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janvier 2002

Mouvements, n°19
Tiers secteur : un outil pour la liberation des femmes
Entretien
Mouvements - Tu avances depuis maintenant quelques années l’idée selon laquelle le développement du tiers secteur pourrait être un instrument de remise en cause du partage des tâches domestiques entre hommes et femmes, pourrait être un outil pour réduire l’oppression des femmes. Peut-tu expliciter ?

A. Lipietz - Tout d’abord comment en suis-je venu à cette idée. Le point de départ est la critique que la gauche oppose classiquement à la perspective d’un développement du tiers secteur des services. En l’occurrence, l’idée selon laquelle le tiers secteur serait encore une fois un secteur réservé aux femmes, dans lequel on offrirait des emplois sans qualification et mal payés. Dans ma réflexion de chercheur, je me suis aussi souvenu de ce que disait Braudel sur le fait que le premier étage de la civilisation matérielle est cette économie domestique dont le travailleur est généralement une femme. Parallèlement, j’ai été amené à réfléchir aux propriétés fondamentales de l’économie solidaire, c’est-à-dire un type d’économie qui se distingue des deux autres en ce qu’elle combine le travail pour quelqu’un comme dans l’économie marchande et la réalisation d’un service pour une collectivité, comme dans le cas d’un service public. Je me suis alors rendu compte que la famille est le cadre initial dans lequel ce genre de combinaisons avaient été organisées. Depuis des lustres, les femmes ont, sur le mode du cela va de soi, sur le mode du communautaire, rendu des services qui s’adressaient aux autres membres de la famille ainsi qu’à la famille prise comme un tout. Un certain "tiers secteur" a donc toujours existé. La question s’est précisée lorsque je me suis aperçu que l’économie sociale s’était dressée contre la loi Le Chapelier laquelle réduisait tout à l’Etat et au marché. L’idée qu’il doit y avoir une famille ou une surfamille pour parler comme les premiers défenseurs de l’économie sociale est quelque chose qui n’a jamais été nié. Plus, on peut même dire qu’en pratique, tout en donnant une place énorme au marché, la Révolution a consolidé la famille puis a passé un Concordat avec l’Eglise qui se présentait comme une super famille. Ce n’est que plus tard lorsque la famille élargie a cédé la place à la famille nucléaire, et après la séparation de l’Eglise et de l’Etat que ce dernier a fait une place à l’associatif en tant que substitut de l’Eglise, et de façon plus limitée en tant que substitut de la famille nucléaire. Il est donc assez logique que le tiers secteur que nous souhaitons voir se développer occupe, au moins en partie, un champ laissé en déshérence par le recul du caritatif et de la famille. Mais il devrait l’occupe de façon très différente, de façon à offrir une alternative à l’organisation patriarcale de la production immédiate. Ma réponse à l’objection selon laquelle le tiers secteur va reproduire l’oppression séculaire des femmes est en tout cas, il va occuper le même terrain est donc qu’il répond pour une part aux mêmes besoins. Mais il peut le faire autrement, contribuer à ce que les services de proximité, les services dans le cadre domestique, les soins de proximité, les soins intimes au corps ne soient plus des " trappes à femmes " des prétextes à enfermement dans l’espace privé.

Mvts - Est-ce qu’il n’y a pas un risque de marchandisation de toutes les relations personnelles, de recouvrir toute la société par une logique marchande ?

AL - Il y a deux aspects dans votre question. D’abord où en est-on ? Ensuite est-ce que le tiers secteur aggrave la situation ? Pour l’état des lieux, on peut dire que la situation de réciprocité, l’économie du don, est pratiquement perdue. Essayons de préciser. Dans une situation de redistribution, on donne tous à une instance centrale qui répartit, autrement dit je paye à l’Etat pour qu’il donne et éventuellement me redonne quand j’en aurai besoin. Dans l’échange, chacun produit pour les autres et puis on échange en fonction d’un certain jugement sur l’égalité des termes de la transaction. Dans la réciprocité, chacun offre aux autres tout en sachant qu’un jour où l’autre les autres lui offriront aussi. Je suis convaincu que cette dernière sphère est devenue marginale, que la conquête de toute la vie quotidienne par la marchandise n’est plus une tendance, mais s’est totalement réalisée.

