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par Alain Lipietz | 14 février 2011

« Eurogouvernance » libérale ou Europe démocratique ?
Paru dans Libération

L’Europe n’en a pas fini avec les spéculateurs. Après la Grèce et l’Irlande (pourtant, le bon exemple aux dires des libéraux), l’Espagne et le Portugal sont dans le collimateur. Qui ensuite ?

Les États sont-ils trop endettés ? Ils dépensent de plus en plus ? Faux : pour l’Europe des 27, les dépenses publiques représentent 46,9 % du PIB en 2008 contre 47,3 % en 1998. La hausse des déficits publics est due à la baisse des recettes, causée par les cadeaux fiscaux aux ménages les plus riches et aux entreprises. C’est le résultat de la concurrence fiscale à laquelle se livrent les Etats membres depuis l’ouverture du « grand marché » européen. La crise financière n’a fait qu’aggraver les déficits par des aides accordées aux banques sans contreparties véritables. Dans les deux cas, ce sont les politiques libérales qui sont en cause.

Les règles européennes, reprenant par ailleurs des dispositions déjà existantes au niveau national, interdisent le financement direct par la Banque centrale européenne (BCE) des déficits des États. Ils doivent donc se financer sur les marchés : l’Union européenne (UE) et les États membres se sont ainsi volontairement mis sous leur emprise.

La crise a révélé les contradictions de la construction européenne, incapable d’agir de manière unifiée, récemment encore lors des négociations climatiques. Le plan européen face à la crise financière n’a été que la juxtaposition de plans nationaux disparates. La spéculation sur la dette publique a pu se déchainer. Les banques peuvent se refinancer auprès de la BCE à un taux très faible (1 %) et prêtent aux Etats à plus ou moins 3 % pour les plus chanceux, et jusqu’à 12 % pour la Grèce quand elle a été laissée seule face à la spéculation.

Il est vrai que, sous pression internationale, les gouvernements ont fini par créer un Fonds européen de stabilisation financière (FESF). Or cela ne calme pas les spéculateurs qui ne se font aucune illusion sur la capacité d’action européenne. Car, malgré la solidarité proclamée, ce Fonds aggrave la dépendance à l’égard des marchés financiers mobilisés massivement pour l’abonder. Il accroît ainsi la soumission collective des États à l’égard d’institutions technocratiques et non contrôlées démocratiquement, comme la BCE et le Fonds monétaire international (FMI).

Cette aide est conditionnée à l’adoption de nouveaux plans drastiques d’austérité. Ainsi, les classes dirigeantes gagnent sur tous les tableaux. Grandes gagnantes des contre-réformes fiscales de ces dernières années, elles ont bénéficié de rentes supplémentaires en achetant les obligations d’Etat émises pour les combler et font maintenant payer l’addition aux peuples.

C’est socialement sauvage et économiquement stupide. La situation de nos pays est marquée par l’insuffisance des revenus des couches populaires et par la faiblesse de l’investissement, public comme privé. Les plans de réduction des dépenses publiques aggraveront le sort des couches populaires et interdiront d’entreprendre de véritables politiques écologiques. Ils sont porteurs d’une logique récessive et donc d’une réduction des recettes fiscales qui alimentera encore les déficits publics. Enfin ils valident l’idée qu’il est loisible de faire des cadeaux aux riches dans les périodes de vaches grasses et de les faire payer par les pauvres dans les périodes de vaches maigres : or ce que les financiers appellent « l’aléa moral » est à l’origine même du déclenchement de la crise actuelle.

Au nom de la « bonne gouvernance », on persiste dans un tropisme libéral qui conduit la construction européenne dans l’impasse. Derrière les mots rassurants, se précipitent les choix dangereux. Le 29 octobre, le Conseil européen a proposé la mise en place d’une surveillance européenne des déficits et de la dette des Etats, préalable à la discussion du budget par les parlements nationaux, avec possibilité de sanctions. L’argument semble de bon sens : on ne peut demander à l’Union d’aider les Etats en difficulté sans lui accorder le droit de surveiller préventivement. Mais en l’absence d’un débat démocratique sur les rythmes, les objectifs et les moyens du désendettement souhaitable, cela conduit à dessaisir les Parlements nationaux, non pas au profit du Parlement européen, mais des gouvernements et de la technostructure. On prétend lutter contre l’impuissance politique de l’Union ; en pratique, on renforce une façon de faire qui sape la légitimité des institutions européennes et produit son inefficacité. Pire, les gouvernements allemands et français veulent imposer aux États un « pacte de compétitivité » qui se traduirait par une aggravation de la déflation salariale, de nouvelles attaques contre les systèmes de protection sociale et une aggravation de la flexibilité du travail.

