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par Philippe Grasset | 12 juin 2008

L’“armement éthique” et les “guerres de survivance”
Les limites de la légitimation d’un armement éthique
Les limites de la légitimation d’un armement éthique

1). Plutôt que nous attacher à la question des armements et pour mettre cette question en situation générale, nous nous attachons à la définition du cadre plus large à venir où vont évoluer les armements : la question de la guerre. Dans la perspective des crises de l’environnement qui se présentent comme des crises eschatologiques, nous serons confrontés à ce que nous nommons “guerres de survivance”. L’idée de “guerre de survivance” commence à apparaître dans le commentaire courant. Lorsque Martin Wolf, du Financial Times, écrit le 13 mai à propos de la crise du pétrole : « ...In other words, the global oil market needs to remain integrated. Nobody should use military muscle to secure a privileged position within it », l’expression “military muscle” implique l’idée de “guerre de survivance”.

2). Une “guerre de survivance” est un conflit suscité par une nécessité (protection, appropriation, etc.) liée à un enjeu hors de notre contrôle : l’instabilité, la rareté ou l’extinction d’une ressource essentielle à notre système de civilisation et même à notre survie, et qu’il faut protéger ou même s’approprier, le plus souvent en intervenant dans des régions ou des pays politiquement ou militairement faibles.

3). Le concept général de guerre, où va s’inscrire la “guerre de survivance”, a dramatiquement évolué depuis la fin de la Guerre froide. Cette évolution a été successivement marquée par de grandes étapes : première Guerre du Golfe en 1990-91, guerre du Kosovo en 199, guerre d’Irak depuis 2003. La guerre du Golfe impliquait une dimension morale affirmée (la vertu morale du “nouvel ordre mondial”) ; la guerre du Kosovo a été présentée comme presque exclusivement morale mais elle fut une guerre inachevée, sans confrontation terrestre. La guerre en Irak est, elle, le modèle achevé de cette nouvelle forme de guerre.

4). L’évolution s’est faite rapidement – d’un concept relatif, ou ce qu’il en restait (guerre définie par de multiples références où l’élément politique tenait une place importante, où la morale avait également sa place), – à un concept absolu : la guerre définie par la seule morale. Ainsi ne disons-nous pas qu’il y a eu “moralisation de la guerre” mais transformation de la guerre en “un outil de la morale” en même temps qu’en une “expression de la morale”. (Morale occidentale, cela va de soi.)

5). La guerre a acquis en théorie une légitimité que nous qualifierions de “binaire”, qui est une caractérisation mathématique du “tout ou rien”. Ou la guerre correspond à son inspirateur et manipulateur moral et elle est absolument légitime ou elle ne lui correspond pas et sa légitimité tend vers zéro. Ce type de guerre met en cause et détruit tous les attributs classiques, essentiellement politiques, de la légitimité et de l’ordre (telle la souveraineté). Si elle ne les remplace pas par une morale conforme aux faits, donc légitime et stabilisatrice, elle débouche sur le désordre et l’illégitimité absolus.

6). Bien sûr, on parle ici de la représentation de la chose. Les arrière-pensées, les calculs, les desseins secrets et les manœuvres subsistent, mais la présentation a changé complètement. La puissance extraordinaire de la communication fait de cette présentation effectivement quelque chose qui pourrait être perçue comme une nouvelle substance de la guerre. La présentation de l’apparence devient une représentation absolue.

7). On a vu cette évolution entre les trois guerres qu’on a citées. L’Irak est pour l’instant le modèle achevé. Après des tentatives d’explications ponctuelles assez maladroites, sinon grotesques (la farce des armes de destruction massive), la présentation est devenue la représentation absolue d’une guerre pour une morale absolue. La chute d’un dictateur, l’installation de la démocratie universelle, des droits de l’homme, etc., en sont les expressions concrètes. L’évidence de la réalité, elle-même fortement répercutée par les communications, a démontré absolument le contraire de cette représentation. L’Irak a été et est le théâtre de l’arbitraire, de la violence insensée (sans moindre sens politique), du désordre, de l’imposture, de l’illégalité, et cela d’une façon évidente avec comme cause première l’action occidentale (américaniste). Rien ne soutient l’idée morale de cette guerre. Sa légitimité est proche de zéro.