Dans ce processus, la situation des femmes a évolué de façon ambiguë. Je crois que la généralisation du salariat a profondément aidé à libérer les femmes en Europe. Notamment parce qu’elles ont pu bénéficier, dans les années cinquante et soixante, d’une période où le salariat était relativement bien cadrée, bénéficiant de mécanismes efficaces de socialisation. Avec le retour du libéralisme, et d’une forme beaucoup plus marchande du rapport salarial, les femmes qui avaient conquis leur indépendance se sont retrouvées toutes seules face au marché. Elles ont conservé leur condition de plus exploitées, moins qualifiées, et moins bien payées. Mais sur un marché du travail très détérioré. L’économie marchande, particulièrement le secteur de la distribution, ont par exemple abondamment utilisé une nouvelle figure féminine : la femme seule avec enfant. La répétition avec les premiers temps du capitalisme était si frappante que, dans mon livre la Société en sablier, je n’ai pas pu m’empêcher de les désigner comme les nouvelles Fantines.

Face à cette situation où la marchandise a désagrégé la famille et où le salariat, après avoir libéré les femmes, les renvoie vers le pire des statuts, vers les travaux précaires, à temps partiel et à bas salaires, que peut apporte le tiers secteur ? Je vais prendre un exemple. La question du repassage et des repasseries. D’abord un constat : il existe des laveries marchandes où chacun peut aller laver ou faire laver son linge. Dans le même temps, les hommes détestent faire le repassage. Il y a là une valeur d’usage qui ne s’est pas redistribuée entre les sexes. Du moins en France où le repassage reste une activité à 98 % féminine. L’idée de la repasserie est donc d’offrir cette valeur d’usage comme un service professionnel. En alternative, on a ce système où des femmes sans emplois deviennent femmes de ménage et repassent chez les gens. Ou encore repassent à domicile le linge des autres. La repasserie vise elle à organiser ces femmes dans un cadre de travail collectif, en coopératives possédant des boutiques ayant pignon sur rue et où elles repassent le linge qu’on leur apporte. Cela conduit à un tout autre type de rapport social. Du côté des rapports internes à l’unité de production, il s’agit de rapports de coopération, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de subordination : les femmes s’organisent elles-mêmes. Du point de vue du service marchand, parce qu’il s’agit d’économie sociale, non destinée à générer un profit, implique l’intensité du travail et les formes de relations peuvent être moins dures que si elles travaillaient dans une structure marchande classique. De plus, dans la mesure, où les travailleuses de la repasserie ne sont pas, comme la femme de ménage, prises dans la négociation complexe qui a lieu dans l’intimité de l’espace domestique, elles peuvent garder leur quant à soi. De cette façon, on a une situation qui combine la satisfaction de nouveaux besoins à certains des aspects positifs du rapport marchand, c’est-à-dire le fait qu’il n’y a pas de fausse réciprocité comme il y a dans le rapport domestique.
Cela nous amène à un problème plus général. Le tiers secteur est d’abord un moyen de recréer de la réciprocité et de la communauté à partir d’une situation où tout est devenu marchand. Est-ce qu’au bout d’un certain il arrivera même à faire reculer le rapport marchand. C’est-à-dire que on arriverait à une situation de type communiste où les gens se réuniraient le soir pour décider qui fera le repassage le lendemain. Cela, je n’en sais pas. Nous en sommes en tout cas très loin. A court terme, je crois que des déplacements de cet ordre des rapports sociaux sont tout à fait possibles.

Mvts - Est-ce que tu pourrais préciser le type de besoin auxquels tu penses ? Comment peut-on de surcroît réfléchir le projet d’économie solidaire pour arriver à limiter cette possible dérive vers un secteur de services assurés par les femmes, non qualifiées et mal payées ?

