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par Alain Lipietz | 15 avril 2000

Motion proposée au Conseil National Inter-Régional des Verts
Marchés de permis d’émission : ne pas se tromper de cible !
La dérive de l"effet de serre, par excès d"émission de gaz carbonique et d"autres gaz, est la principale menace écologique qui pèse sur la planète. Ses conséquences sont déjà perceptibles à travers un léger réchauffement qui provoque une certaine " tropicalisation " du climat (alternance de sécheresses et d"inondations dramatiques, occurrence des " tempêtes millénaires " ? à deux jours d"intervalle en Europe ).

Elle provoque des tragédies humaines monstrueuses dans les pays pauvres et tropicaux (Bengladesh, Vénézuéla, Mozambique) et des désastres économiques dans les pays riches et tempérés (tempêtes de décembre 99 en France). Elle sera à l"origine de très graves crises géopolitiques dès la première moitié du XXIe siècle (inondation d"un tiers du Bengladesh et de tous les deltas surpeuplés du tiers-monde, famines, migrations de masse, etc.). La cause essentielle de ce dérèglement se trouvant dans les pays développés (Europe et Amérique du Nord), c"est à eux qu"il revient d"agir les premiers, sans exonérer les pays en industrialisation rapide comme la Chine d"efforts immédiats.

En France et en Europe, la lutte contre l"effet de serre doit orienter tous les choix de développement, notamment dans le domaine des transports. À titre d"objectif, on estime qu"une population d"humains parvenue au total de 10 milliards n"aurait droit d"émettre que 500 kg de carbone par an et par personne pour ne plus aggraver le climat. En France, nous en sommes à près de 2 000 kg, et nous devons en outre sortir du nucléaire ?

 Historique des négociations internationales

À la veille de la Conférence de Rio (1992), le World Ressources Institute des États-Unis (qui émettent 5 000 kg par personne contre 60 au Bengladesh) suggérait une réduction des émissions de chaque pays " en pourcentage ", ce qui revenait à geler, au détriment du Tiers Monde, le partage actuel de l"atmosphère. La mobilisation des ONG du Sud, autour du Center for Science and Environment de l"Indien Anil Agarwal, relayé par le Groupe des 77 et la CNUCED (représentant les pays en développement à l"ONU) a bloqué cette offensive, en proposant en revanche de fixer un quota de droits d"émission par pays sur une base égalitaire, les pays qui dépasseraient leur quota ayant le choix de payer une amende ou de racheter les quotas non utilisés de pays plus pauvres ou plus " propres ". Les ONG du Nord et les verts ont ralliés cette position à la Conférence Ya Wananchi (décembre 1991)

Ce mécanisme de " quotas négociables" ou " marché de permis transférables " a le double avantage de rendre très coûteux les dépassements par rapport à ce qui est écologiquement " soutenable " (500 kg par personne), d"assurer un revenu compensatoire aux pays pauvres, et d"encourager ceux-ci à choisir des techniques propres même s"ils sont loin d"atteindre leurs quotas.

C"est un schéma tenant compte de ces considérations qui a été adopté aux Conférences de Kyoto et de Buenos Aires. Les pays développés, dit de l"Annexe I, se sont fixé des quotas à atteindre en 2010, avec des échanges possibles au sein de l"Annexe I. D"autres " flexibilités " sont prévues, comme financer des économies de pollution hors de l"Annexe I. Les écologistes, tout en se réjouissant de cette première victoire, ont élevé deux graves objections :

- Les quotas fixés pour 2010 sont au total trop élevés, et préparent mal à l"accélération des réductions indispensables pour la suite du siècle (un amendement déposé par la France et l"Union Sud Africaine à Buenos Aires précise qu"à terme les quotas seront égalitaires).

- Parmi les pays développés, les pays de l"Europe de l"Est se sont vu accorder des quotas que leur crise économique a déjà rendu inutiles. Une énorme quantité de quotas seront ainsi disponibles et bradés, les États-Unis pourront les acheter à vil prix, ce qui les dispenserait d"efforts intérieurs.

