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10 avril 2006

Réponse au mémoire SNCF du 3 avril 2006
Tribunal administratif de toulouse
dossier n° 0104248-2

POUR Les consorts Lipietz
Demandeurs ,

CONTRE : L’État et la SNCF
défendeurs

 I) Sur la compétence de la juridiction administrative

A) Sur les prérogatives de puissance publique

La SNCF disposait de prérogatives de puissance publique (1) sans qu’importe l’absence de loi spécifique (2) ou de règlement du service (3).

1) Les prérogatives de puissance publique

La circonstance que la SNCF était une personne de droit privé avant 1983 est sans incidence, des personnes de droit privé pouvant détenir des prérogatives de puissance publique (cf. CE 31 juillet 1942, Montpeurt). Contrairement à ce que croit la SNCF, les règles ne sont pas les mêmes en effet pour la compétence en matière contractuelle, pour laquelle le critère organique reste requis, et la compétence en matière de responsabilité extracontractuelle qui obéit à d’autres critères. Du reste, la SNCF reconnaît que la compétence est administrative lorsque est recherchée la responsabilité extracontractuelle d’une personne privée gérant un service public administratif au moyen de prérogative de puissance publique.

La SNCF détenait des prérogatives de puissance publique dont l’exercice est à l’origine du litige.

En effet, le tribunal des conflits a récemment jugé (TC 23 septembre 2002, sociétés Sotrame et Metalform c/ GIE Sesam-Vitale, Lebon p. 550) que la compétence pour statuer sur les actions en responsabilité extra-contractuelle des personnes morales de droit privé chargées d’un service public administratif est administrative dès lors que cette personne dispose de droits exclusifs. Cet arrêt considère que la détention de droits exclusifs est nécessairement une prérogative de puissance publique. Or, la SNCF disposait depuis le décret du 31 août 1937 du monopole des chemins de fer et détenait donc des droits exclusifs du transport des personnes par voie ferrée (qu’elle détient encore aujourd’hui). Les compagnies antérieures avaient d’ailleurs de tels monopoles sur chaque ligne.

Le transfert forcé des Juifs constituait un mode d’exercice, parmi d’autres, de ce droit exclusif sur le transport des personnes. Mais à la différence de la plupart des autres modes d’exploitation de ce monopole, la relation avec les usagers n’était pas assurée dans le cadre d’un SPIC mais d’un service public administratif. Il a déjà été démontré que ce service était administratif faute de lien contractuel et de caractère commercial de l’activité.

En assurant le transfert des Juifs vers les camps d’internement, la SNCF mettait bien en œuvre cette prérogative de puissance publique qu’est le monopole du transport des voyageurs par voie ferrée. Et comme elle exerçait ce monopole dans le cadre d’un service public administratif (faute d’être commercial et assuré contractuellement), on est donc bien dans un cas de compétence administrative.

2) L’indifférence des prérogatives allemandes

La SNCF ne peut pas sérieusement soutenir que le fait que l’État nazi pouvait disposer des trains prouve qu’elle ne disposait pas de prérogatives de puissance publique. En effet, non seulement le litige concerne un transport forcé organisé par Vichy et par la SNCF, et non par les nazis, mais les prérogatives de l’occupant ne sont pas incompatibles avec l’existence de prérogatives de puissance publique détenues par l’État et ses satellites.

3) L’absence de règlement est sans pertinence

Le fait que la SNCF n’ait pas cru bon d’adopter un règlement intérieur pour organiser le transport des Juifs est sans pertinence. En effet, la jurisprudence Époux Barbier fixe le critère d’administrativité des actes pris par les personnes privées gérant des SPIC et ne donne aucune définition de la prérogative de puissance publique. Du reste, cet arrêt ne mentionne pas la détention de prérogatives de puissance publique comme critère du caractère administratif d’un acte pris par une entreprise gérant un service public. Bien au contraire, cet arrêt énonce que sont administratifs les actes pris pour l’organisation du service public.