8). Les “guerres de survivance”, ce sera pire encore … L’Occident se trouvera face à une réalité insupportable : des conflits pour la survivance, alors que la modernité que l’Occident prétend représenter est un état de civilisation avancé qui a résolu par définition ontologique la question de la survivance. L’Occident nie implicitement que la question de la survivance puisse exister encore selon les normes de la modernité parce que cela serait une contradiction interne insupportable. Pire encore : ces guerres seront faites par un système (le nôtre), pour des matières en extinction dont l’extinction est causée par les excès ontologiques de notre système ; ces guerres seraient faites pour se saisir de matières en diminution dont la consommation effrénée s’apparente à une démarche suicidaire si l’on en considère les conséquences. Nous saisirons et protégerons des réserves en extinction, pour en accélérer encore l’extinction. Divorce radical entre la vocation morale de la guerre et sa réalité, les guerres devenant à la fois des guerres nihilistes et absurdes, par conséquent des guerres de désordre entropique et non pas des guerres pour rétablir l’ordre moral. Leur légitimité est effectivement au niveau zéro.

9). Quelles seront les conséquences pour nous, qui entreprendrions ces guerres ? Essentiellement, beaucoup plus psychologiques que militaires parce que sans véritable effet militaire, parce que notre puissance interdit notre défaite et que nos méthodes et nos conceptions interdisent notre victoire… Nous nous en tenons au cas américaniste, qui est l’archétype de notre propos. L’exemple de l’Irak et de l’Afghanistan est effrayant au niveau de la psychologie. Les suicides chez les vétérans rentrés de la guerre (autour de 6.000 suicides en moyenne annuelle en 2006 et 2007, en accroissement par rapport aux années précédentes) sont très largement supérieurs aux pertes au feu, ce qui est un cas sans précédent (ces guerres causent plus de pertes, indirectement par leurs effets individuels psychologiques hors de la guerre, que par l’action du feu de l’ennemi). La RAND Corporation vient de montrer que 300.000 vétérans souffrent de troubles psychologiques graves (PTSD ou Post Traumatic Stress Disorder), et 320.000 autres de troubles psychologique consécutifs à des blessures. Cela fait 40% du nombre de vétérans (1,6 million) et l’on ne parle que des cas recensés. Au feu, les suicides sont en constante augmentation (115 en 2007) et plus de 20.000 soldats prennent officiellement des drogues anti-dépressives, simplement pour “tenir” psychologiquement. Plus qu’un problème militaire grave, c’est une catastrophe sociale qui menace essentiellement les sociétés des pays qui lancent ces guerres. (Cette menace concerne aussi bien le tissu social des pays ayant lancé la guerre que la stabilité de leurs régimes.)

10). La cause de cette catastrophe psychologique est l’isolement total où sont tenues ces forces par rapport à l’environnement culturel et humain des pays où elles opèrent. Littéralement, ces troupes sont victimes de la cruauté dont elles sont elles mêmes les instigatrices et les actrices, parce qu’elles la subissent mais surtout parce qu’elles la provoquent et la propagent. Leur isolement ajouté à l’illégitimité de la guerre, transforment leur psychologie et les chargent d’une culpabilité insupportable. La puissance des communications, qui est le facteur essentiel de la puissance aujourd’hui (nous sommes passés de l’‘ère géopolitique’ à l’ère ‘psychopolitique’) et qui agit dans tous les sens, y compris ceux qui sont défavorables aux politiques officielles, joue un rôle de chambre d’écho qui aggrave et multiplie le phénomène.

