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par Alain Lipietz | 2 avril 2007

Quelle justice pour juger la SNCF ?
Après que la Cour d’appel administrative se soit déclarée incompétente pour juger la SNCF, les interventions de Antoine Rappoport et de Fabrice Fize sur le forum relatif à l’arrêt de la Cour de Bordeaux m’amènent à répondre à la question « Qui préférons-nous au juste, pour juger le cas Lipietz contre Etat & SNCF ? » La justice administrative ? Pénale ? Civile ?

Tout d’abord, il est clair que la dynamique étant enclenchée du côté de la justice administrative, nous irons en cassation jusqu’à sa cour la plus élevée, jusqu’au Conseil d’Etat qui, comme le remarque Antoine Rappoport, pourrait très bien, lui aussi, renvoyer vers la justice pénale, civile ou vers le tribunal des conflits.

Dès le départ, il faut bien comprendre que la volonté de mon père, puissamment argumentée par son gendre, notre avocat Rémi rouquette, et de toute la famille, était de faire juger l’Etat (et solidairement, la SNCF) par la justice administrative, cela pour des raisons d’opportunité et de fond.

Raisons d’opportunité : C’est bien la justice administrative elle-même, qui par l’arrêt Pelletier et l’arrêt Papon, nous y invitait en 2001-2002 (arrêts publiés en 2003 mais dont nous avions entendu parler). Ce renversement de jurisprudence fixait en tout état de cause une date de départ au régime de prescription : c’était déjà ça de gagné.

Mais surtout raison de fond : comme je l’explique ailleurs, nous entendions faire juger des appareils et non des hommes, en exigeant non pas une condamnation pénale (tous les coupables sont probablement morts, à commencer par le Chef de Gare de Toulouse, fusillé sur le champ par les FFI de Ravanel), mais une réparation de la part de ces apareils. Des appareils d’Etat où les hommes agissaient par ambition, par routine, par passion (antisémite ou autre), par conformisme, et même par conscience professionnelle mal placée, bref tout ce par quoi la mécanique des méga-outils pèse sur les conscience des Hommes, et que les philosophes de l’écologie , de Jacques Ellul à Hans Jonas, ont mainte fois dénoncé. Nous n’avions rien contre le cheminot qui avait fermé la porte, contre le mécanicien qui avait conduit le train, et même pas contre le gendarme qui avait brandi son mousqueton.

À la limite, on pourrait même dire que l’ignominie particulière de Papon, qu’illustra encore son rôle dans la répression de la manifestation des Algériens à Paris en 1961, brouille son rôle de fonctionnaire zélé dans la mise en oeuvre de la Shoah à Bordeaux. Et pourquoi condamner le préfet de Bordeaux plutot que celui de Toulouse ?

Faire condamner des appareils et non des personnes, c’est rechercher ce qui, dans les appareils, peut conduire des personnes à se conduire comme des criminels. Rappelons le mot terrible du secrétaire général de l’actuelle SNCF, alors que nous lui demandions pourquoi la SNCF avait privé d’eau les déportés, pourquoi, dans le rapport Bachelier , on trouve la protestation des cadres de la SNCF contre les organisations caritatives, comme la Croix Rouge, qui arrêtaient les trains pour essayer de donner à boire aux déportés. Paul Mingasson répondit d’un air triomphant : « Vous voulez savoir ? Eh bien voilà. La SNCF, aujourd’hui comme à l’époque, c’est un système assez complexe de trains qui se succèdent etc, etc. Je suis au regret de vous dire que les chemins de fer fonctionnent d’une certaine façon. Les cheminots essaient de faire fonctionner les chemins de fer. C’est leur métier de base ». Dans cette déclaration, qui laissa muet tout le studio de France Culture, les mots clés sont évidemment « aujourd’hui comme à l’époque ». Et c’est cela qui doit changer, et c’est pour cela que le procès doit avoir lieu, sur le fond.

Peu avant sa mort, mon père, qui s’était fait connaître à propos de Drancy en témoignant dans Le Monde, sur France 3, dans les lycées du 93, fut auditionné par une commission de la gendarmerie. Elle souhaitait faire la lumière sur le rôle exact des gendarmes dans la garde du camp de Drancy. Quand mon père leur demanda pourquoi, le colonel présidant la commission lui répondit : « Parce que la gendarmerie cherche à se faire une doctrine pour le cas où Monsieur Le Pen arriverait légalement au pouvoir ». Manifestement, la SNCF n’a nullement l’intention de se faire une telle doctrine, ou plus exactement elle l’a déjà : « Notre métier est de faire rouler les trains ».

