Henri Lefebvre). Non seulement parce qu’il a aidé de très nombreux soixante-huitards à rompre avec le productivisme des partis marxistes, allant traquer ce productivisme jusque dans les thèses les plus fondamentales de Karl Marx, jouant ainsi un rôle décisif dans le « passage du rouge au vert ». Mais surtout parce que, dans le mot écologie, il aura été le penseur de la terminaison logos : le sens.

Qu’est ce qu’on fait là ? comment, pour qui travaille-t-on ? Dans la double division du travail, qui sépare le salarié de ses moyens de production, et l’entreprise du besoin social, a-t-on la conscience de ce qu’on fait et de pour qui on le fait ? Peut-on concevoir une société où l’on pourrait avoir cette conscience ? Qu’est-ce qui nous en empêche, et cet obstacle est-il irréversible ou contournable ? Comment s’émanciper de la dictature du marché et de l’organisation, se réaliser, donner sens à son activité ? Telles furent les paramètres de toute sa réflexion. Finalement, le titre le plus significatif de ses livres (d’ailleurs l’un des meilleurs) est Métamorphose du travail, quête du sens (1988).

Naturellement ce on (qui fait quelque chose et qui cherche à lui donner sens) est un sujet. Ou plutôt un ensemble de sujets individuels, mais avec une dimension collective. Au point de départ de la pensée d’André Gorz, il y a l’existentialisme de Jean-Paul Sartre, mais aussi le communisme de Karl Marx. S’il ne fût jamais sociologue du travail, Gorz resta toujours intimement lié aux débats du monde du travail : les partis, syndicats et penseurs du socialisme européen. La métamorphose du travail était liée, chez lui, à la métamorphose des travailleurs.

Une remarque sur le mot européen. André Gorz est un juif-catholique autrichien, au cœur de la Mitteleuropa, c’est à dire sur le versant critique, alpin et balkanique, du massif germanique, aire d’origine et du marxisme, et de la social-démocratie, et du communisme. Il commence à écrire et à penser à Lausanne. Il y épouse une Britannique dont il fait la conquête tout autant en dansant qu’en discutant des problèmes du travaillisme anglais. Ils s’installeront en France où André sera le passeur du bouillonnement italien post-soixante-huitard. Dès l’origine, Gorz est tout aussi internationaliste que Marx : le mouvement ouvrier doit être d’emblée européen et en résonance avec les nouveautés venues d’Amérique. Pour Gorz comme pour Marx, l’internalisation du capital est un fait acquis, le nationalisme est un obstacle à l’émancipation des travailleurs, le fédéralisme, au moins européen, est la réponse politique à l’internalisation du capital.
« La lutte des classes en Europe sera conditionnée par l’intégration économique européenne, quelque forme qu’elle prenne, et par les bouleversements dont les processus d’internationalisation de la production s’accompagneront sur tous les plans. Le retour au protectionnisme national et au nationalisme économique est donc à exclure… Il serait plus fécond de rechercher par quels moyens la classe ouvrière, en s’insérant de manière antagoniste dans cette construction, peut s’emparer du processus d’internationalisation et lui assigner ses propres perspectives. »

Mais cet européisme spontané d’André Gorz est aussi une limite. Considéré très tôt comme un point acquis, il sera laissé en jachère : après cette prise de position initiale de Stratégie ouvrière et néocapitalisme (1964), André ne reviendra pas sur les problèmes de géopolitique. Dans son livre de 1991, Capitalisme, socialisme et écologie, c’est à un Allemand, Otto Kallscheuer, qu’il confie la conclusion sur ce sujet : nouveau tir à boulets rouges contre les gauches nationales de l’Europe, leur incapacité à construire un socialisme européen. Il ne s’intéressera guère à la formidable explosion quantitative du prolétariat dans les nouveaux capitalismes (Japon, Brésil, Corée, Chine, Inde etc.). Son prolétariat comme son post-prolétariat seront toujours européens.

La question de Gorz est donc, dès l’origine, celle de l’émancipation des travailleurs, de leurs désaliénation : avoir la maîtrise de ce qu’on fait. Quand il commence à écrire, l’ouvrier de métier, qualifié, à la fois sujet théorique de Marx et sujet bien réel de la Commune de Paris, des Soviets, des Conseils ouvriers d’Allemagne, ou du mouvement des occupations de juin 36, est déjà à l’agonie. Gorz commence avec le néocapitalisme de l’Après guerre et il se penche d’abord sur sa figure la plus évoluée et significative, le nouvel ouvrier professionnel, le technicien. C’est à dire un individu fortement qualifié et capable de mettre en œuvre lui-même les forces productives sur lesquelles le capital le fait travailler. Un tel travailleur peut légitimement penser qu’il saurait mieux faire marcher ses machines que l’ingénieur même qui les a conçues ! Dans les années soixante, le sens du travail semble donc pouvoir être assumé par le travailleur lui-même : comment on s’organise et pour faire quoi ? L’autogestion semble à l’ordre du jour, l’immense mouvement des occupations de mai 68, puis la grève de Lip (« c’est possible, on fabrique, on vend ») sont le couronnement de cette période.