Face à ce risque, l"Europe, à l"instigation notamment de la France et de sa ministre D. Voynet, tente d"imposer aux États-Unis une limite à l"utilisation du marché de permis, afin de les contraindre à un effort intérieur significatif. À noter que les États-Unis n"ont toujours pas ratifié l"accord de Kyoto. Le meilleur système serait sans doute qu"une Agence internationale, à la quelle participeraient les défenseurs de l"environnement, fixe un prix-plancher pour les échanges de quota, ce qui assurerait un revenu aux pays plus pauvres et plus " propres ", et amènerait les Américains à faire d"abord chez eux les efforts moins coûteux que le prix-plancher (sécher leur linge au soleil ?)

Pendant ce temps, l"Europe se propose de " rentrer dans son quota " par divers moyens : des accords et des normes industrielles d"augmentation de l"efficacité énergétique, des grands réseaux de transports ferroviaires, et surtout l"institution d"une pollutaxe sur l"énergie.

 Quotas ou pollutaxes ?

Les pollutaxes ont, par rapport à des quotas fixés et transférables, des avantages et des inconvénients :

- Comme les quotas, les pollutaxes reconnaissent que, si certaines pollutions doivent être interdites (pollution des mers par les hydrocarbures, etc.), d"autres sont inhérentes à la vie et recyclées, dans certaines limites, par l"écosystème planétaire (émission de gaz carbonique).

- Ce droit de polluer admissible est limité politiquement dans le système des quotas, ce qui est plus sûr mais plus brutal, et implique des contrôles compliqués. Dans le système des pollutaxes, on se contente d"inciter financièrement à faire attention, ce qui peut aboutir au même résultat, mais ce n"est pas sûr.

- Tous les deux appliquent le principe " pollueur-payeur ". Avec les pollutaxes, le prix est sensible dès le premier litre, avec les quotas, il n"est vraiment significatif qu"au-delà de ce qui est autorisé. Pour un gros pollueur, cela revient à peu près au même.

Le système des pollutaxes doit donc être privilégié pour les petits pollueurs dispersés, qui font des économies " au détail ". Ainsi, une pollutaxe sur l"essence (on prévoit 0,35 francs par litre) incite le conducteur à parcourir la même distance pour le même prix, mais ? en levant le pied de l"accélérateur. Pour les pollueurs industriels, mieux vaut leur attribuer " en gros " un quota : ils pourront en racheter en cas d"augmentation de leur production, ou en revendre s"ils ont changé leur machine ou vu baisser leur production. Dans les deux cas, et si du moins les premiers quotas sont vendus aux enchères par l"État, les revenus de l"État peuvent être utilisés à diminuer d"autres taxes à la production, notamment celles pesant sur le travail, afin de faciliter la réduction du temps de travail avec maintien du salaire. C"est le " second dividende ". Le CNIR des Verts français a, par exemple, adopté cette position, qui fait consensus en Europe. Il n"est pas souhaitable de financer les transports en commun avec cette " cagnotte " : mieux vaut diminuer le budget " routes " et cesser d"augmenter indéfiniment l"offre totale de transports. Remarquons qu"un quota sévèrement limité représente un coût pour l"industriel (il doit changer de technique, investir), qui peut être supérieur à la pollutaxe induisant le même résultat : dans ce cas il peut être défendable de distribuer les quotas gratuitement (comme le CSA pour les ondes radio).

 Le débat européen

Actuellement, l"Europe ne bute plus que sur le veto de l"Espagne pour mettre en ?uvre sa pollutaxe. Rappelons en effet qu"actuellement, la fiscalité relève de l"unanimité des pays membres. Les présidences française et belge (juin 2000 - juin 2001) auront deux façons de contourner l"obstacle : que la prochaine réforme des traités (préparée par l"actuelle Conférence Inter-Gouvernementale) adopte le système " majorité qualifiée-codécision " en matière de pollutaxe, ou à défaut que les autres pays établissent sans l"Espagne une " coordination renforcée ".

Mais de toute façon l"Europe restera un temps isolée dans sa position " responsable ", car bien sûr les USA ne s"orientent pas dans ce sens. Les pays européens résolus à faire leur devoir contre l"effet de serre, en appliquant tout de suite une pollutaxe, risquent donc de voir leurs industries grosses consommatrices d"énergie se délocaliser, avec suppression d"emploi et chômage à la clé.