Or, il existe justement une branche de la justice, caractéristique de la justice européenne continentale et qui l’oppose au droit anglo-saxon (dit Common law), c’est la justice administrative chargée de juger l’Etat et les services publics, dans leurs fautes contre les citoyens, les résidents, les usagers. Je ne méconnais pas l’intérêt des procès en Common law. Mais je respecte la tradition française et continentale (qui inspire la Cour des Communautés européennes de Luxembourg) : l’Etat n’est pas un acteur marchand parmi les autres. L’Etat est chargé d’assurer des tâches d’intérêt général. L’Etat met en oeuvre, éventuellement en les déléguant à des entreprise privées, coopératives ou associatives, des missions de service public. Rejeter la justice administrative, c’est demain rejeter la notion même de service public et d’intérêt général.

La justice administrative ne « condamne » pas (pénalement). Elle peut annuler une décision en cours (pour abus de pouvoir, erreur manifeste d’appréciation, etc), ou elle peut indemniser pour une « faute de service » (c’est à dire une faute dans l’accomplissement du service du public) aynat déjà eu lieu, ce qui la rapproche de la justice civile.

C’est pourquoi j’espère fermement, comme toute la famille et notamment Rémi Rouquette, que le Conseil d’Etat saura prendre ses responsabilités, assumer sa compétence pour juger la SNCF. On trouvera dans le mémoire de Rémi en réponse à l’appel de la SNCF, comme dans sa plaidoirie, de longs développements sur cette compétence du tribunal administratif vis-à-vis de la SNCF (laquelle, faut-il le rappeler, plaide justement à New York… qu’elle n’est qu’un segment de l’appareil d’Etat français souverain !)

De tous les arguments que l’on pouvait faire valoir contre la plainte de notre père et et de notre oncle (incompétence de la justice administrative, prescription, et absence de liberté de choix de la SNCF), l’incompétence de la justice administrative est certainement l’argument que nous craigniions le moins (il n’est même plus évoqué dans les « Observations complémentaires », près l’annonce d’une nouvelle audience à Bordeaux, car Hélène et Rémy pensent que les juges administratifs ne sont pas sourds et qu’on ne répète jamais deux fois les mêmes arguments, même en les résumants). C’est pourtant celui qu’à choisi la Cour de Bordeaux. Et c’est pourquoi je parle de Ponce Pilate (autorité romaine qui refusa de juger Jésus de Nazareth et préféra en laisser le soin au Sanhédrin des notables juifs et à la foule de Jérusalem). Nous persistons à penser, comme Fabrice Fize, que le Conseil d’Etat ne suivra pas la Cour d’appel administrative de Bordeaux dans cette voie, mais sait-on jamais.

Antoine Rappoport semble penser que la Cour d’assises serait un choix plus judicieux. Il invoque avec raison les articles du tribunal de Nuremberg. Il faut cependant savoir (voir les mémoires de Rémi) que cette base n’est pas la mieux établie, pour la Cour d’assises. La justice française ignore, dans ses arrêts, le jugement de Nuremberg, et même l’accord de Londres. La cour d’appel de Paris persiste à considérer qu’il faut d’abord que le crime soit constaté par une cour pénale française, pour que des réparations puissent être exigées, alors que, comme le remarque justement Antoine Rappoport, le crime est déjà constaté à Londres et jugé à Nuremberg (on trouvera d’autres précédents et arguments contraires dans les mémoires et plaidoieries de Rémi). De même, la justice française refuse de prendre en compte le caractère rétroactif de la notion de personne morale en droit pénal. Enfin, la jurisprudence Schlechter de la Cour d’appel de Paris, si elle s’est bien déclarée compétente pour juger la personne SNCF (au civil), ne l’a fait que pour affirmer la prescription au civil de sa responsabilité dans le crime contre l’humanité (prescription qui pourtant, au regard des normes européennes, n’a pas cours dans les demandes de réparation contre des actes de barbarie).

Au contraire, le jugement de Toulouse, tout en admettant la prescription, avait su ménager une date de départ permettant aux survivants d’aujourd’hui de faire valoir leurs droits à réparation. On peut même arguer que l’arrêt Papon, en condamnant l’Etat à verser une part de l’indemnité réclamée à Papon par la Cour d’assises de Bordeaux, reconnaissait de fait l’imprescriptibilité, au moins pour cette part, du crime commis par l’Etat, bien que cet Etat n’ait jamais été jugé au pénal !

Pour toutes ces raisons, la voie du tribunal administratif nous semble bien préférable à celle de l’ordre judiciaire pénal ou civil.




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