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par Alain Lipietz | 1er juin 2000

Conseil d’analyse économique n°25
Trois débats sur le développement
Commentaires sur les rapports du groupe de travail " Développement "
La variété même des rapports du groupe de travail " développement ", leur hétérogénéité, et pourtant l’ampleur des questions et des zones géographiques laissées de côté, soulignent l’immensité du thème envisagé. Du foisonnement de ces textes et du premier débat lors de la séance plénière de Juin 1999 se dégagent cependant trois champs de questions à propos des pays dits en développement : " Que leur arrive-t-il ? Que peuvent-ils pour eux-mêmes ? Que pouvons nous pour eux ? ".

Tel est le plan autour duquel j’articulerai mes commentaires. Mais d’abord deux mots des lacunes. Il est sans doute normal que le groupe ait laissé de côté les pays en transition vers l’économie de marché, même si cette transition semble trop souvent (à l’est de la Tchéquie et à l’ouest de la Chine maritime) une transition vers le sous-développement. Plus étonnant et significatif est l’oubli de l’Asie du Sud et de l’Afrique, soit l’essentiel de l’ex-Empire et du champ traditionnel de la Coopération française. Les rapports se centrent sur le développement " en passe de réussir " ou " qui a failli réussir ", et se contentent de frôler ces échecs collectifs de l’humanité : l’Afrique et sous-continent indien. Comme si des problèmes insurmontables par les méthodes de l’économie politique (la mise en forme des rapports sociaux sous des statuts personnels, lignages ou castes ? une colonisation trop destabilisatrice ?) écartaient définitivement les plus anciennes civilisations du mode de l’économie de marché, les condamnaient à l’échec, à la clochardisation, aux guerres de religion ou aux rivalités des seigneurs de la guerre, à l’éradication de la misère par le SIDA ?

Bref, le débat a porté essentiellement sur le continent-mère de la " substitution aux importations " (l’Amérique Latine) et le sous-continent-mère de la " nouvelle industrialisation " (l’Asie de l’Est et du Sud-Est).

 Où en sont-ils ? Le contraste Asie-Amérique Latine.

On ne peut que donner raison à Jacques Valier et Pierre Salama : même si, fugacement (vers 1995) ces continents furent tous deux rangés, du point de vue financier, sous la rubrique commune " pays émergeants ", leurs trajectoires sont bien différentes, leurs structures et leur conjonctures presque inversées.

L’Amérique dite latine (Mexique compris) partit la première, dans les années 40, à l’appel de la CEPAL, et sous la houlette de régimes plus ou moins autoritaires, dans une industrialisation par substitution aux importations. Celle-ci rencontra ses propres limites dès la fin des années 70 (l’insuffisance du marché intérieur et de la qualification, faute de redistribution sociale, et l’insuffisante productivité, par excès de protectionnisme). Le " choc monétariste " initié aux États-Unis par la FED de Volker lui donna le coût de grâce. L’Amérique du Sud ne s’en est jamais vraiment relevée et retourne lentement vers l’exportation primaire : elle a raté les années 80 et 90 [1].

Partie dans les années 70, l’Asie de l’Est " inventa " l’industrialisation tournée vers l’exportation, et dès les années 80 commença l’ascension vers des segments de plus en plus qualifiés des circuits productifs mondialisés, dans une hiérarchie concentrique autour du centre japonais, dont les joyaux de la première couronne (Taïwan, Singapour, Hong-Kong) satellisèrent à leur tour les mondes chinois et vietnamien. La crise de 1997, comme celle de 1929, est une crise de " vainqueurs " : trop d’accumulation industrielle, pas assez de clients, ici encore faute de construction parallèle d’un marché intérieur populaire. Et encore : les pays les plus " égalitaires " (comme Taïwan, et dans une moindre mesure la Corée du Sud) sortent le plus vite de la crise, avec l’aide d’institutions financières internationales nettement plus généreuses qu’elles ne le furent dans les années 80 vis-à-vis de l’Amérique latine [2].

De la comparaison entre les deux continents, on ne peut que relever la victoire du modèle asiatique fondé sur l’industrialisation, non pas " ouverte ", mais tournée vers l’exportation. Loin de justifier un libéralisme abstrait, ce constat appelle à une réflexion plus concrète. L’Amérique latine a connu d’impressionnants succès tant que son dirigisme ne saturait pas les besoins de son étroit marché intérieur. L’Asie s’est adressée directement au marché mondial, et un même dirigisme a su parfois (à Taïwan par excellence) combiner réforme agraire et instruction par tous. Cette " politique de l’offre ", doublée d’une certaine promotion du marché intérieur, mais sans s’y enfermer, explique le succès asiatique, mais aussi les succès latins des années 70. Elle n’est pas si différente des dirigismes français et italiens des années 50-60, qui n’étaient pas des dictatures ! Le talon d’Achille était le côté financier, dans les deux cas, même si l’Asie de l’Est, de par son côté plus égalitaire, a su organiser sur une vaste base la formation et la collecte de l’épargne intérieure. C’est vrai du moins de l’Asie de l’Est, l’Asie du Sud-Est étant infiniment moins égalitaire, plus fragile donc aux chocs financiers externes.

