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par Alain Lipietz | 7 août 2005

Co-élaborer à l’échelle européenne
Contribution pour les Journées d’été des Verts 2005
Le Parlement européen, du moins tel que le pratique le groupe Vert, est un lieu fort intéressant de co-élaboration, c’est-à-dire d’élaboration conjointe avec les forces sociales des propositions politiques, et de controle par celles-ci de leur mise en œuvre par les partis. Il présente des avantages et des inconvénients.

Les avantages : d’abord, il est bien connu que le cadre politique européen détermine très largement le cadre national. C’est particulièrement vrai dans le domaine de l’environnement, où le Parlement est en situation de co-décision sur la plupart des sujets (à l’exception du nucléaire et des écotaxes), et les directives qui en résultent sont le fondement de la majeure partie de la législation nationale.

Par ailleurs, les forces politiques et sociales des autres pays européens sont beaucoup moins « coincées » qu’en France quant à la possibilité de travailler ensemble. Ces pays ignorent la tradition française de la charte d’Amiens, qui en 1905 prétendit tracer une ligne de démarcation infranchissable (mais dans les faits largement contournée !) entre partis et syndicats ou associations de la société civile. Lorsqu’au congrès fondateur du parti Vert européen, en 2003 à Rome, John Monks, président de la Confédération européenne des syndicats, déclara : « Nous n’avons plus confiance dans la sociale-démocratie. Nous proposons une alliance stratégique entre le syndicalisme et les partis Verts », j’allais le voir et lui proposais, si cela le gênait d’avancer dans cette démarche stratégique avec des partis politiques, de le mettre en relation avec des associations telles que Greenpeace etc. Il me répondit : « Chez nous, on s’en fiche, nous pouvons très bien travailler directement avec les partis. »

Enfin, travailler directement en ambiance trans-nationale permet de dépasser les visions étroites des solutions nationales traditionnelles. Nous apprenons très rapidement qu’il y a d’autres façons de bien faire que celles de la République française !

Mais ce travail présente également des inconvénients. L’immensité du territoire européen, la variété extrême des situations entre les vieilles sociales-démocraties d’Europe de Nord, les pays latins de tradition démocrate-chrétienne ou les anciens pays communistes, et bien entendu la barrière de la langue, provoquent un effet d’abstraction entre les multiples bases aux traditions culturelles diverses, et les organisations du « sommet ». Par sommet, j’entends des structures telles que la Confédération européenne des syndicats (CES), ou le Bureau européen de l’environnement (BEE) qui coordonne l’action des grandes organisations trans-nationales telles que Greenpeace, les Amis de la terre etc. Un accord entre le groupe Vert et ces structures ne signifie évidemment pas l’adhésion des structures de base nationales aux compromis passés.

Ma première expérience fut mon rapport sur la Banque européenne d’investissement (BEI), en 1999-2000. Ce rapport fut l’origine d’un travail très riche avec le European Community Bankwatch Network, qui est lui-même un regroupement d’associations principalement écologistes surveillant l’action de la BEI.

En 1999, la BEI était très attaquée par la droite libérale, à la fois parce qu’elle est européenne, et parce que c’est une banque publique de développement. Elle était en même temps en but à de l’hostilité du Bankwatch, du fait de son manque de transparence et de sa prétention à « ne rendre de comptes qu’aux marchés ». Je proposais à la BEI de rédiger un rapport relativement favorable si elle acceptait de s’ouvrir au contrôle des associations telles que le Bankwatch. Face à l’hostilité de la droite, la BEI, (dont une partie de la direction cherchait d’ailleurs à revenir à sa vocation originelle de banque de développement au service des institutions de l’Union) accepta le compromis. Depuis, des colloques réguliers ont lieu entre la BEI et le Bankwtach, souvent avec ma participation, et il faut reconnaître une réorientation fort intéressante de la BEI vers les investissements de développement soutenable.

Ma seconde expérience fût la mise en place de l’accord de Kyoto. Le Parlement européen n’ayant pas de compétence sur l’éco-fiscalité (qui relève de l’unanimité des gouvernements), les pressions du Bureau européen de l’environnement et du groupe Vert se heurtèrent à un mur. En revanche, les mécanismes de quotas et de quotas transférables relèvent, bizarrement, de la co-décision ! Pourtant, un quota mis aux enchères par l’État n’est rien d’autre qu’une écotaxe payée en gros ...

Le BEE dans cette bataille fût extrêmement présent. Contrairement à ce qui se passe en France, personne, au niveau européen, ne conteste que la méthode des quotas imposés administrativement soit la forme la plus sûre de limitation des émissions de gaz à effet de serre. Dans ces conditions, le fait que les capitalistes s’échangent entre eux les quotas qui leur ont été attribués ou vendus ne pose aucun problème. Le BEE et le Réseau Action Climat européen se lancèrent donc dans la bataille pour la mise en place immédiate d’un système de quotas pour les industries lourdes, dès 2005 (c’est-à-dire trois ans avant l’échéance prévue par l’accord de Kyoto), une partie devant être obligatoirement mise aux enchères afin de faire profiter l’Etat d’un « deuxième dividende » et surtout afin d’évaluer le coût de la tonne de carbone évitée. Le succès fut presque total, alors même que le système des quotas était combattu par une partie de la « gauche de la gauche » française, il est vrai fort peu au courant des problèmes et des méthodes de l’écologie politique.