Cessons de tourner autour du pot. L’UE est en panne parce qu’elle combine la logique néolibérale et une méthode antidémocratique (intergouvernementale et technocratique). Selon le postulat des « pères fondateurs », l’édification d’un marché commun rapprocherait les États et conduirait vers l’Europe politique. Il est plus que temps de constater que cela ne fonctionne pas. Le marché commun devenu marché unique, l’extension permanente des règles de concurrence ne produisent pas du « commun » politique. Les élargissements successifs, portés par des adversaires de la construction politique (au premier chef le Royaume Uni), ont rendu plus difficile l’élaboration de politiques européennes et la convergence économique et sociale des États membres.

C’est du gâchis : l’Europe véritablement rassemblée aurait une puissance économique et politique qui en ferait un poids lourd des évolutions mondiales. Mais pour qu’elle joue ce rôle, il faut refonder sa construction.

La lutte contre la crise, le chômage et les atteintes à l’environnement sont les premières urgences (1). En premier lieu, la politique monétaire doit intégrer les objectifs sociaux et écologiques, il doit être mis fin à l’indépendance irresponsable de la BCE, qui doit pouvoir financer les États sous contrôle démocratique européen. Il faut instaurer une sélectivité des crédits dispensés par les banques centrales en fonction de l’utilité sociale et écologique des projets présentés. Cela suppose le renforcement, non pas des pouvoirs de la technostructure européenne, mais des instances élues démocratiquement élues. Au-delà, il faudrait édifier un service financier public européen au service des objectifs de l’Union et auquel devraient être intégrées, en priorité, la Banque Européenne d’Investissement et les banques qui en appellent à l’aide publique.

Plus généralement, la crise a montré les effets destructeurs de la logique dérégulatrice des décennies précédentes, du désarmement de la puissance publique et de la poursuite du modèle productiviste. Mieux vaut rompre avec le dumping fiscal et social, la fluidité délétère des marchés financiers, la liberté des mouvements de capitaux, le repli des services publics, la contraction salariale. La non-régression sociale et le choix de la clause la plus favorable devront fonder l’harmonisation par le haut des droits sociaux ; des avancées significatives de l’égalité femmes-hommes seront engagées. Une réforme fiscale d’ampleur doit redonner les marges de manœuvre nécessaires à l’Union et aux États.

Mais tout cela semble irréalisable dans le cadre actuel. Il repose fondamentalement sur la négociation entre gouvernements, complétée par des délégations de pouvoir à la technostructure. Car les rencontres épisodiques des ministres, corsetés par leurs politiques nationales et de plus en plus nombreux au fil des élargissements, ne peuvent constituer un véritable pouvoir politique européen. Ainsi croissent, en fait et de plus en plus en droit, les tâches dévolues aux organes technocratiques. Dans ce système, le parlement européen ne peut jouer qu’un rôle subsidiaire, même quand ses compétences sont élargies. Au final, le cadre actuel n’autorise que le louvoiement entre l’impotence et le renforcement des pouvoirs d’organes incontrôlés, dont la BCE est le modèle.

Le système institutionnel ne progressera pas sans une légitimité populaire et une démocratisation radicale de son fonctionnement. Les négociations opaques entre les gouvernements, les administrations nationales et la commission ainsi que la logique feutrée de « la bonne gouvernance », même tempérée par un peu de suffrage universel, tournent le dos aux exigences d’une démocratie citoyenne.

La crise multiforme que connaît l’UE ne sera dépassée que par une double rupture, économico-sociale et institutionnelle. La souveraineté des peuples, sérieusement consultés et décideurs de l’Europe qu’ils veulent : tel est le réalisme bien compris, le réalisme démocratique. Pour refonder les objectifs, les principes et les institutions, nous proposons la voie d’un processus constituant assumé.

(1) Sur les politiques alternatives possibles, voir Fondation Copernic Face aux crises, une autre Europe (Syllepse, 2009) et Attac, L’Europe à quitte ou double (Syllepse, 2009).

Laurent Garrouste, Pierre Khalfa, Alain Lipietz, Marc Mangenot, Roger Martelli, Francis Parny, Emmanuelle Reungoat, Michel Rousseau, Yves Salesse (Fondation Copernic)




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