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Chers amis,

Veuillez trouver ci-dessous quelques réflexions personnelles sur la campagne du référendum et la façon dont elle se déroule. Que vous songiez à voter oui ou non, que vous sachiez ou non quoi penser de la constitution européenne, je serai toujours intéressé par vos remarques et vos commentaires.

(art. 1492).


par Yann Forestier | 25 avril 2005

Réflexions personnelles sur la campagne du référendum et la façon dont elle se déroule
Chers amis,
Veuillez trouver ci-dessous quelques réflexions personnelles sur la campagne du référendum et la façon dont elle se déroule. Que vous songiez à voter oui ou non, que vous sachiez ou non quoi penser de la constitution européenne, je serai toujours intéressé par vos remarques et vos commentaires.

 Petit résumé

(il est vrai que c’est un peu long) :

1 - Un débat mal engagé

a - Dans les médias
On débat très peu du fond et on se contente de manier de grandes idées qui ont depuis longtemps perdu tout pouvoir de conviction.

b - Sur le terrain
L’organisation de débats contradictoires semble impossible avec des partisans du non.

2 - Le noyau dur des argumentaires

a - Du côté du non
 Saisir l’occasion de dire son opposition à la logique qui a présidé depuis cinquante ans à la construction européenne
 Protester contre les insuffisances de la constitution

b - Du côté du oui
 On préfère la constitution au traité de Nice
 On considère que c’est un compromis bien négocié, compte tenu de la situation européenne.

3 - La pierre d’achoppement : les chances de renégociation
 Chez les partisans du non, on est sûr que la victoire du non entraînera une remise en question de l’orientation prise par la construction européenne.
 Chez les partisans du oui, on est sûr que la victoire du non n’entraînera aucun crise, le traité de Nice pouvant s’appliquer.

 Développement

1 - Un débat mal engagé

a - dans les médias

On peut être passablement affligé de la façon dont les journalistes mettent en scène le débat sur la constitution européenne. On pouvait le pressentir dès l’automne, lorsque, par exemple, au lendemain du référendum interne aboutissant au choix du PS pour le oui, le Monde titrait en Une "Les socialistes votent oui à l’Europe et non à Fabius". Qu’on en veuille à Fabius, qui, après avoir soutenu les traités d’Amsterdam et de Nice, s’oppose (après de longues hésitations) à la constitution pour des raisons vraisemblablement politiciennes est une chose, mais qu’on personnalise à ce point les motivations des militants socialistes votant non, et que dans le même temps, on décrète sans même en débattre que voter oui, c’est voter pour l’Europe, est une déformation indigne d’un tel journal.

Cinq mois plus tard, on n’a pas beaucoup avancé. Tandis que les partisans du non citent à qui mieux mieux articles et références du texte, les partisans du oui que les médias mettent en avant développent surtout de grandes idées, de grands principes ("L’Europe, l’Europe, l’Europe !!!"), qui ont depuis longtemps cessé de convaincre des Français qui ont compris que le rêve européen avait été instrumentalisé par les libéraux pour mettre le continent aux normes de la mondialisation anglo-saxonne. Les journalistes, de leur côté, ont consacré des mois durant l’essentiel du temps d’information concernant la constitution à parler des conflits internes du PS ou des ambitions de Nicolas Sarkozy, choses non seulement dont tous les Français (ou presque...) se moquent, mais qui auront surtout comme effet de diffuser l’idée selon laquelle ce référendum n’est encore qu’une affaire de jeux politiciens et de magouilles, idée propre à nourrir un peu plus l’abstention ou le vote non irréfléchi. Heureusement que sur France Inter, il y a les appels des auditeurs pour qu’un quart d’heure durant, on parle enfin de la constitution, texte à l’appui, chaque matin. Paradoxe de la démocratie post-moderne : animer le débat public exige de contrer ceux dont c’est justement le rôle, à savoir les principaux médias.