Mais très vite, parce qu’il est philosophe, parce qu’il est progressiste, et parce qu’il est en liaison étroite avec le syndicalisme italien, André se rend compte que le technicien n’est pas la figure unique ni même majeure du néocapitalisme fondé sur « l’organisation scientifique du travail ». S’il y a des travailleurs surqualifiés, c’est qu’il y a en contrepartie une masse de travailleurs déqualifiés : les ouvriers spécialisés. Or, l’OS – ou, comme disent les Italiens du courant opéraïste, Trentin, Foa, Negri, Sofri, Viale – « l’ouvrier-masse multinational », est en pleine révolte contre l’usage indifférencié qu’en fait le capital. Par sa lutte collective il semble devoir mettre en crise le modèle italien et le "capitalisme organisé". Un sujet déqualifié semble doué de la capacité de se constituer lui aussi en "conseils" et de défier les plans du capital.

Cette parenthèse de la première moitié des années soixante-dix ne durera guère. Les structures conseillistes se résorbent dans la structure syndicale, les grandes entreprises italiennes se décentralisent en multitudes de sous-traitants, la masse des jeunes sortant de l’Université se lance à la quête de petits boulots sans pouvoir accéder aux postes de responsabilité technique permettant d’épouser l’idéal d’autogestion. Le néolibéralisme productiviste succède au fordisme.

La fin des années soixante-dix marque donc l’échec politique de la contestation du capitalisme « fordien ». Aussi bien les techniciens que les OS ont échoué dans le projet d’émancipation. En France, comme en Italie (les "Indiens métropolitains"), éclosent les nouveaux mouvements sociaux (féminisme, écologie), conduits par des instruits-précarisés, relégués hors de la production : une classe "post-capitaliste".

Alors, comme un coup de tonnerre dans un ciel plus très serein, et sous l’influence du penseur de Cuernavaca Ivan Illich, par un livre provocateur, Adieux au prolétariat (1980), André Gorz rompt avec les thèses fondamentales du marxisme. Le prolétariat, formé à servir les méga-machines du capital, est incapable d’émancipation, ni individuelle, ni collective. Il ne peut échapper à la place que lui assigne la machine. Et s’il lui advenait de prendre collectivement le pouvoir, il ne saurait occuper qu’un « pouvoir fonctionnel », au service du système des machines. Donc, il faut faire la part du feu : admettre que le travail « nécessaire » est nécessairement hétéronome (c’est-à-dire que son organisation et ses buts échappent aux producteurs, individuellement et collectivement). L’émancipation ne peut avoir lieu qu’en dehors du travail lui-même, dans les activités autonomes. Activités auxquelles s’adonnent justement les précaires et bien entendu les femmes dans leur travail domestique…

Livre radical, imparfait, caricatural, contestable… En abandonnant ainsi le travail dans l’entreprise comme lieu de réalisation de soi, en oubliant l’hétéronomie du travail féminin dans le patriarcat (mais lui soignera 20 ans sa femme malade !), André Gorz ratera les débats sur la possible « implication négociée » des travailleurs (le toyotisme japonais, le modèle scandinave), il ratera l’implication paradoxale des salariés qui bricolent en marge mais au sein même de l’entreprise, il ratera l’immense armée du travail en formation en Asie. Il ratera même l’économie sociale et solidaire, ces formes d’associations ou de coopératives cherchant explicitement à offrir à leurs travailleurs et la maîtrise de ce qu’ils font, et le sens de « pour qui ils le font ». Et il ratera le féminisme et sa critique du travail domestique.

Mais avec ce livre et ceux qui le suivent (Les chemins du paradis,1983, Métamorphose du travail, quête du sens,1988, Misère du présent, richesse du possible, 1997) s’ouvrent deux immenses chantiers qui vont profondément marquer l’écologie politique française, germanique et scandinave : la lutte pour la réduction du temps de travail (dès les Adieux, il parle de « décroissance productive ») et le revenu social de citoyenneté. C’est la contrepartie de la part du feu : puisque la machine tourne de plus en plus vite, qu’elle serve au moins à alimenter le droit au temps libre autonome, avec le revenu correspondant.

S’ensuivra alors une réflexion extrêmement poussée, où le sens critique d’André fera merveille pour éviter les illusions, tout en maintenant ouverte la recherche d’alternatives. Oui au revenu de citoyenneté, mais suffisant pour permettre une activité autonome librement choisie (et non pas un supplément de revenu pour les bas salaires), oui peut-être à l’activité de services à la personne mais à condition qu’il ne s’agisse pas de petits boulots rétablissant la domesticité.

L’explosion, au tournant du siècle, de l’économie de la connaissance, du « capitalisme cognitif » va-t-elle le réconcilier avec le vieux modèle de Stratégie ouvrière et néocapitalisme ? Pas du tout : appliquant avec rigueur sa critique des méga-machines, il voit dans le capitalisme cognitif une cyber-machine encore plus aliénante, et, bien entendu, il prend résolument parti pour les artisans en marge de ce système : les hackers, les activistes du logiciel libre…

André Gorz a avoué quelque part que, sans la rencontre de Jean-Paul Sartre, il se serait laissé enfermer dans un systémisme hégélien. C’était peut-être en effet sa tendance de fond, et la base de son pessimisme critique, de son rejet des illusions. Mais avec une infinie persévérance (où nous ne saurons jamais la part que prit exactement Dorine, la compagne de toute sa vie), il aura toujours su entretenir la petite flamme de l’espérance : donner un sens à sa vie, à son activité.




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