La troisième expérience fût mon rapport pour la Commission économique et monétaire relatif à la responsabilité des entreprises dans le domaine environnemental. Cette fois, c’est Greenpeace qui fût mon correspondant permanent au nom du BEE (pour la bataille précédente, c’était Birdlife, structure européenne qui coiffe la Ligue de Protection des Oiseaux française). Les enjeux de la bataille étaient de faire reconnaître le devoir d’intervention de l’État avant que les erreurs ne soient commises (principe de précaution), et la responsabilité civile totale des entreprises une fois la catastrophe arrivée, même si tous les règlements avaient été respectés (principe pollueur-payeur). Fort de l’expérience de l’Euréka et du Prestige, je centrais mon action sur l’obligation de s’assurer pour couvrir la totalité du risque civil environnemental. Je reçus alors la visite du lobby des assureurs : « Merci, Monsieur Lipietz, de nous ouvrir cet immense marché, mais nous ne pouvons assurer que des risques que nous pouvons évaluer. Faute de quoi, nous ne pouvons même pas fixer le tarif de la police d’assurance. Nous sommes par exemple convaincus que le Régent et le Gaucho seront un jour condamnés. Selon les termes de votre directive, Monsanto et Bayer devront « remettre la nature en état ». Et bien, supposez que les abeilles ne reviennent pas. Jusqu’à quand, nous, les assureurs, devrons-nous continuer à payer ? » Cette objection me paraissait valable, mais mes interlocuteurs associatifs me pressèrent de ne surtout pas accepter de limitation a priori de le responsabilité civile des entreprises. Les assureurs se retournèrent alors contre moi et obtinrent le soutien de la Grande-Bretagne et de la France, les deux grandes puissances de l’assurance. Résultat, le vote final en troisième lecture aboutit à un compromis relativement insatisfaisant.

Je crois qu’en cette occasion, je n’ai pas assumé pleinement mes responsabilités politiques qui impliquent de savoir résister à la position « maximaliste » des forces sociales amies afin de dégager un compromis véritablement viable.

La quatrième occasion fût la bataille menée en commun avec Hélène Flautre, de la Commission sociale, en soutien à la lutte des syndicats d’Alstom absorbé par ABB. C’est à cette occasion que nous fîmes la connaissance de Francine Blanche, qui, à la suite de cette bataille devait monter à la direction de la CGT. La mobilisation du Parlement (menée par les communisstes et nous) arracha à la Commissaire à l’emploi et aux affaires sociales, Diamantopoulos, la promesse d’une garantie européenne sur le droit à l’information et à la consultation des travailleurs « en temps utile », (c’est-à-dire avant que les fusions ne soient décidées). Cet engagement se retrouvera dans la Charte des droits fondamentaux : c’est une des raisons du soutien de la CES et de l’équipe Thibaut de la CGT au Traité constitutionnel.

L’expérience suivante fût celle de mon rapport sur la surveillance des conglomérats financiers. Il s’agissait en gros de fixer des ratios de responsabilité de l’entreprise-mère d’un groupe de la banque-assurance par rapport aux difficultés financières d’une autre entreprise plus ou moins bien contrôlée par elle. La difficulté est que dans le cas des mutuelles, les habituels ratios de capital sont inopérants, les mutuelles n’ayant pas de capital. Je coopérais avec les mutuelles européennes pour trouver néanmoins une solution. Les rapports amicaux noués à cette occasion m’introduisirent aux débats du mutualisme français qui jusque-là, faute d’avoir bien compris son insertion européenne, s’était plutôt laissé rouler dans la farine.

Derrière batailles particulières : la révision de la directive « Temps de travail » et la directive « Brevets logiciels ». Nous y sommes aussi en codécision. Les associations concernées, les syndicalistes et féministes surtout britanniques dans le premier cas - où l’enjeu était l’abolition de l’opt-out sans annualisation de la période de référence -, les militants du « libre » et les PME informatiques dans le second cas, collaborèrent étroitement avec le Groupe Vert et l’ensemble de la gauche du PE. Non seulement elles rédigèrent avec nous les amendements mais participèrent à l’évaluation des compromis acceptables et des choix tactiques. Cela permit aux eurodéputés français de résister aux injonctions aberrantes des forces politiciennes françaises qui, sans la moindre consultation des forces sociales concernées, appelaient à voter contre tout, selon des interprétations hallucinées des textes en débat (« ils veulent porter la durée du travail à 65 heures ! »), dans le cadre de leur tir de barrage contre le TCE en particulier et contre la politique européenne en général.