Sur ce point on ne peut que donner raison à Pierre Salama, tout en se demandant (la décadence du modèle CEPALien aidant) si un " bon dirigisme " peut survivre à la chute de la dictature. Car la démocratisation fait dans un premier temps éclater le péché caché du dirigisme : la corruption des élites politiques.

 Que peuvent-ils pour eux-mêmes ?

La discussion (celle, essentiellement, du rapport de François Bourguignon) prend alors un ton franchement théorique, quoique non dénué d’intérêt. Car au point où nous en sommes, l’économiste du développement est au moins convaincu d’une chose : le salut, pour les pays en développement, ne peut venir essentiellement que d’eux-mêmes, de la qualité d’un leadership interne conduisant les " bonnes réformes ", avec une " bonne gouvernance ". Les pays développés ne peuvent au plus que s’efforcer de ne pas nuire (nous y reviendrons dans la troisième partie), même si leurs économistes spécialisés peuvent disserter de ce qu’il conviendrait de faire " là-bas ".

Le rapport Bourguignon illustre le nouveau sens commun émergeant dans la profession (et les institutions) : on ne peut plus attendre la sortie de la misère d’un hypothétique développement, car la pauvreté de masse est en elle-même une entrave au développement. Cette leçon résulte non seulement du contraste entre l’Amérique Latine et l’Asie, mais au sein de l’Asie elle-même du contraste entre l’Asie de l’Est et l’Asie du Sud, et même l’Asie du Sud-Est.

Avant de revenir au débat économique, je me permettrai d’en rappeler une raison socio-politique. Quand il est facile, pour des élites, de vivre sur un grand pied grâce aux conditions d’exploitation abyssales de la main d’ ?uvre, il n’est guère motivant de chercher à innover ! Cette leçon classique des économies rentières primo-exportatrices vaut sans doute autant pour les élites de l’Inde et de l’Insulinde. Inversement, quand une politique publique volontariste parvient à hisser l’ensemble de la population vers un minimum acceptable quoique frugal (je pense à certains Etats de l’Inde comme le Kerala), on voit émerger une petite classe moyenne dynamique auquel l’avenir est peut-être ouvert.

Le débat économique est compliqué par le " porte-à-faux " du " sous-développement ". Un pays " en développement " est un pays qui connaît des modèles et des techniques modernes quand sa population et ses structures sociales vivent dans les conditions des siècles antérieurs. Certes, la Sécurité Sociale et l’impôt sur le revenu n’existaient pas lors du décollage industriel de la France et de l’Angleterre. Mais le moteur électrique non plus. La question est de savoir : peut-on construire des téléviseurs et des ordinateurs dans un pays où les larges masses vivent comme les paysans du siècle de Louis XIV ? Probablement pas, en tout cas pas sans problème, non seulement sociaux mais macroéconomiques et productifs.

Le premier argument, macroéconomique, fut, dans les années 60-70, celui des " CEPAListes de gauche ", en fait socio-démocrates et " pré-fordistes " : pour autant que compte le marché intérieur, il faut le développer par une élévation du niveau de vie général de la population.

On a vu que le modèle asiatique n’avait pas ce problème (mais le marché intérieur a lui aussi commencé à s’y développer dans les années 80 !). Pourtant, ses plus beaux fleurons ont retrouvé le même impératif, mais du côté, on l’a déjà dit, de la formation d’une épargne domestique, et surtout, du côté de la main d’ ?uvre. Un bon travailleur industriel est un travailleur bien nourri, bien logé, et de plus en plus éduqué : la majorité des jeunes des quatre premiers dragons asiatiques atteignent le premier cycle universitaire.

Cette " redistribution d’efficience " ne passe d’ailleurs pas forcément par l’impôt, mais tout simplement par la régulation du rapport salarial direct : les conventions collectives (pour autoritaires qu’elles soient), la politique des revenus (sur le fil du rasoir entre les exigences de la compétitivité externe et celles de la paix sociale intérieure).

Il est toutefois une forme de redistribution publique, préconisée avec raison par François Bourguignon, et dont l’exigence s’impose dans les " Pays Moins Avancés " comme dans les " Nouveaux Pays Industrialisés ". Politique de l’offre autant que stabilisateur macroéconomique et social, investissement décisif pour l’avenir : c’est la politique de santé périnatale et infantile, et les politiques de dépenses d’éducation. Cela justement qu’avec les embryons d’État-providence cepaliens (ou nassériens, etc.) sont venus briser, dans les années 80, les terribles Plans d’ajustement structurels du FMI et de la Banque Mondiale.

