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> La vérité sur la loi Le Chapelier (http://lipietz.net/?article3188)
par Alain Lipietz | 26 juillet 2017 La vérité sur la loi Le Chapelier
Depuis la fin du XIXe siècle il est reconnu que la loi proposée par Le Chapelier à l’Assemblée nationale (corps législatif de la monarchie française devenue constitutionnelle), le 14 juin 1791, interdit le syndicalisme et manifeste le caractère bourgeois de la Révolution en cours, qui ne sera jamais dépassé, même à la veille de Thermidor. C’est le cas ! Cette loi interdit même le rassemblement d’ouvriers pour négocier collectivement leur salaire, donc les grèves. Elle prolonge le Décret d’Allarde (à l’époque on ne distingue pas « décret » de l’exécutif et « loi » du législatif), qui vient de proclamer la libre entreprise et de dissoudre les corporations d’Ancien régime. Elle suit immédiatement un conflit entre la municipalité de Paris et ses ouvriers, où la municipalité a dû se plier aux exigences de ces derniers. L’influence d’une coquilleMais depuis trente ans on va plus loin. Sous l’influence d’un texte de 1995 de la grande historienne de l’économie sociale, Edith Archambault (1), on considère de plus que cette loi, ou plutôt son préambule, constituerait la base théorique d’un rejet de tous les corps intermédiaires entre l’individu et l’État. L’individu-citoyen se trouverait ainsi mis à nu face à l’État et au Marché, c’est à dire aux propriétaires. Et c’est contre cet isolement qu’aurait réagi « l’associationnisme ouvrier » du XIXe siècle : les ébauches de mutuelles, coopératives, syndicats. Dans l’esprit, cette interprétation est assez exacte, à une forte nuance près, que j’ai rectifiée dans mon rapport de 2000 à Mme Aubry, ministre de l’Emploi et de la Solidarité, rapport à l’origine de « l’Économie Sociale et Solidaire ». La Révolution et l’Empire ont respecté deux corps intermédiaires importants, la Famille et l’Église. « L’associationnisme ouvrier » qui se dessine à partir des années 1830 (avec les mutuelles, coopératives, syndicats, bourses du travail) se dresse non seulement, comme l’a bien vu E. Archambault, contre la loi Le Chapelier, l’État et le Marché, mais contre ou en substitut de la Famille et l’Église (dans leurs fonctions sociales et sanitaires). Pour illustrer son propos, E. Archambault citait un extrait du « préambule » de la loi Le Chapelier : « Il n’est permis à personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un esprit de coopération. » Ainsi, la Révolution Française apparaissait hostile à la notion même de coopération, ne reconnaissant que deux rapports sociaux entre personnes : verticalement comme citoyens via les élections et l’obéissance aux lois communes ; horizontalement comme individus marchands via la libre entreprise, y compris la liberté de vendre sa force de travail. Position odieuse prêtée aux révolutionnaires même modérés, qui non seulement ignorait les rapport familiaux et les solidarités paroissiales, mais en plus vouait aux enfers l’idée même de coopération. Ce qui est plus qu’étrange, le discours révolutionnaire portant au contraire cette vertu aux nues. J’ai pourtant moi-même repris souvent cette citation de seconde main, comme à peu près tous les intellectuels français intervenant sur l’économie sociale depuis 1995 : recherchez le groupe de mots « séparer de la chose publique dans un esprit de coopération » sur internet ! Or cette citation était tout simplement… fausse, entachée d’un coquille (certainement involontaire de la part de l’auteure). Mais — largement par l’intermédiaire d’articles que j’écrivais pour la vulgarisation de mon propre rapport, ou par l’intermédiaire de Wikipedia que j’ai tâché de corriger depuis — cette coquille est devenue virale, tant elle illustrait avec éclat l’individualisme radical de la Révolution Française. Que la citation soit fausse n’entache pas la justesse de l’interprétation de E. Archambault. De fait, si mutuelles, coopératives et proto-syndicats prolifèrent dès la première moitié du XIXe siècle, il faudra attendre la seconde moitié pour que ces formes associationnistes soient (dans cet ordre-là) reconnues et autorisées sans visa préalable de l’État. Par exemple : la loi de 1884 dite « Waldek-Rousseau » (qui a son entrée mais pas son texte sur Légifrance : il faudra sans doute avoir recours aux Américains pour la lire depuis son bureau ?) d’un même mouvement autorise le syndicalisme professionnel et le Crédit Agricole, qui deviendra la plus grande coopérative du monde. Mais enfin, une coquille est une coquille et doit être rectifiée. Non sans de multiples profits, on va le voir. Le vrai texte de la LoiÀ l’occasion d’une publication partielle (à venir) de mon texte « Économie sociale et solidaire, mouvements sociaux et écologie. Le cas français. », la référence de cette citation me fut demandée. Plutôt que de citer à nouveau E. Archambault, je crus facile de citer directement