11). Pourquoi cet isolement qui implique une déshumanisation de la guerre ? D’abord, la doctrine de “protection des forces”, qui passe par une protection excessive et de plus en plus grotesque qui est par définition un isolement, visible même dans l’équipement et le comportement individuel des forces, qui implique un premier isolement opérationnel. Il existe aussi un ‘isolement moral’ sous forme d’un “apartheid moral”. La guerre étant perçue malgré tout comme exclusivement morale, l’adversaire étant diabolisé d’une façon absolue depuis l’attaque terroriste 9/11 (idée du terrorisme comme représentation du Mal), il convient d’isoler les troupes d’un adversaire dont la diabolisation est étendue à tout l’environnement culturel et humain. L’un des fondements d’une guerre légitime, qui est aussi d’entretenir une certaine estime pour l’adversaire ou du moins de reconnaître son existence, pour ménager plus tard l’établissement de la paix, est totalement supprimé. L’isolement des forces renforce et complète l’illégitimité de la guerre qui devient ainsi ontologique. Le résultat est une guerre sans fin, où les notions de victoire et de défaite deviennent absurdes ; l’adversaire, diabolisé et quasiment impossible à identifier puisqu’il comprend son environnement civil, culturel et humain, ne pourrait être vaincu que par la disparition complète de l’espace géographique, culturel et humain où il opère. Dans ces conditions, les responsables de la guerre (nous), subissant la dramatique contradiction entre guerre morale et réalité, deviennent psychologiquement malades.

12). Il y a toutes les chances pour que ce cas se multiplie et s’aggrave avec la “guerre de survivance” et menace ce qui reste d’équilibre à notre civilisation. La raison se trouve, avec l’illégitimité absolue de ces guerres, dans la contradiction également absolue entre leur caractère de survivance et la représentation morale qui en sera faite. Le désordre intérieur (chez nous en plus du pays envahi) et l’effondrement psychologique en seront les principales conséquences.

 Appendice : les armements et la question des technologies

13). Comment lutter contre cette situation au niveau des armées et des armements ? En suivant deux orientations qui sont, plus que militaires, des orientations politiques et psychologiques des armements, en luttant contre le désordre que nos méthodes actuelles impliquent. Le caractère éthique d’un armement doit se mesurer à sa capacité à réduire le désordre. Les technologies de l’armement doivent être jugées en technologies de désordre (déstructurantes) et technologies d’ordre (structurantes).

14). La première voie consiste à modifier de fond en comble l’approche opérationnelle de ces guerres. Cela suppose l’abandon ou l’atténuation de technologies ou d’équipements favorisant la l’isolement de nos forces, c’est-à-dire la déshumanisation de nos forces. Les technologies utilisées à cet égard sont des technologies déstructurantes (de désordre), parce qu’elles contribuent objectivement à la déshumanisation de ces guerres de survivance. Il faut ramener nos forces à des buts d’intégration dans la culture et l’environnement des conflits. Il s’agit moins de “conquérir les cœurs et les esprits”, en général après les avoir américanisés, que de les comprendre et de les respecter sans se dissimuler à eux.

15). D’autre part, et c’est la deuxième voie, il faudrait chercher à accentuer les missions qu’on devrait qualifier de ‘missions de souveraineté’, qui renforcent le facteur d’ordre qu’est la souveraineté des entités nationales. Ces missions concernent des données constantes de l’existence des structures souveraines : le contrôle de l’espace national, la protection des voies de communication, etc. Ces missions, peu agressives, concourent à une structuration de l’ordre international, contre le désordre des “guerres de survivance”. Dans ce cas, l’appel à des technologies avancées est justifié parce que ces technologies deviennent des “technologies de souveraineté”, des technologies structurantes (d’ordre) par définition.

 Conclusion

16). Tout cela ne résout certes pas le problème ontologique de notre civilisation qui s’est placée elle-même devant la perspective de devoir défendre des moyens et des ressources qu’elle juge être en réduction accélérée ou en situation d’insécurité et qui le sont éventuellement à cause de l’activité même de cette civilisation. Il s’agit bien sûr d’un autre sujet, une autre crise, d’une bien plus vaste crise, – c’est la crise systémique fondamentale de notre civilisation, – la crise centrale de notre civilisation privée de sens et qui cherche à survivre en affirmant une morale que toute la réalité met en question comme inappropriée, voire faussaire. Le conflit suprême est entre l’affirmation désespérée de notre civilisation et la réalité du monde, – y compris pour nous-mêmes, premiers complices et premières victimes de cette contradiction.




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