AL - Je ne parle pas de nouveaux besoins mais de besoins anciens pour lesquelles il faut trouver de nouvelles réponses parce que le patriarcat a reculé et qu’en même temps le salariat est devenu particulièrement désagréable. L’objection selon laquelle "cela sera forcément les femmes" n’est pas fausse mais c’est déjà le cas. Ensuite il faut se demander si le tiers secteur des services sera forcément sous qualifié ? C’est très compliqué : s’occuper d’une personne âgée, l’accompagner dans sa perte d’autonomie, par exemple, est extrêmement qualifié et pourtant cette qualification n’est absolument pas reconnue. Justement parce qu’il s’agissait d’un travail assumé par les femmes. On peut dire la même chose du fait de s’occuper d’un enfant alors qu’il s’agit sans doute de la tâche la plus noble qu’un être humain accomplisse pour un autre être humain. Si nous le considérons comme non qualifié, c’est à cause d’un processus socio-politique de classement qui identifie cette activité un travail de femme. De ce fait, on ne pose pas la question de la formation qui permet d’acquérir cette compétence. Le projet du tiers secteur tel que je le conçois suppose d’en finir avec les conceptions amateuristes d’associations intermédiaires qui ne seraient que des organismes de placement de personnes sans compétences particulières, sauf celles qu’on attribue aux femmes : savoir s’occuper des enfants, des grabataires et des personnes âgées. Il faut au contraire que ces associations intermédiaires deviennent des associations de professionnels, des lieux de formation, de collectivisation des expériences, de diffusion des meilleures pratiques. L’enjeu est qu’un collectif d’aide s’adresse également à un collectif d’usagers rassemblant, par exemple, les personnes dépendantes et de leurs familles.

Mvts- Est-ce que cela ne passe pas par une réforme de la protection sociale ? Si on prend la prestation dépendante et sa réforme en cours, les volumes financiers affectés sont tels qu’on voit mal comment la prise pourrait être bien payé, et encore moins comment une formation pourrait être dispensée.

AL - Absolument. Cela renvoie à une question plus générale : savoir si la politique sociale doit être prioritairement une politique de la demande, c’est-à-dire on subventionne le consommateur final, ou une politique de l’aval. Je pense que cette dernière doit dominer avec l’organisation d’une offre de services qualifiés. C’est un peu le même problème qu’avec le logement ou l’éducation. Est-ce que l’on doit donner des chèques à tout le monde puis laisser le marché opérer. Ou bien est-ce que l’Etat organise le service pour l’offrir gratuitement aux usagers. Je pense qu’il faut aller vers des formes où l’État investit - parc exemple sous forme de dispense de cotisations sociales ou de dispense d’impôts - au profit d’organismes associatifs qui prennent en charge ces nouveau services.

Mvts - Cela ne répond pas à l’objection initiale de la "trappe à femmes" ?

AL - Au départ, elle est inévitable. Mais comme de toute façon le problème se pose. Que les femmes occupent déjà ce type d’emplois lorsqu’ils sont marchands, autant le faire mieux. Ensuite la question est de savoir s’il faut tordre le bâton et avoir une politique posant la question de l’embauche en termes de " pourquoi toujours des femmes ? ". Ma position est que lorsque ces activités seront massivement sorties du cadre domestique, la mixité viendra d’elle-même. Prenez le cas de la cuisine ou de la vaisselle. Quand il s’agit de tâches domestiques, ce sont des activités très largement féminines. Quand elles sont réalisées dans un cadre marchand, qu’il s’agisse de restaurants ou d’entreprises de restauration, les hommes sont massivement présents. Autrement dit, dès lors qu’on sort une valeur d’usage bien précise de son ancien cadre, les possibles s’ouvrent très vite. Cela c’est la première réponse. La réponse plus forte est qu’il ne faut attendre d’un rapport social que ce qu’il peut donner. A lui seul le rapport salarial ne résoudra pas tous les rapports de subordination des femmes aux hommes. Ceux-ci existaient bien avant les rapports marchands. Les réformes du rapport salarial ne peuvent pas changer cela s’il n’y a pas d’autres luttes et d’autres mécanismes, s’il n’y a pas de bataille des femmes par exemple pour dire nous n’avons pas vocation à être toujours les aides soignantes et des prestataires de service.

Mvts - Faut-il alors imaginer des mesures d’encouragement à la mixité au sein du tiers secteur associatif ?