Jacques Chirac, jeudi soir, n’a guère contribué à améliorer les choses. Ne citant jamais le texte alors que l’important, pour un homme à ce point discrédité par ses mensonges et ses palinodies à répétition, est de montrer qu’il ne travestit pas la réalité, ne parvenant pas à rappeler ce qu’est une constitution (un ensemble de règles du jeu, pas un projet politique) face à des jeunes exprimant leurs inquiétudes dans tous les sens, il a embrouillé un peu plus le débat. Il était de toute façon évident que, compte tenu de son absence de crédit, Jacques Chirac, en s’impliquant dans la campagne, risquait plus de faire progresser le non que le oui.

b - Sur le terrain

La situation me semble bloquée sur le terrain aussi. Alors que de plus en plus de gens me disent qu’ils ont besoin de faire la part des choses et d’entendre des gens compétents défendre face à face, texte à l’appui, le oui et le non, afin de se faire une idée personnelle vraiment informée des arguments des uns et des autres, l’organisation de débats contradictoires est impossible. Les partisans du non de gauche, et c’est tout à leur honneur, ont multiplié depuis l’automne les conférences, réunions publiques et causeries sur la constitution. De village en salle des fêtes, de bistrot en marchés, ils font revivre la vraie politique, celle qui va à la rencontre des citoyens de base et les invite à discuter simplement, loin des meetings à paillettes qui prennent modèle sur les conventions américaines. Malheureusement, ces réunions sont organisées dans le seul but de donner la parole au non.

Toutes les demandes de partisans du oui d’organiser des réunions contradictoires se sont soldées par une fin de non-recevoir. Au pire, la réponse est une bordée d’injures disant clairement qu’on "n’a rien à faire avec des gens qui veulent brader les acquis sociaux". Au mieux, la réponse ne vient pas ou on nous montre ostensiblement que l’organisation de telles confrontations, malgré l’importante attente des citoyens non politisés, n’est pas une priorité. Les seuls partisans du non prêts à débattre ainsi, dans mes relations, sont le prestigieux François Dufour, déjà très sollicité et qui m’a fait le privilège de bien vouloir venir donner la réplique, début mars, à Alain Lipietz à Saint-Lô (avec les procès de fauchage d’OGM et sa ferme à faire marcher, il a d’autres chats à fouetter que de venir bavarder à la salle des fêtes de La Haye-Pesnel ou de la Rochelle Normande...), et des militants Verts partisans du non, que, compte tenu de ma position, je peux difficilement mettre en avant. Malgré le dynamisme des réseaux d’ATTAC ou de la Confédération paysanne, ou encore du PC, il est impossible, pour le moment du moins, de trouver un contradicteur. Un copain faisant la même recherche dans la région de Vire s’est heurté à la même impasse. L’appel est lancé : si vous trouvez un candidat pour défendre le non dans un débat contradictoire, ce sera avec plaisir.

Bien sûr, les partisans du oui sont les bienvenus dans les réunions du non. Mais la dynamique à l’oeuvre dans des réunions monocolores ne facilite évidemment pas le débat et, surtout, l’information des citoyens. A La Haye-Pesnel, la semaine dernière, il y avait douze personnes... toutes très bien informées et motivées pour voter non. Moralité :
1 - Il fallait du cran pour oser dire qu’on vote oui
2 - Les citoyens de base n’étaient de toute façon pas là, ayant compris dès le départ qu’on ne leur présenterait pas une alternative, mais une doxa.
Manifestement, les partisans du non de gauche n’acceptent le débat que lorsqu’ils ont pour eux la tribune, le temps de parole et le public. C’est à dire lorsqu’ils sont en situation de force.

Sur le principe, ils n’ont pas forcément tort : on ne débat pas avec un ennemi, un imposteur, un magouilleur, un escroc. A l’extrême, ce n’est pas pour rien que les débats sur l’extrême-droite prévoient rarement de donner la parole à un responsable du FN. Sans doute pense-t-on, chez les défenseurs du non, que les partisans du oui sont des libéraux infréquentables à qui il est inutile de donner la parole, dans la mesure où ils nous ressortiront les discours déjà éprouvés dont Alain Madelin, Jean-Marc Sylvestre et Jean-Pierre Pernault nous abreuvent à longueur de journée. Le manichéisme des commentaires de nombre de journalistes, atterrés de voir que le non monte, confirme leurs craintes. Face à ce rouleau compresseur qui a pour lui la respectabilité des présidentiables et la force de frappe des médias, il n’est guère de débat possible.