Or, les demandeurs ne recherchent pas l’annulation d’une décision de la SNCF, mais sa responsabilité pour faute, la faute étant d’avoir prêté par elle et son personnel concours à un crime contre l’Humanité. En ce domaine, et la SNCF semble maintenant le reconnaître, il y a compétence administrative quand la responsabilité est délictuelle ou quasi-délictuelle et que le dommage provient de l’exercice de prérogative de puissance publique.

4) Une loi spécifique n’était pas nécessaire

Dès lors que la SNCF avait déjà le monopole du transport des voyageurs par chemins de fer, sans que ce monopole distinguât entre transports commerciaux et transports administratifs contraints, aucun texte n’était nécessaire.
Le moyen de la SNCF selon lequel le fait de transporter des personnes sans leur consentement et de les priver de soins élémentaires n’est pas une faute commise dans l’exercice de prérogatives de puissance publique est donc inopérant.

De toute manière, la jurisprudence n’a jamais posé qu’une prérogative de puissance publique devait nécessairement être édictée par la loi. Certes, on peut soutenir que sous le régime de la Constitution de 1958, une loi est indispensable pour conférer à un organisme de droit privé des prérogatives de puissance publique. Mais il n’en allait pas de même sous le régime de Vichy, régime sans séparation des pouvoirs, qui ne s’embarrassait pas toujours d’actes dits lois pour mettre en œuvre sa politique. Compte tenu du droit en vigueur à l’époque, des prérogatives de puissance publique pouvaient être confiées à n’importe quel organisme sans formalisme quelconque, en particulier pour la mise en œuvre de la politique antisémite. La Milice en est un exemple éclatant.

L’absence d’acte ne prouve en rien l’absence de prérogative de puissance publique. Celles-ci se déduisent du simple fait, incontesté, que la SNCF transportait de la zone libre vers Drancy des personnes sans leur consentement, et les privait de leurs droits humains élémentaires.

La SNCF ne prétend d’ailleurs même pas que Vichy lui imposait d’utiliser des wagons à bestiaux et lui interdisait de fournir des vivres, de l’eau et des sanitaires. C’est donc bien la SNCF elle même qui exerçait des prérogatives de puissance publique contre les Juifs qu’elle transportait.

B) Sur l’article 136 § 3 du code de procédure pénale

L’article 136 § 3 du code de procédure pénale donne certes compétence à l’ordre judiciaire pour protéger des atteintes à la liberté individuelle. Mais pour autant, il ne conduit pas à la compétence judiciaire.

En premier lieu, les règles de répartition des compétences entre les deux ordres de juridiction sont des règles de fond, de sorte qu’elles ne sont pas applicables à des actions concernant des faits antérieurs. Or, l’article 112 du code d’instruction criminelle dans sa rédaction résultant de la loi du 7 février 1933 ne prévoyait la compétence judiciaire que pour les actions dirigées contre les agents des administrations (TC 27 mars 1952, dame de la Murette, Lebon p. 626).

En second lieu, la compétence judiciaire suppose que l’atteinte à la liberté individuelle soit constitutive d’une voie de fait (TC 12 mai 1997, Préfet de police c/ BenSaelm et Taznaret, Lebon p. 528). Or, hélas, les textes de Vichy prévoyaient bien l’arrestation et le transfert de certains Juifs. Les mesures prises s’inséraient dans un cadre pseudo-législatif qui leur donnait une apparence de légalité, et donnaient lieu à des actes administratifs. Ces crimes contre l’humanité n’étaient hélas pas des voies de fait au sens juridique de l’expression.

Tous les arrêts admettant la compétence judiciaire se fondent sur l’absence totale d’acte à la base de la mesure. Or en l’espèce, il y a avait des actes, une bureaucratie etc.

Enfin, on est dans un procès où la SNCF répond de ses agents, dans le cadre d’un service public administratif, pour des fautes présentant un lien avec le service, situation qui relève toujours de la compétence administrative.

D) Sur les procès américains

La SNCF soutient que « la SNCF entre dans le champ d’application de la loi américaine de 1976 qui accorde une immunité aux États et à leurs démembrements ».