 Que peut faire la Communauté internationale ?

Le débat se concentre donc (et c’est le point focal du rapport de Laurence Tubiana et Christian Chavagneux) sur la politique de prêts des institutions multilatérales. Avec une raison massive : ce sont bien des chocs financiers qui ont précipité dans la crise l’Amérique Latine, puis l’Asie. Oui, mais précipité seulement ! On l’a vu, ces crises ont frappé des modèles de développement surendettés de par une dynamique interne. Que les instances internationales n’aient pas su prévenir ce surendettement, que la Banque Privée l’ait surtout encouragée pendant les booms des années 1970 et 1990, est un autre problème, interne à ces institutions.

Il serait donc souhaitable, plus en profondeur que la réforme de crédit international, de réfléchir au conditionnement des modèles de développement nationaux par les règles du commerce international. Comment établir un ordre économique international garantissant un flux de ressources aux pays en développement, rémunérant leur travail ou leurs richesses naturelles, y compris leurs droits sur les biens communs planétaires dont leur sous-développement même les dispense d’abuser ? Comment établir des règles sociales internationales (équivalentes à ce qu’ont été, dans les pays développés, la législation sociale et les conventions collectives) qui enrayent la course au dumping social, au dumping environnemental, dans laquelle se trouvent piégés les deuxième, troisième, quatrième vagues de " Nouveaux Pays Industrialisés " (du Vietnam au Nicaragua en passant par l’Île Maurice), sans que ces règles n’aboutissent à un protectionnisme arbitraire des pays déjà plus développés ? Tels sont les problèmes de fond que devra régler l’OMC si elle ne veut pas couler dans l’illégitimité.

Et c’est sur cette base seulement que l’on peut discuter du crédit international et de sa conditionnalité. Tout prêt est évidemment conditionnel, sinon c’est un don (ce qui peut se justifier). Ce qui est intolérable, c’est la succession de laxisme trompeur (en période de boom) et de restrictions impitoyables dès que la crise se déclenche. De ce point de vue, bien plus que d’une Taxe de Tobin (qui n’est vraiment utile qu’au sein d’une zone visant des parités fixes), le tiers-monde souffre d’un manque de " viscosité " dans le mouvement des capitaux à court terme. Faute de pouvoir imposer des investissements directs (où l’investisseur assume les risques), la moins mauvaise solution est la " méthode chilienne " : le blocage des capitaux pour une durée affichée à l’avance dans le pays emprunteur.

Reste le problème de ces dons-prêts, engagés pour un temps relativement long par les institutions publiques ou multilatérales. Je dis " dons-prêts " car leur remboursement n’est pas garanti, et le prêteur le sait. Que le préteur tienne à recouvrer son prêt ou qu’il le considère implicitement comme un don, la question de la conditionnalité est posée : par la prudence dans le premier cas, par la légitimité politique vis-à-vis des contribuables dans le second cas. L’inacceptable est ici que la " conditionnalité " ait conduit à imposer aux emprunteurs des modèles économico-sociaux qui se sont révélés désastreux pour les populations que ces institutions prétendaient aider. Les Plans d’ajustement structurel des années 80 (privatisations + réductions des dépenses publiques, essentiellement des dépenses en salaires) ignoraient totalement les liens sociaux et familiaux qui stabilisaient les conditions d’existence jusque dans les villages, bien au delà de " l’aristocratie salariée " des capitales. En supprimant les salaires publics urbains, on détruit non seulement la redistribution familiale ou villageoise, mais les services publics.

La rupture du " consensus de Washington " (dont les éclats de Stiglitz ne sont qu’une expression tardive : la fêlure date en fait de la Conférence de Rio) se traduit par deux lignes d’évolution possible.

- Soit une " politique sociale du libéralisme ", l’aide au plus pauvres transitant par les ONG, puisque les P.A.S. ont détruit l’État-Providence, qu’il faut bien s’occuper des corps, que l’Église n’est plus là - sauf dans le monde musulman - et que le libéralisme régnant sur le marché international engendre de nouveaux pauvres au fur et à mesure qu’on les secourt.
- Soit une certaine conditionnalité fondée sur la " bonne gouvernance ", visant à la fois la légitimation du côté des contribuables prêteurs, et l’efficacité à long terme du côté des emprunteurs.

Le rapport Chavagneux-Tubiana aborde avec prudence et clairvoyance cette voie tout aussi délicate et exigeante que la fixation de clauses environnementales et sociales sur le libre-échange. Voie étroite, mais c’est la seule susceptible de sauver ce qui peut l’être.




NOTES


[1A.Lipietz, Mirages et miracles, La Découverte,1995.

[2" The world after Fordism ", Review of International Political Economy, 4:1, Spring 1997.

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