Alors, chez les "nonistes" (les "négativistes" ? les "refuzniks" ?), on travaille à se convaincre qu’effectivement, voter oui, c’est nécessairement être libéral. C’est ainsi qu’ATTAC vient de sortir aux Mille et Une nuits un petit argumentaire démontant les arguments du oui en s’appuyant sur les paroles de représentants de l’UMP (donc, d’ultralibéraux) et du PS (donc, de socio-libéraux), c’est à dire de gens qu’ATTAC a toujours combattu. La palme revient à un groupe local d’ATTAC, qui a organisé un seul débat contradictoire, le défenseur du oui étant un responsable local de l’UMP. Quoi de mieux pour convaincre les sympathisants d’ATTAC qu’il ne faut surtout pas voter oui !!! Faire représenter le oui par un membre d’un parti largement discrédité est une façon de défendre le non, ce qui a permis d’aboutir à la conclusion de la réunion, tirée par le M. UMP lui-même et reprise par le journal local d’ATTAC : "on vote oui lorsqu’on est d’accord avec la logique libérale d’organisation de l’économie et de la société". Bref, votez non. Au bout du compte, on se convainc dans les réunions nonistes que le référendum va provoquer un reclassement des forces politiques entre antilibéraux et libéraux, ultra ou socio. Et on est de plus en plus sûr qu’un fossé infranchissable s’ouvre entre les ouistes et les nonistes, puisqu’on est convaincus qu’ils défendent des modèles de société contradictoires.

Le vrai courage consisterait à reconnaître qu’il existe un oui antilibéral. Rappeler cela à des nonistes provoque généralement une moue de désapprobation, tant on semble sûrs que tout oui vaut capitulation délibérée devant le libéralisme, sur le modèle de ce que la social-démocratie a fait depuis vingt ans. Pourtant, même s’il se peut qu’ils se trompent et qu’ils aient tort, il y a beaucoup d’antilibéraux convaincus et sincères qui sont décidés à voter oui. Que pensent les partisans du non de gauche du fait que Toni Negri ou Alain Lipietz votent oui ? Comment expliquent-ils que 53% des militants Verts aient aussi choisi le oui, au moment même où leur congrès a réaffirmé leur refus de l’alignement sur le PS ? Là-dessus, je n’ai pour le moment pas eu de réponse. Il est plus facile de pester contre le oui de Sarkozy ou de Sellières. Les ouistes pourraient pourtant jouer un jeu symétrique, en prétendant que les partisans du non, alliés de de Villiers et de Chevènement, sont des nationalistes, qu’alliés d’Aznar et de Stoiber, ce sont des ultralibéraux, qu’alliés de la droite polonaise, ce sont des cléricaux. Mais non. Non seulement ils reconnaissent la sincérité de leur choix, mais ils leur proposent même une tribune, à égalité avec des partisans du oui, pour en parler. Pourquoi la refusent-ils ?

Les défenseurs du oui se retrouvent contraints à organiser eux aussi des réunions monocolores, qui ressembleront comme celles du non à des grand-messes où on ne trouvera que des militants déjà convaincus. Pour ma part, cela ne me motive guère. Manquerait-on une formidable occasion de ranimer le débat public ?

2 - Le noyau dur des argumentaires

Malgré la rareté des débats contradictoires, j’ai réussi, grâce à des listes de diffusion Internet et à des conversations, à avoir de vrais échanges avec des partisans du oui comme du non. Quand on va au fond des choses, on arrive à quelques noyaux durs, qui me semblent refléter, bien mieux que les discours tenus dans les médias ou les réunions où il n’y a pas de contradicteurs pour obliger l’orateur à se justifier, les motivations profondes des uns et des autres.

a - Du côté du non

Du côté des nonistes, on trouve à mon sens deux noyaux durs : la volonté de saisir une occasion de contester le chemin pris par la construction européenne et la déception devant l’insuffisance d’une constitution qui n’est pas à la hauteur des enjeux.

