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par Alain Lipietz | 31 janvier 2008

Libération
Entre amnistie et impunité : la justice transitionnelle
Sur ce grave sujet s’est tenu en décembre, à Paris, un colloque organisé par deux eurodéputés Verts, Hélène Flautre, présidente de la Commission des Droits de l’Homme, et moi même, président de la délégation pour la Communauté andine… avec ses conflits armés des plus terribles (le Sentier Lumineux, les FARC, les paramilitaires). Les actes sont publics.

Ce débat traverse mon expérience. Mes ami-e-s chiliens, argentins, m’ont jadis fait sentir comme leurs pays restaient marqués par les non-dits des « Point final », « Devoir d’Obéissance » et autres amnisties mal réglées. Aussi, quand on m’interrogea sur l’affaire corse, en 2001, je répondis « Il y aura sans doute, si la paix revient, une amnistie. Mais il faut en finir avec les amnisties-amnésies. » Une partie de la presse oublia la seconde phrase, essentielle, occultant cette capacité de la France à s’auto-amnistier ( Collaboration, guerre d’Algérie…)

L’action de mon père et mon oncle contre l’Etat et la Sncf pour participation à leur déportation provoqua des critiques inverses. Avec leur conseil, Maître Rouquette, ils avaient choisi de mettre en cause des appareils, devant la justice administrative. Elle leur a donné raison, au moins contre l’Etat.

Des questions légitimes nous sont posées (outre 90% de lettres antisémites). « Pourquoi si tard ? » De 1946 à 2001, l’arrêt Ganascia interdisait de mettre en cause les actes de l’Etat français sous l’Occupation. En 2001, le Conseil d’Etat renversa sa jurisprudence. Immédiatement mes parents engagent une demande en réparation. Sans cette auto-amnistie de 57 ans, ils l’auraient fait bien plus tôt !

Et « Pourquoi la SNCF ? » L’ensemble des appareils de l’Etat constitue « l’Etat ». Mais la SNCF est une personnalité juridique différente. Sa responsabilité fut donc distinguée par le Tribunal administratif. Hélas ! le Conseil d’Etat vient de proclamer l’incompétence de la justice administrative à juger la SNCF…

Ce détour a néanmoins permis d’avancer dans la connaissance d’un des multiples services publics français ayant participé à la Shoah. Des trains furent livrés aux nazis avec déjà un tiers de morts à bord. De soif, de folie, de chaleur. La Shoah commençait « dans » les trains de la SNCF.

Enfin, pourquoi deux survivants demandaient-ils « réparation » ?

Ces trois questions indiquent le retard de la France par rapport à ce qu’on appelle aujourd’hui « Justice transitionnelle ». L’expérience de mes rapports diplomatiques avec le Pérou et avec la Colombie me font mesurer l’ampleur du problème.

Quand on veut finir un conflit, si l’on proclame « Quiconque posera les armes sera condamné à mort ou à des dizaines d’années de prison », personne ne posera les armes ! « Intéresser » les adversaires à la paix implique une justice « transitionnelle ». Il y aura un « rabais » dans les peines infligées. Et je suis de ceux qui, photo d’Ingrid sous le nez, écrit encore aux Farc en leur donnant du camaradas, et, dans quelques semaines, je serrerai à nouveau la main du président Uribe,

La paix passe par la conciliation. Mais celle-ci est aujourd’hui bornée par la jurisprudence internationale, avec ces trois principes : la Vérité, la Justice et la Réparartion. Pour les psychanalystes : l’Imaginaire, le Symbolique et le Réel.

Vérité. Certes, « il n’y a pas Une vérité. ». Mais établir les faits, c’est déjà permettre la coexistence des imaginaires. La Sncf ne fut pas une « personne morale résistante ». Elle fut le théâtre d’une lutte entre des cheminots résistants (dont un seul, Léon Bronchart, refusa de conduire un train de déportés) et une direction collabo qui privait d’eau les déportés, au-delà des consignes de Bousquet, et envoya la facture à la France libérée. « On a toujours su que la Sncf se faisait payer » ? Non, elle l’a reconnu en 2006, grâce au procès.

Dans cette affaire, la justice s’est trouvée victime collatérale d’une bataille pour le monopole de la vérité que livraient des historiens contre les lois mémorielles : « Ce n’est pas à la Loi (ni à la justice) de dire la réalité historique. » J’appelle ces historiens à relire leurs classiques : 95 % des références de Hillberg sont des citations des procès de Nüremberg et suivants. La justice est un des lieux où s’établit la vérité.

Justice ensuite, par opposition à impunité. Tant qu’un Tiers, avec sa fonction symbolique, n’a pas prononcé au nom de Tous : « Ceux-ci ont été victimes d’une barbarie, et telles personnes ou institutions l’ont commise », il n’y a pas de réconciliation possible. Car la sanction, ou plutôt la condamnation (entre les deux se glisse la possibilité de l’amnistie) en est la condition. En 2001, quand Me Talamoni exigea l’amnistie préalable des assassins du préfet Erignac, je lui répondis : « Non, l’amnistie ne peut intervenir qu’après la condamnation, le débat public. » Pour que la page soit tournée, il faut d’abord qu’elle ait été lue.

Enfin, la justice rappelle des règles. Le Secrétaire général de la SNCF s’indigna que l’on se plaigne que la SNCF ne donnait pas d’eau aux transférés : « Aujourd’hui comme à cette époque, le métier de la SNCF est de faire rouler les trains ». Ces mots étaient peut-être l’enjeu du procès, et il est regrettable que le Conseil d’Etat ait renoncé à « normer » les services publics.

Troisièmement, la réparation. C’est à dire le Réel. Avec la loi Justice et Paix colombienne, 4 à 5 millions d’hectares volés aux petits paysans restent entre les mains criminelles des paramilitaires. Y aura-t-il réparation ? Pour la Communauté juive, il y eut le beau discours du Vel’ d’Hiv’. Et pour les survivants ? C’est la Sécurité sociale qui prit en charge leurs handicaps. Selon une pièce produite par la Sncf, il y aurait eu accord entre elle et certaines associations « mémorielles », pour solde de tout compte. On avait oublié d’en aviser les survivants…

Réparation individuelle et collective ? la justice internationale a tranché : il faut les deux. Et si le coupable a disparu, c’est à l’Etat, représentant de toute la société, de réparer. Collectivement, et individuellement. Car, après une guerre civile, des vies restent brisées. Car une communauté démocratique reste à reconstruire.



À noter :

Photo : wagon témoin à Drancy, Dominique Natanson, sous licence CC.

Sur le Web : Très raccourci, sur le site de Libération

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