Elle ne fait donc que confirmer nos écritures selon lesquelles elle n’hésite pas à invoquer sa qualité d’organisation étatique aux États-Unis et sa qualité de société privée en France.

Le tribunal appréciera les conséquences juridiques de ce discours par laquelle elle se contredit elle-même au détriment des requérants.

 II) Sur les prescriptions

A) Sur les prescriptions en général

Sur ce point, les exposants s’en rapportent essentiellement à leurs précédentes écritures. Toutefois, ils tiennent à répondre au moyen selon lequel l’imprescriptibilité de l’action en réparation de crimes contre l’Humanité ne vaudrait que si la victime agit par voie de constitution civile devant la juridiction pénale.

Rappelons en premier lieu que dans l’arrêt judiciaire invoqué, la victime n’a pas soutenu l’inconventionnalité de la règle alléguée selon laquelle l’imprescriptibilité est réservée à l’hypothèse de constitution de partie civile.
Ce n’est pas par volonté personnelle que certaines victimes n’exercent pas l’action civile devant la juridiction pénale. C’est en raison du fait que l’action pénale est impossible, du fait que les personnes physiques responsables sont inconnues ou décédées, ou les deux et que les personnes morales ne sont devenues pénalement responsables qu’après les faits. Notamment les consorts Lipietz sont totalement incapables d’identifier les agents de la SNCF et de l’État auteurs des faits.

À supposer même qu’une telle règle existe, ce qui n’est pas démontré, elle établirait une discrimination entre les victimes de crimes contre l’humanité, qui devrait être écartée comme contraire à la Convention Européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales.

En effet, l’article 14 de la Convention EDH interdit en effet toute discrimination fondée sur une situation quelconque. En effet, l’article 14 après avoir énuméré certaines discriminations prohibées ajoute « ou tout autre situation ». C’est donc une prohibition générale d’établir des discriminations relativement à des droits garantis par la Convention. La possibilité ou non d’une action pénale est une « autre situation ».

L’article 14 de la convention EDH peut donc sanctionner une règle, à supposer qu’elle existe, traitant différemment les victimes de crimes contre l’Humanité selon que les auteurs sont identifiés ou non.

Cette prohibition des discriminations s’applique à l’ensemble des droits garantis par la convention européenne dont deux sont mis en œuvre par le procès. Le premier est le droit au procès équitable (article 6) auquel porterait atteinte une durée de prescription différente selon que les victimes peuvent ou non intenter une action pénale. Le second est le droit au respect de ses biens (protocole additionnel, article 1er), notion qui inclut l’action en réparation de crimes, puisque cette notion très large couvre de manière générale toutes les actions en réparation.

À supposer donc qu’il existe une règle soumettant à une prescription les actions en réparation de crimes contre l’Humanité non portées devant la juridiction pénale, alors que l’action est imprescriptible en cas d’action civile devant la juridiction pénale, cette règle est contraire à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des Libertés fondamentales.

Conformément au principe de primauté du droit conventionnel sur la loi (Constitution, art. 55), la règle prévoyant une telle prescription doit, si elle existe en droit interne, être écartée au bénéfice d’une imprescriptibilité générale. Rappelons à ce sujet que le caractère inconventionnel d’une discrimination implique sa neutralisation et le droit à l’application du texte pour les personnes invalidement exclues de son bénéfice (CE, ass., 29 juill. 2002, Griesmar, n° 141112, RFD adm. 2002, p. 1024 ; AJDA 2002, p. 823 ; Rec. CE p. 284 : application aux hommes d’une règle réservée aux femmes).

Enfin, si le droit européen admet les distinctions non discriminatoires légitimes, on ne voit pas quelle serait la légitimité d’une distinction entre les victimes de crimes contre l’Humanité selon qu’ils ont la possibilité ou non de se constituer partie civile dans une instance pénale, ou selon qu’ils recherchent la responsabilité des personnes physiques ou des personnes morales.