Beaucoup de partisans du non semblent découvrir depuis peu l’orientation clairement libérale prise par la construction européenne. C’est un fait que, depuis vingt ans, le travail de la Commission européenne a surtout consisté à libéraliser le commerce, sans guère de souci pour une "Europe sociale", qu’on nous promet comme la carotte qui fait avancer l’âne. Les ouistes comme les nonistes reconnaissent qu’à l’exception de quelques progrès significatifs (en matière d’environnement, en particulier), la construction européenne a été une gigantesque arnaque, l’invocation des rêves de Victor Hugo ou d’Aristide Briand ayant surtout servi à construire un espace de libre circulation des capitaux et des marchandises, aux fins de favoriser le dumping social et la dérèglementation. La directive Bolkestein, de ce point de vue, est la conclusion logique de cette escroquerie. Beaucoup d’Européens sincères ont voté oui à Maastricht en 1992 et comprennent que ce qu’ils croyaient être un vote pour le principe de la construction d’une Europe unie était en fait un blanc-seing offert à une Banque centrale indépendante, l’acceptation d’une camisole interdisant plus de 3 % de déficit, forme idéologique très poussée d’un libéralisme dogmatique que les Américains eux-mêmes n’oseraient pas défendre (la Réserve fédérale américaine ne s’imposerait jamais de telles contraintes !).

Mais comment arrêter cette fuite en avant ? Comment dire non à ce marché de dupes ? Comment dire "pouce, ce n’est plus du jeu !" Les politiques qui pouvaient représenter une alternative ont eux-mêmes verrouillé le débat : en 1997, la question du pacte de stabilité était au coeur de la campagne des législatives d’après-dissolution, Lionel Jospin ayant promis qu’il serait ferme face aux diktats de Bruxelles. On avait voté pour lui en espérant qu’il calmerait l’ardeur des libéraux qui voyaient dans la mise en place de l’euro un moyen de mettre l’Europe aux normes monétaristes. Et voilà que deux semaines après être entré à Matignon, il signait le traité d’Amsterdam et le Pacte de stabilité, alors que les conditions qu’il avait mises n’étaient pas respectées. Voilà que, trois ans plus tard, il acceptait le honteux traité de Nice. Voilà qu’en 2002, il signait l’ultralibérale déclaration de Barcelone. Et bien sûr, à aucune étape de cette capitulation, il n’a songé à proposer une ratification par référendum, pour, peut-être, ouvrir une crise européenne et remettre les choses à plat. Les députés socialistes ont voté comme un seul homme la ratification des traités d’Amsterdam et Nice, noyant le débat dans une communication enthousiaste sur l’arrivée de l’euro, qui se gardait bien de parler des vrais enjeux de la création de cette nouvelle monnaie.

Bref, le peuple a été baillonné. Alors qu’il avait voté Maastricht à moins de 51 %, il a eu droit au rouleau compresseur sans qu’une seule fois le dossier ne soit rouvert. Alors aujourd’hui, l’occasion est trop belle. Dans un contexte où on a de toute façon envie de crier "non" à tout ce que propose le gouvernement, dans une Europe dirigée par Barroso, face à un texte rédigé par Giscard, on veut dire non. Ce n’est pas forcément une opposition au texte lui-même, c’est une volonté de dire "stop". Stop à un texte qui a le tort d’avoir l’accord des chefs d’Etats détestés d’une Europe délibérément libérale, stop à un texte qui ne remet pas en cause assez clairement (voire même qui confirme) les orientations libérales de la construction européenne, dont on n’a jamais voulu. Plusieurs nonistes m’ont dit explicitement que, plus qu’à la constitution, ils voulaient exprimer leur opposition au traité de Nice et à l’élargissement, qui s’est fait dans la précipitation et sans réforme institutionnelle préalable.

