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par Alain Lipietz | 21 février 2007

Libération
Ces bourdes qui cachent le bourbier
Bourdes et « lipietzisation »
Il y quelque chose d’agaçant dans la façon dont on commente actuellement la campagne. En particulier celle des candidat-e-s de la gauche. Même Eric Fassin, dans son article sympathique (Libération du 13 février « Le sexisme en campagne »), réduit la critique des « bourdes » de Ségolène à un cas ordinaire de sexisme.

Du sexisme, il y en a certainement. Mais le débat politique ne peut se réduire à la psychanalyse réciproque des chroniqueurs. Alors même que Ségolène était la madone des sondages, certains de ses petits camarades lui promettaient, y compris par voie de presse, une « lipietzisation ». Par ce vocable, on lui promettait mon aventure (que les moins de 20 ans...) de candidat des Verts en 2001.

J’avais subi un lynchage médiatique, non sur le contenu de ce que je disais, mais sur telle petite phrase sortie de son contexte. Déjà, les explications psychologistes n’avaient pas manqué : je n’étais pas femme mais "polytechnicien". En l’occurrence, on me reprochait d’avoir dit : « Si la paix revient en Corse, il y aura certainement une amnistie, mais il ne faut pas que cette amnistie soit une amnésie. Elle doit s’insérer dans un débat en profondeur, et respecter les règles de Vérité, Justice et Réparation ». C’est le combat que je continue de mener, par exemple en tant que délégué du Parlement européen auprès de la Communauté andine, face aux séquelles des guerres sales de Colombie ou du Pérou. On peut être d’accord ou pas avec la thèse que j’ai tenté (maladroitement) de soutenir, mais elle méritait d’être discutée, plutôt que de rabâcher en boucle la seule première partie de la phrase.

Prenons un exemple actuel : la « bourde » commune de Ségolène Royal et de Jacques Chirac à propos du nucléaire militaire. L’une se moque de savoir s’il y a 1, 4 ou 7 sous-marins nucléaires français. L’autre avoue qu’à ses yeux, peu importe que l’Iran ait la Bombe puisque, Israël l’ayant aussi, tout tir de l’un entraînerait immédiatement sa vitrification par un tir de l’autre. Bourdes ? Ils ne font l’un et l’autre que rappeler la doctrine de la France depuis un demi-siècle, celle de la dissuasion.

D’accord ou pas, qu’on en discute ! Sans traiter de balourds ceux qui ne font que souligner les conséquences bizarres de cette doctrine. Je ne crois pas à la dissuasion. Deux superpuissances nucléaires, les Etats-Unis et l’URSS, ont ensanglanté la deuxième moitié du 20e siècle de conflits locaux (Viet Nam…). Deux états nucléaires voisins, l’Inde et le Pakistan, n’arrêtent pas de se faire la guerre pour le Cachemire, directement ou par terroristes interposés. Qu’Israël et l’Iran aient ou non la Bombe ne changera rigoureusement rien au problème de la difficile coexistence des Israéliens et des Palestiniens sur la « Terre deux fois promise ». La Bombe multiplie les risques de catastrophes sans assurer la paix…

Risquons une hypothèse. La notion de bourde ne servirait qu’à désigner les réflexions qu’on n’aime pas. Exemple plus ancien : le fameux « Non, l’Erika n’est pas la catastrophe écologique du siècle » de Dominique Voynet. C’était fin 1999. Le siècle eut encore pourtant le temps de connaître deux formidables tempêtes détruisant un tiers des pylônes électriques français, arrachant un nombre incalculable de toits, tuant des dizaines de personnes. Trois ans plus tard, une canicule tuait 15 000 personnes en trois jours. Quand, aujourd’hui, on demande quelles furent les catastrophe écologiques du XX ème siècle, tous répondent « Tchernobyl et l’assèchement de la mer d’Aral ».

Ce que voulait dire D. Voynet s’est révélé fort juste : avec les marées noires, on n’avait encore rien vu de ce que notre imprévoyance, notre gloutonnerie, la course au profit des grandes multinationales et grandes technostructures, prêtes à rogner sur toute précaution, avaient déjà à leur actif et nous promettaient pour la suite. Parler de « bourde », c’était refuser de discuter de l’effet de serre, de l’effroyable montée des cancers avec la dispersion de produits chimiques dans l’atmosphère et l’alimentation, des risques énormes de krach alimentaire provoqué par la substitution à la biodiversité de cultures standardisées et génétiquement modifiées.

Avouons-le : j’aimerais que Dominique Voynet fasse un peu plus de bourdes de ce genre. Nous savons très bien, nous qui avons suivi son parcours depuis les tribunes des conférences internationales, qu’elle fut l’une des plus remarquables ministres de l’environnement, par sa pugnacité, son art de convaincre, sa vision des vrais problèmes.

Aujourd’hui, cette compétence indéniable ne semble pas plus la servir dans les sondages que la compétence juridique de sa rivale Corinne Lepage dans la lutte pour l’indemnisation des victimes. La différence entre Voynet et Lepage, c’est que la première s’acharne d’abord à empêcher que les catastrophes n’arrivent (le moratoire sur les OGM maintenu contre l’hostilité de son propre Premier ministre), et exprimer « maladroitement » sa rage quand la catastrophe est arrivée.

Pourtant, lorsque le gentil Nicolas Hulot est venu expliquer, images filmées de son hélicoptère ou de son 4x4 à l’appui, tout ce que Dominique Voynet, avec tout le mouvement écologiste, s’acharne à expliquer et à combattre depuis 20 ans, il a fait un tabac. De même, Al Gore, promenant son PowerBook de limousine en jet privé. Tout se passe comme si l’engouement pour Hulot ou Al Gore, relayé par le dernier diagnostic de la conférence interministérielle sur le climat, avait fini de balayer les derniers doutes dans l’esprit des Français : « Oui, nous allons à la catastrophe, il faut faire quelque chose d’urgence ». Si personne ne parle de bourde, c’est que bien peu de commentateurs considéraient que ces personnalités médiatiques intervenaient véritablement sur le champ politique.

Dominique Voynet, elle, est sur le champ politique. Seule candidate de la gauche de gouvernement (c’est-à-dire celles et ceux qui risquent d’être en position de mener des politiques publiques dans quelques mois) à connaître sur le bout des doigts et les risques écologiques, et les moyens d’y parer, elle devrait logiquement recueillir tout l’héritage de la popularité d’Hulot et Gore.

Nous sommes dans un drôle de pays : on veut bien entendre le message, mais quand le messager formule les propositions qu’il serait en mesure d’appliquer, on se déchaîne à disséquer ses « bourdes » au lieu de disséquer le message.

Nous vivons dès lors en direct la chronique d’une catastrophe annoncée. Alors que, pour la plupart des Français, « la » question est la question écologique (dont l’exclusion sociale !), les réticences des maires à accorder leurs signatures à Dominique Voynet, le désintérêt des journalistes qui ne lui trouvent pas assez de bourdes à commenter, risquent de conduire purement et simplement à l’éviction du champ politique de la seule candidate porteuse d’un plan rigoureux, humain, sécurisant et même parfois amusant de lutte contre les périls qui nous menacent.

Oui, la maison brûle et l’on regarde ailleurs. Ou plus exactement, ceux qui arrivent avec les seaux, on ironise sur la façon dont ils portent les seaux ! Eh bien ça suffit. Prenons tous nos seaux en main et plaçons enfin au plus haut poste de responsabilité celle qui est devenue la plus experte en extinction et prévention des incendies.




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