Face au chantage de ces industries (elles sont en nombre limité : raffinerie, acier, aluminium, papier, verre, ciment ?), il a été question un moment de les dispenser carrément du principe pollueur-payeur.

Le Premier ministre français, devançant de quelques semaines la Commission Européenne, a arbitré, en janvier 2000, en faveur d"un système de quotas transférables expérimental, limité à ces industries. Ce choix n"était pas le seul possible. On aurait pu, par exemple, leur appliquer la pollutaxe générale, mais la " déduire" aux frontières de l"Europe (comme pour la TVA), ou leur offrir une compensation incitative à l"emploi. Il est regrettable en tout cas que le ministère de l"Environnement ait été mis devant le fait accompli. Mais il faut également mesurer les avantages de ce choix, qui est aussi celui de la Mission Interministérielle Effet de Serre :

- Fixer un quota est une mesure politique forte, qui vaut infiniment mieux que le " laisser-faire, laisser polluer " ultra-libéral qui prévaut actuellement.

- Permettre de racheter aux collègues des quotas inutilisés devient alors indispensable (on imagine une cimenterie qui aurait épuisé son quota en novembre : elle devrait refuser les commandes en décembre, et fermer jusqu"à la prochaine campagne ?)

- L"Europe a ratifié l"accord de Kyoto, qui est un mécanisme de quotas négociables. Elle a intérêt à l"expérimenter très vite chez elle, pour pouvoir mieux négocier avec les Etats-Unis la mise en ?uvre de ce mécanisme d"ici 2008.

Quotas ou pollutaxes rencontrent de toute façon la vive résistance des industriels et de l"agriculture productiviste, qui n"osent plus prétendre que l"effet de serre ou la pollution de l"eau n"existent pas, mais affirment qu"ils sauront être responsables tout seuls. C"est possible ? mais il est prudent de les y inciter fortement ! Si pollutaxes et quotas les obligent à faire ce qu"ils auraient fait et si les taxes prélevées servent à en diminuer d"autres, où est le problème ?

On n"en est que plus agacé de les voir rejoints, dans l"hostilité au principe polleur-payeur, par l"extrême-gauche productiviste et certains verts, qui détournent pour l"occasion le slogan " Le monde n"est pas une marchandise. " Ce slogan a été forgé dans les luttes populaires contre les tentatives des multinationales pour rendre marchand ce qui ne l"était pas et ne devra jamais l"être : les semences agricoles, la connaissance du vivant, le corps humain, etc. Il est scandaleux de le détourner pour dispenser les multinationales de la Marchandise (en premier lieu : les producteurs de carburant) de payer pour les dégâts qu"ils infligent à la Nature depuis la révolution industrielle, jusqu"ici librement et gratuitement ! Ceux qui achètent de l"essence et paient donc déjà une pollutaxe (qui est un droit de polluer au détail) se plaignent-ils de la " marchandisation de leur vie " ?

L"écologie s"est dressée contre de tels abus. Elle ne doit pas capituler face à la première manifestation de la FNSEA contre la Taxe Générale sur les Activités Polluantes, ou aux premières tentatives d"intimidation verbale. Elle doit apprendre à argumenter, pour le principe " pollueur-payeur ", et à en négocier les applications pour éviter les effets pervers.

L"effet pervers principal de toute mesure anti-pollution (qu"il s"agisse de règlements interdisant à certaines voitures de circuler certains jours, ou du principe pollueur-payeur) est qu"elle frappe les couches sociales qui ont pu accéder à un certain style de consommation que leur offrait le modèle productiviste parce que la pollution était libre et gratuite. 80 % de la population mondiale pollue peu ou très peu, et subit de plein fouet les conséquences locales ou globales de la pollution des autres. Mais le salarié précaire en France, qui prend sa vieille diesel pour rejoindre un emploi (lui-même parfois dangereux pour sa santé), et qui ne dispose pas d"alternative de transport, percevra toute mesure contre sa voiture ou contre son emploi polluant comme une attaque. Des solutions existent : chèques transports individuels payés par l"employeur (comme la carte orange), développement des transports collectifs, etc.