Le deuxième noyau dur du non résulte de la déception qu’entraîne la découverte d’un texte très insuffisant. Et tout le monde est d’accord là-dessus : la constitution n’est pas à la hauteur des enjeux. Alors qu’il fallait d’urgence démocratiser l’Europe, le Parlement n’a toujours pas l’initiative législative. De plus, la possibilité de réviser la constitution est très limitée, puisque cela ne peut se faire qu’à l’unanimité. Enfin, la "convention" qui l’a rédigée et la Conférence intergouvernementale qui l’a modifiée ne sont pas de véritables assemblées constituantes, exigence démocratique fondamentale. Quant à la charte des Droits fondamentaux (partie 2), ce sont surtout ses insuffisances que l’on voit : au lieu du "droit au travail", on a le "droit de travailler", ce qui n’est évidemment pas la même chose. Au lieu d’avoir une Union qui "garantit" les droits, on a une Union qui "reconnaît et respecte" les droits, ce qui n’est là non plus pas la même chose. La comparaison du texte de la constitution avec d’autres grands textes de l’histoire de la démocratie (constitution de 1946, déclarations des droits de l’homme, constitution américaine...) est devenu une activité très en vogue dans les réunions de défense du non, où l’on met avec talent en évidence le fossé qui sépare la constitution européenne des fondements du système dans lequel nous vivons. Surtout, l’option libérale de la construction européenne n’est pas clairement infirmée, et la constitution contient quantité d’éléments offrant aux libéraux les plus fanatiques la possibilité de mener la politique dont ils rêvent en toute impunité. C’est avant tout la troisième partie du texte, compilation des anciens traités, qui est ici visée : ce très long développement qui parle beaucoup plus de stabilité monétaire que de droits sociaux transforme une constitution en un programme politique.

La constitution, si elle ne comporte pas de reculs, ne remet donc pas en cause la mauvaise direction prise par l’Europe. Mieux, elle "grave dans le marbre" ces orientations, puisque, plus qu’un traité, c’est une constitution. Voter non, dans cette perspective, c’est encore une fois dire non à l’Europe libérale qui s’est développée depuis 1957 et surtout depuis 1986, et c’est réclamer qu’enfin on change clairement de direction.

Dans les deux cas, occasion d’exprimer son mécontentement et dénonciation de l’insuffisance des changements apportés par la constitution, c’est au fond la même logique qui est à l’oeuvre. Il s’agit de saisir enfin l’occasion qui est donnée d’exprimer dans les urnes le refus du libéralisme et de réclamer une nouvelle orientation. Jusqu’ici, les élections ont toujours fait l’impasse sur cette question, l’alternative proposée se limitant à un choix entre le social-libéralisme et l’ultralibéralisme, réservant l’antilibéralisme à des candidats marginaux : la présidentielle de 2002, avec Jospin et Chirac d’accord sur l’essentiel, étant la meilleure illustration de ce non-choix. Plus que de contribuer à la construction européenne, les partisans du non de gauche semblent vouloir affirmer une identité politique, que le système électoral et médiatique a toujours empêché de prendre la place qu’elle mérite. On est là dans une dynamique d’affirmation identitaire plus que de prise de décision politique. Un certain nombre de signes montrent que d’ailleurs, pour beaucoup de militants, l’un des buts essentiels du vote non est de provoquer le reclassement politique dont il était question plus haut. En votant oui, le social-libéralisme a jeté le masque, et une victoire du non donnerait la force nécessaire à la gauche de la gauche pour prendre son autonomie, s’unifier et construire enfin la "gauche de gauche" que Bourdieu réclamait déjà à la fin des années 90.

b - Du côté du oui

Du côté du oui, à partir du moment où on accepte de reconnaître que le rêve européen a été instrumentalisé par le libéralisme, le discours euro-béat devient inopérant et il est plus difficile de trouver un projet mobilisateur. Mais je crois qu’on peut tout de même trouver chez les partisans du oui deux raisons de voter oui plutôt que non à un traité qui ne plaît guère.