le préambule de la loi Le Chapelier et je partis à sa recherche sur internet. Hélas ! Il n’est pas dans la base Légifrance, qui encore une fois lui accorde une entrée mais n’en donne pas le texte. On trouve le texte de la loi sur des sites universitaires, mais pas du « préambule ». Au bout de plusieurs heures de vaines recherches je recourus à l’initiative providentielle (mais contestée) de Google : numériser toute la mémoire écrite de l’Humanité et la mettre gratuitement à la disposition du public. C’est en particulier le cas du Moniteur universel, journal officiel de l’époque de la Révolution Française. Arès avoir parcouru les pdf de ses tomes successifs pour parvenir à la bonne date, constaté que Issac Le Chapelier avait d’ailleurs fait adopter une autre loi sur… la protection du droit d’auteur (ce qui témoigne du modernisme de ce défenseur des droits des propriétaires !), je tombai, tome 8, p 661, sur le débat du 14 juin 1791, « Deuxième année de la Liberté », compte-rendu à la date du 15 juin (2). Première stupéfaction : il n’y a pas de Préambule de la loi Le Chapelier ! Impressionnée par le conflit social à la municipalité de Paris, l’Assemblée ouvre le débat. Le Chapelier intervient, prononce un discours de fond et sort le texte de loi de sa poche. Un bref débat suit, le texte est adopté, et on passe au point suivant ! Dans son discours introductif on repère le paragraphe fondamental : Voilà donc notre phrase et notre coquille : Le Chapelier vient de condamner « l’esprit de corporation », et non pas bien sûr « l’esprit de coopération ». Et voici le texte intégral du débat, qui mérite quelques commentaires : <doc1720|center> Commentaires sur le débatOn est d’emblée frappé par le caractère très circonstanciel de cette loi répressive antisyndicale et antigrève (art. VIII : les « attroupements ouvriers qui auraient pour but de gêner la liberté que la constitution accorde au travail de l’industrie seront regardés comme attroupement séditieux. »). Derrière les ouvriers, c’est la Commune de Paris qui est visée, et toute collectivité locale qui accepterait de négocier avec des ouvriers organisés ! On est surtout frappé par l’immense médiocrité du débat qui entoure cette loi fondatrice du capitalisme sauvagement libéral qui va régner pendant un siècle. Mais entrons dans le détail du discours de Le Chapelier. – Il est de fait que sa chasse aux « corporations », appuyée sur une position de principe ultra-libérale (le rapport salarial est un rapport marchand comme un autre, qui doit être entièrement libre, d’individu à individu), vise centralement ce que nous appelons aujourd’hui « droit syndical », mais se défie préventivement de ce que nous appelons aujourd’hui « économie sociale », assimilée à des intérêts « intermédiaires ». Le Chapelier va jusqu’à pourfendre des embryons de mutuelles de santé et autres caisses de solidarité, qui seraient le camouflage d’un proto-syndicalisme, ou d’une corporation cherchant à se perpétuer. Il affirme que c’est à l’État, et à l’État seul, de pourvoir à des caisses de solidarité, et encore : seulement pour les infirmes. Et quant aux chômeurs ? Leur trouver du travail sous forme de travaux publics : les futurs « Ateliers nationaux » de 1848, qu’il aurait, s’il avait vécu, sans aucun doute appelé « rateliers nationaux », comme le feront alors les pamphlétaires de droite. Mais du moins anticipe-t-il (sans en mesurer les conséquences, parce que sans doute il n’y croit pas) sur la conception quarante-huitarde du « droit au travail », revivifiée par la « révolution de la Dignité » tunisienne. – Cette idée que ce que nous appelons aujourd’hui « le social » est uniquement l’affaire de la Nation et de l’État est poussée très loin. Le secours aux infirmes et aux chômeurs : « c’est l’affaire de la nation, des officiers publics ». Le Chapelier ne parle même pas, pour les indigents, de l’Église ; sans doute la considère-t-il comme le corps de l’État spécialisé dans le care. Mais plus curieusement, alors qu’il refuse le droit pour les ouvriers de se battre pour leur salaire, il reconnaît (à la charnière des deux premières pages du compte rendu) que « le salaire de la journée de travail devrait être un peu plus considérable qu’il ne l’est à présent » (et là, l’Assemblée nationale « murmure » !) Il reconnait la légitimité d’une norme de salaire minimal couvrant les « besoins de première nécessité ». Ce sont les fameux basic needs que la Banque Mondiale a reconnus… après avoir détruit le syndicalisme et l’État-providence dans le Tiers Monde par ses Plans d’Ajustement Structurels ! Mais Le Chapelier, pas plus que la Banque Mondiale, ne recommande une loi du salaire minimum. – On voit donc se dessiner dès cette époque la « doctrine sociale du libéralisme » : détruire le rapport de force de la classe ouvrière, tout en reconnaissant que pour des raisons humanitaires ou de dignité les ouvriers ont un droit au travail, un droit aux secours, et