La réponse patronale (et parfois syndicale) du modèle productiviste était " Laissez-les donc polluer ". La réponse des écologistes, c"est : " L"injustice sociale doit être attaquée pour elle-même, et pas au détriment de la santé et de la justice environnementale. Imposons des emplois solides, par la loi et par la réduction de la durée du travail, partageons les richesses et ? luttons tous ensemble contre la pollution ! "

 MOTION

Le CNIR des Verts, réuni les 15-16 avril 2000, conscient de l"extrême gravité de la menace climatique, premier défi écologique du XXIè siècle,

- appelle la France et l"Europe à proposer aux pays de la Convention Climat d"accélérer l"effort au delà de ce que la Conférence de Kyoto a prévu pour l"an 2010 ;

- rappelle que la lutte contre l"effet de serre et pour le développement soutenable passe d"abord par un changement des mentalités, des valeurs, et des buts du développement lui-même, passe ensuite par le développement d"alternatives, notamment en matière de transports, de logement et d"énergie, passe enfin par l"interdiction de pratiques inadmissibles, le plafonnement des autres activités dans une enveloppe soutenable par l"écosystème, et l"application du principe pollueur-payeur pour dissuader les pollutions excessives, notamment par des mécanismes de pollutaxes ;

- appelle la France et l"Europe à s"en tenir strictement à des mesures intérieures pour respecter leurs engagements de Kyoto, sans avoir recours aux " mesures de flexibilité autorisées ;

- considère qu"un tel impératif implique la mise en ?uvre d"un vaste programme de travaux d"économies d"énergie et de transports en commun, qui pourrait être financé par des crédits à taux zéro émis par la Banque Centrale Européenne ;

- appelle la France et l"Europe à proposer aux États-Unis et au tiers-monde un mécanisme de prix plancher pour les échanges de quotas prévus par l"accord de Kyoto, prix plancher fixé de manière qu"il amène les États-Unis à avoir d"abord recours à des mesures intérieures significatives, et garantisse un transfert financier pour les efforts de développement soutenable des pays moins développés et des pays de l"Est ;

- souligne que la régulation d"un tel marché appelle le montage d"institutions mondiales ayant autorité et pouvoir de sanction, où les grandes organisations de défense de l"environnement devront être représentées ;

- s"indigne du blocage par le gouvernement espagnol du projet de pollutaxe anti-effet de serre de l"Union Européenne ;

- demande à la Conférence Inter-Gouvernementale en cours de prévoir l"adoption des mécanismes de pollutaxe selon la procédure de majorité qualifiée au Conseil Européen et de co-décision par le Parlement Européen ;

- demande en tout état de cause aux présidences française et belge de l"Union Européenne (2000-2001) de faire adopter immédiatement la pollutaxe anti-effet de serre par la grande majorité des États européens qui se déclarent actuellement disponibles, fût-ce par un mécanisme de " coordination renforcée " ignorant provisoirement l"Espagne ;

- reconnaît que la mise en ?uvre de cette mesure présente un certain risque de délocalisation des entreprises grosses consommatrices d"énergie vers les pays laxistes, avec de graves conséquences pour les travailleurs dans certains bassins d"emploi européens ;

- s"étonne que le Premier ministre français et la Commission Européenne aient adopté, en réponse à ce problème, un mécanisme de quotas d"émissions négociables se substituant à la pollutaxe pour ces industries, sans avoir examiné sérieusement et publiquement d"autres solutions en faveur de ces industries ;

- considère néanmoins que ce mécanisme a l"avantage d"imposer aux grands producteurs de marchandises polluantes une limite au droit de polluer indéfiniment et sans coût qu"ils s"étaient arrogé jusqu"à présent ;

- souligne que le vrai enjeu est désormais de fixer des quotas qui traduisent une diminution réelle du total des émissions de gaz à effet de serre par ces industries ;

- propose que le marché des quotas entre ces industries, en France et en Europe, soit régulé par un mécanisme de prix-planchers, tout quota offert en dessous de ce prix étant automatiquement annulé ;

- insiste sur l"extrême urgence de s"accorder en Europe sur un mécanisme, quel qu"il soit, pour faire progresser la justice environnementale entre le Nord et le Sud, tout en veillant à en compenser les effets pervers par un repartage des richesses dans les pays d"Europe.




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