La première est que cette constitution, à tout prendre, est tout de même moins mauvaise que le traité de Nice. La multiplication par trois des pouvoirs du parlement, la loi d’initiative citoyenne, des conditions de révision moins draconiennes que les traités, la reconnaissance des services publics, la charte des droits fondamentaux prenant force de loi, la reconnaissance de l’égalité homme-femme, l’interdiction de toute discrimination... C’est peut-être très insuffisant au regard des enjeux, mais c’est toujours bon à prendre. Partant de l’idée qu’en cas de victoire du non, c’est le traité de Nice qui s’impose, les ouistes, sans illusions sur une Europe dont ils connaissent l’orientation libérale (sur laquelle cette constitution n’innove en rien), choisissent le moindre mal. Avec la constitution, on ne fera pas de miracles, mais on pourra décider de la PAC au parlement (et non plus dans les négociations de marchands de tapis du Conseil européen), on pourra dynamiser une vie politique européenne en lançant des pétitions, des luttes sociales européennes (progrès du droit syndical européen), et le parlement aura un droit d’initiative de révision constitutionnelle, ce qui donne des espoirs d’améliorer les choses. D’ailleurs, les ouistes estiment que, même si l’orientation libérale de l’Europe n’est pas remise en question par la constitution, rien dans ce texte n’empêche les gouvernants européens de le faire. Tout se jouera après dans les luttes politiques à venir.

La deuxième raison de ne pas suivre les partisans du non est que cette constitution est un compromis. Au vu des rapports de force politiques existant dans une Europe à 25 pays, c’est déjà miraculeux d’avoir obtenu ce texte. Face à des pays qui ne voulaient pas d’Europe politique (le Royaume-Uni), qui exigeaient que l’identité chrétienne de l’Europe soit affirmée (Pologne et république tchèque), qui trouvaient le traité de Nice idéal, obtenir la constitution telle qu’elle est constitue un progrès inespéré. Certes, on n’a pas le grand soir qu’on voudrait tous, mais les ouistes trouvent qu’avoir amené Barroso, Blair ou Berlusconi à accepter si peu de nouveautés que ce soit est déjà une belle victoire et qu’il ne faut pas bouder son plaisir.

Les deux arguments ressortissent tous deux à la même logique de prise en compte des réalités européennes telles qu’elles sont. Les ouistes renoncent à faire de ce référendum une occasion de bouleverser les choses et préconisent plutôt de prendre une décision responsable et raisonnable s’appuyant sur une analyse dépassionnée et ouverte de la situation, en prenant en compte aussi bien la constitution que les traités précédents ou les rapports de force européens.

3 - La pierre d’achoppement : les chances d’une renégociation

Mais dans les milieux antilibéraux, le désaccord majeur entre les ouistes et les nonistes ne porte pas au sur les noyaux durs exposés ci-dessus. Les uns sont au fond d’accord sur ce que disent les autres : les partisans du oui sont d’accord sur le principe de saisir toutes les occasions de bloquer le libéralisme ou d’affirmer une attente plus forte, les partisans du non reconnaissent que la constitution ne contient que des avancées par rapport au traité de Nice (et ATTAC fait preuve de beaucoup de légèreté en affirmant dans la dernière édition de Lignes d’ATTAC que "les partisans du oui sont systématiquement mis en difficulté" quand on débat "texte en main". Ce n’est pas du tout ce que j’ai constaté dans les réunions et les débats auxquels j’ai pu assister et participer). S’ils n’accordent pas le même degré de priorité aux différents arguments, c’est parce qu’ils sont en désaccord sur un point fondamental : les chances de renégocier la constitution en cas de victoire du non.