AL - En l’occurrence cela voudrait une discrimination positive en faveur des hommes ! C’est délicat. On a vu dans les années 90, au coeur de la crise, les femmes protester contre l’arrivée des hommes dans les écoles maternelles ou dans le secteur infirmier. Mon expérience dans le secteur alternatif est que les animateurs ont souvent le goût de la mixité. Est-ce qu’il faut aller plus loin en disant par exemple que les privilèges fiscaux du tiers secteur ne sont valables que s’il y a une politique de recrutement spécifique. Peut-être mais il y a des limites. Qui viennent notamment de l’usager. En particulier du côté des personnes âgées. Juste un exemple évocateur. Darty a il y a quelques années formé une escouade de réparatrices de télévision exclusivement composées de jeunes femmes beurs. La société a très vite abandonné cette politique. Sous la pression de ses clients mâles. C’était déjà une humiliation pour les maîtres de maison d’avoir à recevoir une femme venant réparer son téléviseur, mais s’il s’agissait en plus d’une beurette...

Mvts - Admettons maintenant, ce qui est le plus logique, que les financements du tiers secteur des services viennent principalement de l’Etat. Est-ce qu’il n’y a pas un risque de celui-ci se décharge alors de toute une série d’activités sur des associations aux salariés moins protégés...

AL - La première réponse est de dire que dans l’immédiat le problème ne se posera pas parce qu’il s’agit d’abord de mobiliser des financements qui existent déjà du type la dispense de cotisation et d’impôts. On peut ensuite se demander pourquoi il des trous en termes de satisfaction des besoins. La réponse est qu’il s’agit en général d’emplois qui correspondent à des activités qui satisfont des besoins individuels mais qui engendrent en même temps des externalités positives. Si l’on veut préserver les deux effets sur une base marchande il faut faire intervenir des prises en charge relativement coûteuses. Socialement, le jeu vaut toutefois la chandelle. Evidemment, il y aura des conflits comme il y en a déjà. Par exemple à propos des emplois jeunes. Aujourd’hui existe ce qu’on appelle les "ambassadeurs du livre". Ceux-ci ne font rien d’autre qu’assumer une partie des fonctions des bibliothécaires. Par ce biais, l’Etat subventionne les municipalités qui ont des bibliothèques puisqu’il met à leur disposition du personnel moins bien payé et avec un statut précaire. D’une façon plus générale, il ne faudrait donc pas que certaines des tâches assumées par l’Etat soient de la sorte renvoyées vers le tiers secteur. Le risque existe. Comment y parer ? D’abord en disant que les subventions sont destinées aux associations et non aux individus. C’est bien l’agence coopérative ou associative de tiers secteur qui doit bénéficier de prérogatives fiscales et non les salariés en tant que jeunes, chômeurs de longue durée ou autres. C’est important car cela veut aussi dire que les salariés sont des salariés " normaux ", que la législation sociale qui les protègent est la même que celle du secteur marchand classique.

Mvts - Dernière question, faut-il un nouveau statut pour ces entreprises du tiers secteur des services ?

AL - La réponse que j’ai donnée dans mon rapport est que ce n’est pas la peine de réinventer l’eau chaude. Le mouvement populaire français a au cours du 19ème siècle créé quatre structures : le syndicat, la mutuelle, l’association et la coopérative. Cela suffit largement même s’il y a des ajustements à faire. Les tâches de tiers secteur sont parfois mal adaptées au cadre associatif ou coopératif. Par exemple sur les questions de direction. Pour faire une bonne entreprise d’économie sociale ou de tiers secteur communautaire, il faut que la direction soit occupée par un collège de trois ou quatre partenaires : les salariés, les bénévoles, les bailleurs de fonds sociaux et les usagers. Si vous êtes dans une coopérative, la direction va revenir à un seul de ces partenaires. Si vous êtes dans une association, les salariés ne seront jamais à la direction. La proposition que j’ai faite était donc que les salariés puissent être à la direction des associations et que les quatre partenaires puissent être représenté dans les coopératives. C’est d’ailleurs en train de se faire.

Propos recueillis par Jean-Paul Gaudillière et Arnaud Lechevallier



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