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par Alain Lipietz | février 2003

EcoRev’ n°11
Johannesbourg, victoire morale
Ce texte reprend l’intervention d’Alain Lipietz lors d’une réunion-débat intitulée : "Après Johannesburg, les conditions politiques d’un développement durable" organisée par les revues "Projet" et "Alternatives économiques" avec Michel Camdessus, ancien directeur du FMI et Michel Mousel, Président de la mission interministérielle sur l’effet de serre.

Le sommet de Johannesburg a été un sommet difficile, décourageant par bien des aspects. Mais il marque en réalité une bataille d’arrêt gagnée face à une offensive patronale qui aurait pu donner bien pire. En quelque sorte, on a livré une "bataille de la Marne du développement soutenable" et l’on peut donc s’attendre à quelques années de guerre des tranchées avant la percée décisive.

Et il fallait s’y attendre. Je tempêtais déjà au lendemain de Rio contre mes amis écolos, les Verts, Greenpeace, les Amis de la Terre etc. Eux disaient : "La montagne a accouché d’une souris...". Non, elle n’avait pas accouché d’une souris, elle avait accouché de Rio. Et il a fallu défendre Rio. Quand on passe son temps à dire que ce qu’on a obtenu, ce n’est rien, on n’est pas très armé ensuite pour le défendre contre ceux qui disent que c’est déjà beaucoup trop. A l’époque de l’écologie fraîche et joyeuse, c’est à dire Stockholm 1972, on était tous pour que la planète soit belle ! On n’avait peut-être pas mesuré combien nous sommes prêts à payer, chacun d’entre nous, pour que la planète soit belle ?

L’intérêt que la planète soit belle est celui de tous, mais il n’est que statistique. Certains peuvent vivre de mieux en mieux dans une planète qui globalement devient de plus en plus laide. Il suffit de se maintenir sur la niche, de plus en plus étroite, des plus riches. Pourquoi s’ennuyer à vouloir que ce soit valable pour tout le monde ? Le développement soutenable, c’est un choix, un choix éthique, un choix politique. Johannesburg, c’est la réaffirmation de ce choix. C’est tout, c’est beaucoup.

J’ai participé à Johannesburg sous deux casquettes. D’abord en tant qu’eurodéputé vert : le groupe des Verts au Parlement Européen avait organisé toute une série de débats. Puis j’ai participé, plutôt en tant qu’intellectuel, au débat un peu plus officiel de l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature, organisation genre UNESCO, avec les représentants des pays et de leurs sociétés savantes. Ce débat s’intitulait "Éthique, commerce et développement soutenable". Et la première table ronde (j’ai aussi participé à la troisième) avait pour titre "Private greed versus public need" : l’avidité privée contre le besoin public. La présidente de l’IUCN, Mme Yolanda Kakabadse ayant félicité la personne qui avait trouvé ce titre, j’ai rappelé la Fable des Abeilles de Mandeville, sur la façon dont les humains peuvent établir un pacte entre eux. Selon certains, le marché, en organisant la convergence des intérêts privés, suffira à assurer l’intérêt public. D’autres disent qu’il faut une couche supplémentaire : une "morale universelle", des valeurs partagées, un engagement commun sur ces valeurs, pour que tout n’explose pas. Le premier point de vue est plus développé par Adam Smith, qui explique que ce n’est pas par philanthropie que le boulanger produit du pain. Au contraire, en produisant son pain, il espère gagner de l’argent (parce que les gens ont besoin de pain) et acheter ce dont lui a besoin. Et l’autre point de vue objecte que le marché n’aboutit pas nécessairement à cet équilibre, parce qu’il y a des rapports de force : le marché, c’est la victoire du plus fort. Par exemple, le catholicisme social se dresse immédiatement : "La liberté d’entreprise, c’est le renard libre dans le poulailler libre". Objection portée au paroxysme par les exigences du "développement soutenable".