B) Sur la prescription quadriennale

La prescription quadriennale est une prescription budgétaire que seules les personnes dotées d’un comptable public peuvent invoquer. L’article 1er de la loi du 31 décembre 1968 dispose en effet que « sont prescrites dans le même délai et sous la même réserve, les créances sur les établissements publics dotés d’un comptable public ». Or, la SNCF n’est pas dotée d’un comptable public ! (loi du 30 décembre 1982, article 25).

 III) Sur le fond

Enfin, la SNCF soutient toujours que l’action est mal fondée.

Elle invoque la convention d’armistice mais ce moyen de défense est inopérant dans la mesure où s’agissant d’un transport ordonné par Vichy elle ne peut pas invoquer la contrainte de l’État nazi. Du reste, si elle peut soutenir qu’il y aurait eu péril à refuser de transporter les victimes, elle n’allègue pas que quiconque lui imposait les conditions matérielles que l’on sait. Elle ne prétend pas - et a fortiori ne fournit aucun document - que Vichy et/ou les nazis auraient interdit de fournir un peu d’espace vital, de l’eau, des vivres, des sanitaires.

Si le transport est le fait de l’État, les conditions de transport - et qui participent du crime contre l’Humanité - sont exclusivement le fait de la SNCF. D’ailleurs de manière plus large, la SNCF qui a fait étudier ses archives par le professeur Bachelier et dispose donc d’une documentation abondante ne produit guère de pièces.
La SNCF prétend aussi que l’État français serait seul responsable, mais elle s’est abstenue d’appeler en garantie celui-ci, ce qui rend peu crédible son affirmation qu’elle n’y est pour rien.

Elle invoque une phrase de Me Klarsfeld en sa faveur. On remarquera déjà que pour favorable qu’il soit à la SNCF, M. Serge Klarsfeld indique que la SNCF aurait pu prendre ses distances « en ne demandant pas le paiement par les autorités françaises de ses factures de transports des Juifs de province vers le camp de Drancy ». Or, la SNCF n’a jamais pris cette distance, réclamant encore le paiement de ses factures après la Libération ! Et elle ne produit aucun document qui irait dans le sens qu’elle a fait quelques efforts pour assurer des conditions de transport décentes. D’ailleurs, si ni Vichy, ni les nazis ne se sont jamais plaints de la SNCF, c’est bien qu’elle assurait avec zèle les services qu’on lui demandait.

Du reste, si la SNCF n’est en rien responsable, pourquoi finance-t-elle aussi largement le mémorial de la SHOAH ?
On se demande également pourquoi, à la demande de M. Schaechter, elle a récemment apposé une plaque commémorative en gare de Noé-Longages, d’où partaient les convois de Toulouse (production) et d’où sont partis les consorts Lipietz, alors qu’elle se vante dans son dernier mémoire et avec un certain cynisme d’avoir gagné le procès que cette victime lui avait intenté, grâce à l’interprétation des règles de prescription qu’a cru bon d’adopter la cour d’Appel de Paris, interprétation dont on a vu qu’elle ne résiste pas au droit européen.

 IV) Synthèse

Les écritures de la SNCF ne font en définitive que confirmer le bien fondé des demandes. État aux Etats-Unis, elle se prétend simple transporteur en France. Parce qu’elle a su gagner un procès civil contre une victime en invoquant une prescription interprétée de manière discriminatoire et contraire à la convention européenne des droits de l’Homme, elle espère esquiver le débat de fond sur sa responsabilité. Parce que certains cheminots ont été d’authentiques résistants - sans toutefois jamais rien tenter pour faire obstacle aux déportations - elle se prétend irresponsable des conditions de transport qui participent du crime contre l’Humanité, alors que ces conditions étaient de sa responsabilité exclusive.

 Conclusions

Par tous ces moyens et tous autres à produire, déduire, ou suppléer, au besoin même d’office, les exposants persistent en leurs moyens et conclusions antérieurs.

Pour A.C.A.C.C.I.A., l’un deux

Production
Article de presse sur la gare de Noé-Longages




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