Pour les nonistes, il va de soi qu’en cas de victoire d’un non français, "le 30 mai au matin", les dirigeants européens seront bien obligés de se mettre au travail pour réécrire une constitution qui prenne enfin en compte l’attente sociale. Le suffrage populaire, c’est sacré, et on sera bien obligé d’en tenir compte. Dès lors, le non aura débloqué le système, provoqué enfin la crise européenne salutaire à partir de laquelle on pourra enfin tout remettre à plat et réfléchir à une autre Europe. En disant non, on arrête le processus infernal qui, de traité en traité, nous a mené au bord de l’abîme, et on met les chefs d’Etat en face de leur obligation de trouver autre chose. La victoire du non entraînant mécaniquement une remise en question de la logique présidant à la construction européenne, un antilibéral ne peut que voter non. L’occasion est trop belle, ce serait trahison que de ne pas la saisir.

Chez les ouistes, on reconnaît qu’une crise serait salutaire, mais on affirme que le référendum n’est pas le bon moment pour la provoquer. C’est là le désaccord-clé. Ils mettent en évidence le fait que si le non l’emporte, il n’y aura aucune crise (et de ce point de vue, les menaces apocalyptiques de certains socialistes sont à la fois fausses et contre-productives) car le traité de Nice continuera à s’appliquer. On aura donc l’Europe que l’on rejette, sans les quelques avantages que pourrait apporter la constitution. D’ailleurs, ajoutent-ils, le rapport des forces en Europe ne permet pas d’espérer quelque avancée que ce soit. Le traité de Nice est présenté comme un traité idéal par beaucoup de pays, la Grande-Bretagne en tête. La constitution, de ce point de vue, n’est pas perçue comme un texte ultralibéral, mais au contraire comme un pas de plus vers l’Europe politique. La victoire du non désarmerait les partisans de l’Europe politique (France et Allemagne), laissant la main aux partisans de l’Europe réduite à une zone de libre-échange, telle que la définit le traité de Nice. Et si jamais il y avait tout de même une renégociation, il n’y a aucune chance qu’elle se conclue par une amélioration : comment la ferait-on accepter à Kwasniewski, Berlusconi, Blair qui avaient déjà fait des concessions historiques en acceptant la constitution ? On ne peut pas leur demander de ruiner leur destin politique national en se couchant devant le non français dont il n’est pas sûr du tout qu’il soit interprété comme une expression antilibérale dans le reste de l’Europe (et comptons sur Chirac pour diffuser une interprétation qui ne sera pas la nôtre !). Ces chefs d’Etat ont fait la preuve plus d’une fois qu’ils se moquaient de l’opinion publique (en partant en Irak, par exemple) : pourquoi se remettraient-ils en question face à un non français ?

Ce sont ces arguments qui m’ont convaincu. Je crois en effet qu’une victoire du non, au côté des ultralibéraux-nationalistes britanniques, allemands ou espagnols (Major, Stoiber, Aznar), des fascistes lombards ou des cléricaux polonais n’a aucune chance de provoquer le sursaut salutaire que nous souhaitons tous. En tout état de cause, je crois que c’est sur cette questions des chances d’obtenir une renégociation que doivent porter les débats, car c’est le seul véritable point de désaccord... quand on prend la peine de débattre sereinement et en se respectant, ce qui, il est vrai, n’est pas toujours le cas.

J’aimerais finir, justement, par un argument intéressant en faveur du non, le seul qui, pour le moment, m’ait paru, un temps, vraiment solide. Il consiste à dire que, la constitution n’ayant aucune chance d’être ratifiée dans les 25 pays, elle ne sera de toute façon jamais appliquée, et que dans ces conditions, il vaut mieux qu’elle soit enterrée par un non français, qui a de grandes chances d’être identifié comme antilibéral, que par un non britannique ou polonais. Cela permettrait de repartir sur un bon pied pour les luttes futures. C’est du billard à trois bandes, mais je trouve que l’idée mérite d’être écoutée. Pour autant, je n’y crois pas : si la constitution est rejetée par un autre Etat que la France, l’Allemagne ou l’Italie (les trois grands fondateurs), elle ne sera pas enterrée, car, comme pour le Danemark en 1992 ou l’Irlande en 2001, on négociera des aménagements. En conséquence, son enterrement n’est pas assuré... sauf si le non l’emporte en France le 29 mai.




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