Mais la grande expérience montrant les difficultés de l’exercice de la coélaboration fût bien sûr la bataille du traité constitutionnel. Les forces syndicales, écologistes, droit-de-l’hommistes européennes se jetèrent à fond dans la bataille de la Convention, en liaison étroite avec les forces politiques vertes, socialistes et communistes du Parlement. On peut dire par exemple que l’article 122 (sur l’obligation de financer les services publics) représente le point le plus avancé (malheureusement trop isolé) de cette bataille.

Le plus intéressant dans ce cas fut l’implication des forces sociales européennes, au-delà de l’élaboration, jusque dans le jugement quant au résultat global, et la défense de ce résultat. Les grandes organisations environnementales publièrent une évaluation détaillée du TCE, avec, chapitre par chapitre, ses avancées et ses faiblesses, le tout se concluant par une note de synthèse positive, et un appel à voter Oui. De même, je reçus dès le mois d’août 2003 (c’est-à-dire après la clôture de la Convention, et avant le rejet du traité par 12 gouvernements sur 25 à CIG de Rome), la visite d’un représentant (d’origine CGTiste) de la CES qui me dit : « Nous avons besoin que vous, les Verts, souteniez ce traité, car les communistes et les trotskistes voteront contre par hostilité à l’Europe, et probablement le parti socialiste aussi, par honte d’avoir appuyé Maastricht ». Je répondis que nous saurions tenir compte de leur avis, mais qu’une telle responsabilité politique serait celle du Parti Vert Européen.

Comme on sait, le soutien des organisations sociales européennes (CES, BEE, Lobby européen des femmes...) ne s’est jamais démenti. Mais (et là apparaît la limite de toute cette co-élaboration) les correspondants français de ces organisations, au pire rejetèrent le traité, au nom de considérations plutôt nationales, au mieux se cantonnèrent à la tradition, héritée de la charte d’Amiens, de neutralisme vis-à-vis d’une décision politique. Des conquêtes aussi importantes que l’ébauche d’un droit pénal européen, incluant par exemple la qualification de « l’exploitation sexuelle des femmes et des enfants » comme un crime européen, ne furent même pas popularisées par les organisations féministes françaises, ni même par les organisations combattant en France le proxénétisme et pourchassant le « néo-règlementarisme hollandais » !

On mesure dans ce dernier exemple les difficultés fondamentales qui nous attendent.

- Toutes les organisations ne sont pas nécessairement d’accord entre elles quant au niveau de compromis admissible. C’est déjà vrai d’un mouvement à l’autre à l’intérieur d’un pays et même à l’intérieur d’un mouvement social dans le même pays. Alors quand il s’agit de co-élaborer avec des organisations plus ou moins représentatives opérant sur de nombreux fronts et dans 25 pays, on imagine la latitude (et la responsabilité !) des organisations politiques. José Bové m’expliqua qu’il aurait aussi bien pu voter Oui, « comme les juristes, Tubiana, Joinet etc » et qu’il comprenait fort bien que les eurodéputés verts aient voté Oui, mais que lui n’était pas content du traitement de l’agriculture dans les négociations OMC. Bon, ben, dans ce cas c’est le rôle du politique de faire la synthèse en tenant compte du degré de pertinence des partenaires, et en matière constitutionnelle je suivrais prioritairement les juristes.
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- La crise de la représentation ne concerne pas seulement les organisations politiques. Dans le monde effroyablement complexe et mouvant qui est le nôtre, les quelques militants détachés au niveau européen par leurs organisations nationales sont certainement les mieux informés de la complexité des problèmes et les experts les plus précieux quant aux compromis acceptables. Mais leur spécialisation même n’en fait pas nécessairement les meilleurs représentants de la sensibilité de leur base immense. Et on peut douter qu’ils soient à même de convaincre ladite base de la justesse des objectifs qu’ils auront fixés en commun avec les forces politiques.

- La situation prend parfois un tour surréaliste. Par exemple, la suppression de l’opt out britannique en matière de temps de travail maximal n’a pas du tout été comprise par les forces politiques françaises qui, elles, se battaient sur des lignes beaucoup plus avancées (les 35 heures). Toutefois, la généralisation du travail au forfait-jour risque de laisser de nombreux salariés français sous la seule protection de la loi européenne. Alors, les choix faits par le syndicalisme britannique nous apparaîtront comme providentiels !

En somme, les difficultés que nous rencontrons ne sont pas très différentes de celles que devait affronter la Première Internationale, où se mêlaient à égalité des partis, des syndicats, des bourses du travail etc. Je doute que les congrès réunissant des comités ouvriers anarchisants d’Espagne et des syndicats d’ouvriers de métier nord-américains aient été très faciles à gérer. Mais pourtant, c’est de cette expérience historique qu’est née la plus grande espérance du XXe siècle. Souhaitons que les Verts, qui sont le parti de l’espérance du XXIe siècle, conserve le courage d’affronter la complexité du monde sans perdre le contact avec les aspirations des plus démunis. La méthode de la coélaboration en la plus sûre garantie, mais c’est plus un labyrinthe à déchiffrer qu’une autoroute balisée.




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