un droit à un salaire minimum. Mais – spécificité française – Le Chapelier veut faire de la garantie de ces droits un monopole de la puissance publique. Le débat qui suit est d’une indigne médiocrité. Certes la gauche (Biauzat) lève immédiatement le lièvre « démocratique » : et qu’est-ce qu’on fait de la liberté d’association ? La Révolution a été préparée par des salons, des cafés, des sociétés de pensée, elle est dirigée, et le sera jusqu’au 18 Brumaire, par des clubs qui sont de proto-partis politiques, de droite ou de gauche : Feuillants, Jacobins… De fait , après le coup d’État de Bonaparte, il faudra attendre plus d’un siècle (loi de 1901 !) pour que la liberté d’association soit pleinement rétablie par la République enfin consolidée. Mais il est évidemment hors de question pour la Révolution encore balbutiante de 1791 de limiter la liberté d’association : c’est comme si le Soviet de Saint-Pétersbourg, en avril 1917, avait interdit la constitution de conseils ouvriers dans les usines ! Mais cette réserve une fois inscrite au compte–rendu (amorce d’une jurisprudence du Conseil d’État : « le Législateur n’a pu vouloir dire que… »), et sans que les préventions contre le mutualisme soient non plus inscrites dans la loi, l’Assemblée Nationale, assemblée de gens de robe, se noie immédiatement, Biauzat en tête, dans une grotesque discussion sur leurs propres intérêts professionnels : la condamnation des « procureurs du Chatelet » qui cherchent, par les mêmes méthodes associatives, à maintenir leur monopole dans les enchères sur saisies, contre « les autres avoués n’ayant pas fait partie de leur corporation. » Et on passe au vote, sans autre scrupule. L’incident révèle toutefois que l’hydre du corporatisme (du closed-shop) n’est pas mort, et que les jeunes députés ont à souffrir, dans leurs activités au sein de la « société civile » (avocats, avoués, etc), du corporatisme larvé de leurs ainés. De même, la description du proto-syndicalisme parisien livrée par Le Chapelier dans son discours introductif (la Société du Devoir) montre que les ouvriers aussi revêtent leur nouvel associationnisme des habits surannés des antiques corporations : cela durera autant que les ouvriers de métier, en Europe comme aux Amériques. Alors que le vote est acquis, le curé de Noyon surenchérit, soulevant le cas des ouvriers agricoles qui, par la violence, cherchent à hausser les salaires des moissons (nous sommes en juin, donc il parle des années précédentes, 1790 et surtout 1789, l’été de la « Grande Peur », de la Révolution dans les campagnes.) On lui répond que la solution n’est pas facile à trouver, et le rapporteur de la future loi rurale suggère… une négociation collective préalable aux moissons, mais toujours sous l’égide des pouvoirs publics, cette fois à l’échelle municipale. ConclusionsIl est donc parfaitement clair que la loi Le Chapelier n’est pas dirigée contre l’esprit de coopération, elle n’est pas pas contre le principe des mutuelles ou des coopératives. La défiance de Le Chapelier envers ces embryons (et en particulier la Société du Devoir) est de nature policière : la crainte que ces associations ne soient des faux-nez de proto-syndicats, de corporations résilientes, voire d’organisations conspiratrices (variantes ouvrières des loges maçonniques des nobles, bourgeois et petits-bourgeois révolutionnaires). Cependant cette défiance l’amène à réserver la défense du social à l’État, alors qu’il n’a probablement aucune intention de promouvoir un État social. En cet été 2017 où va se décider, par décrets-lois (« ordonnances ») de l’exécutif cette fois, mais avec le feu vert du législatif, un nouveau démantèlent de la négociation collective et de la législation sociale, il n’était pas inutile de replonger le nez dans ce qui fut la base légale, pendant un siècle de surexploitation du prolétariat, de la négociation individuelle du contrat de travail. Ce qu’on appelle parfois « uberisation », encore que l’uberisation actuelle relève plus précisément de ce qu’on appelait au XVIIIe siècle le putting-out system, c’est à dire la subordination d’artisans pseudo-indépendants au capital commercialisant leurs produits, comme pour les canuts lyonnais, mais aujourd’hui via internet. NotesNote 1 : E. Archambault, « La gestion privée des services sociaux en France : production déguisée ou partenariat innovant ? », in J.-L. Klein & B. Lévesque (dir.) Contre l’exclusion, repenser l’économie, Presses de l’Université du Québec, 1995. Note 2 : Il s’agit ici en réalité d’une réédition de 1841 du Moniteur, scannée par Google, à laquelle je me tiendrai car elle est imprimée en caractères plus modernes et donc plus facile à lire. Google a également scanné l’édition originale (1791) du Moniteur : vol.4, p.688. On vérifie que c’est le même texte (avec le mot « corporation »). Merci à Régis Pluchet pour cette référence à l’édition originale.
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