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par Alain Lipietz | 17 mai 2007

Libération, 17 mai 2007
Au delà des décombres...
L’alternance n’a pas joué. Les Français ont majoritairement préféré une politique sociale et sécuritaire dans la continuité aggravée de celle menée depuis cinq ans. Et les premiers jours du Président annoncent la couleur : discours "modernisateur" ringardisant l’opposition, et corruption passive (plusieurs siècles de SMIC acceptés en cadeaux privés du grand patronat en quelques heures !)

On dit Thatcher+Berlusconi. Il faudrait ajouter Giscard (la modernisation de 1974)+Menem (l’ex-président argentin, pour le mélange de populisme, d’ultralibéralisme et de liens festifs affichés avec le business).

Les fautes tactiques du PS sont les raisons les plus repérables de la défaite. Ce parti a cultivé l’illusion qu’il avait perdu l’élection de 2002 à cause de la "dispersion". En réalité, la gauche était déjà très minoritaire.

Renonçant à « l’alliance de la gauche et des écologistes » qui l’avait remporté en 1997 et 2004, il a cru pouvoir profiter du « vote utile » pour écraser ses alliés. Puis il n’a pas osé offrir ce qui aurait pu autonomiser le centre de la droite : une forte dose de proportionnelle.

Cette incapacité tactique reflète le désarroi de sa direction et la crise d’une gauche sortie en lambeau des débats sur la laïcité et sur le référendum européen. Un consensus s’est écroulé, qui remontait parfois à l’affaire Dreyfus.

Avoir voté Non, « contre Chirac et le Medef », au référendum de 2005 : compréhensible. Avoir cru qu’un Non déboucherait sur un meilleur traité : erreur admissible. Mais que des dirigeants de gauche n’aient pas osé expliquer que, face à un capital européanisé, il fallait européaniser la politique et donc accepter un pas en avant vers une constitution fédérale, c’est ignorer la définition du "libéralisme" qu’ils prétendent combattre. Le Non de 2005, reconduction de l’Europe ultra-libérale existante, annonçait la "non-alternance" de 2007.

Quand des musulmanes refusent le voile qu’on les oblige à porter : bravo. Que des militantes approuvent l’exclusion de jeunes filles qui le portent en signe de révolte ou d’identité, c’est n’avoir rien compris aux enjeux libérateurs de 1905.

Le camp progressiste est en crise profonde. L’impression de bricolage qu’a parfois donné la campagne de S. Royal traduisait non l’impréparation d’une femme, mais la tentative d’y répondre en allant piocher ailleurs que dans les carrières épuisées de la vieille gauche, sous le silence étourdissant des intellectuels.

En face, N. Sarkozy offrait un bloc idéologique cohérent, Thatcher-Reagan-Bush avec les moyens de Berlusconi. Et ce bloc a clairement une base sociale, la "société en sablier". Un quart de siècle de libéralisme a si bien remodelé la société qu’il y a aujourd’hui deux France. Sarkozy a su incarner l’une, tout en séduisant une partie de l’autre.

Il y a la France des gagnants ou qui peuvent encore espérer gagner, jeunes décrochant enfin un emploi, entrepreneurs, rentiers, papy-boomeurs (mais pas les mamy boomeuses !) aux retraites et à l’épargne confortables, qui se sont vu offrir des gages par Sarkozy. Et il y a l’autre France, qui s’est retrouvée derrière Royal, mais dont une partie a voté Sarkozy, qui a su capter les mythes sécuritaires et identitaires lepenistes, baume sur son désespoir.

Terrible est la disparition de la conscience de soi ouvrière, cette conscience de pouvoir un jour construire un monde nouveau puisqu’on était déjà les fabricants du monde d’aujourd’hui. La gauche n’a pas compris que le modèle scandinave dont elle se gargarise suppose une implication négociée des travailleurs dans le processus de production . « Réhabiliter la valeur travail », ce n’est pas faire travailler les gens plus tôt et plus longtemps. C’est rendre à chacun la fierté d’une activité qualifié, participant aux choix techniques, gratifiante, avec un statut stable.

Plus largement, la gauche n’a pas su inventer une voie pour le 21e siècle répondant aux défis des crises écologiques et de la mondialisation, dont les réponses sont essentiellement européennes. La pollution n’a pas de frontière : on ne peut agir contre le changement climatique et les molécules tueuses qu’en domptant le marché par une politique européenne. Les marchandises et les capitaux circulent librement à travers l’Europe : il faut des droits sociaux européens.

Elle n’a pas su non plus, au niveau local, inventer une version renouvelée, plus chaleureuse, de la protection sociale : sécurité contre la solitude et les peurs de la vieillesse. Car le sentiment d’insécurité ne peut être combattu que par un resserrement des liens sociaux. Cela passe par une relance de l’activité associative, du tiers secteur d’économie sociale et solidaire, des régies de quartiers, tout autant que par une police de proximité.

Europe, tiers secteur, implication des travailleurs, furent avec l’écologie (évacuée d’un pacte en début de campagne) les grands absents de cette campagne. Ils pourraient devenir les piliers d’une gauche nouvelle.

La galerie des « traîtres » illustre ce qui ne peut plus durer dans la gauche à venir. Besson : les complicités imprudentes avec les technocrates du grand capital. Tapie : les tendresses pour l’entreprenariat un peu canaille. Allègre : l’arrogance scientiste. Glucksman et le versant autoritaire de Mai 68. Charasse et le sexisme encore omniprésent. Et aussi la gauche-qui-refuse-de-se-salir-les-mains, les Onfray appelant un jour au Non au TCE, le lendemain au vote nul face à Sarkozy.

Tout n’est pas perdu. La droitisation de la droite a déclenché son antidote : une scission du centre. L’électorat de Bayrou a donné la majorité à Royal dans les centres-villes et dans tout l’Ouest. Ailleurs, avec le FN, il a assuré le triomphe de Sarkozy.

Cette brèche entre la droite et une partie du centre a permis à l’Italie de sortir du règne de Berlusconi. Les électeurs de Bayrou qui n’ont pas osé voter Royal auraient pu inverser le résultat du vote. Ils peuvent encore le faire au vote décisif, le deuxième tour des législatives.

La gauche ne doit pas pour autant s’aligner sur le centre, mais se rénover de façon à pouvoir le rallier à elle. Et l’anneau manquant entre le centre et la gauche est à chercher dans l’écologie politique. Car l’écologie, urgence universelle, ne peut être réalisée que sous les valeurs de solidarité, avec les armes de la démocratie, face à la dictature des marchés.




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