Selon la définition du rapport Bruntlandt confirmée par l’ONU au sommet de Rio, il s’agit d’un modèle de développement qui " satisfait les besoins de la génération présente, à commencer par ceux des plus démunis, sans compromettre la capacité des générations suivantes à satisfaire les leurs ". On oublie souvent ce petit membre de phrase : "en commençant par ceux des plus démunis". Ce qui n’est pourtant pas une grosse exigence ! On peut avoir un développement de plus en plus inégalitaire, mais du moment que ceux d’en bas progressent sans arrêt, cela suffit à le rendre "soutenable". C’est ce qu’on appelle le critère de justice de Rawls. Mais en plus, il faut que cela ne compromette pas la capacité des générations suivantes à satisfaire leur besoins. En général, on estime qu’il suffit que chaque génération préserve l’environnement, y compris le climat, la biodiversité etc., pour permettre la perpétuation de génération en génération. On "relocalise" ainsi dans la génération présente cette exigence pour les générations futures.

Certains vont dire : "le marché suffit". Pour paraphraser Mandeville ou Adam Smith, ce n’est pas parce qu’elles sont pour le développement soutenable que des entreprises comme la Générale des Eaux (Vivendi), la Lyonnaise des Eaux, etc. vont investir des milliards pour que l’eau soit saine, mais parce qu’elles y trouvent leur intérêt. Il suffit d’avoir un bon système de prix : tout le monde, en poursuivant ses intérêts sur le marché, aboutira au développement soutenable.

D’autres diront que, pour différentes raisons, il ne peut en être ainsi : parce qu’il y a des inégalités de forces, parce que les générations futures ne peuvent faire valoir leurs intérêts, parce que les dotations initiales ne sont pas optimales...

Il s’agit là encore d’une très vieille idée : tout de suite après Mandeville, il y a eu une contre-attaque tout aussi imagée, avec le livre du Marquis de Sade Justine ou les infortunes de la vertu. Une jeune femme, charmante et favorable au progrès collectif, se heurte malheureusement à des gens qui la violent, la torturent en lui expliquant "Ecoutez, nous avons le rapport de force pour vous infliger ça ". Elle répond "Mais enfin c’est affreux, vous me faites très mal," à quoi ils rétorquent "oui, mais nous, ça nous fait plaisir". Bref, en poursuivant nos intérêts privés nous arrivons à un résultat collectif qui n’est pas extrêmement favorable à tout le monde. Cette option ne peux aboutir qu’à un désastre, à mon sens, et pourtant elle a failli gagner...

Observons ce qui avait été "braketé" à la conférence de Bali, préparatoire à Johannesburg, c’est à dire ce qui ne faisait plus consensus, qui était mis entre crochets, parce que plusieurs délégations s’y opposaient. On voit bien que c’était justement ce qui avait été accepté comme "morale publique universelle du développement soutenable" à la conférence de Rio. Des phrases comme : "la défense de l’environnement est une obligation commune mais différenciée" (c’est-à-dire que tout le monde doit défendre l’environnement, mais tout le monde n’a pas les mêmes moyens pour le faire), qui avait fait consensus à Rio, ne faisait plus consensus dix jours avant la clôture de la conférence de Johannesburg ! Le "principe de précaution" prescrit que lorsqu’une entreprise veut lancer un nouveau produit dont elle attend monts et merveilles pour elle et la société, conformément à l’optimisme de Mandeville ou d’Adam Smith, alors l’État, la puissance qui a le monopole de la violence légitime, doit lui interdire de le faire s’il y a un risque de catastrophe. Ce principe a lui aussi été mis entre crochets. Et on pourrait multiplier les exemples.

Finalement, les crochets sont tombés. On est revenu à la morale publique collective de Rio. Et c’est déjà magnifique, car nous sortons de dix années de recul. Nous sommes passés par la conférence de Marrakech qui a lancé l’Organisation Mondiale du Commerce. Avec L’OMC, l’humanité semblait répudier Rio et s’assigner, comme seule forme de régulation, le respect des lois sacro-saintes du marché. Avec pour résultat ces procès extraordinaires, découlant des normes de l’OMC, où un fermier américain, contaminé par des OGM, se voyait condamné par un tribunal pour utilisation (même si par le biais du vent et donc non consentie !) de graines génétiquement modifiées, brevetées par Monsanto... Ce recul a bien failli être gravé dans le marbre à Johannesburg.

Les Verts et les ONG écologistes voulaient établir une hiérarchie des normes : les normes internationales de défense de l’environnement, comme celles de défense des droits sociaux, comme celles des droits de l’Homme, devaient l’emporter sur la liberté du commerce. L’IUCN avait préparé une formulation de compromis disant que l’OMC et les accords internationaux de l’environnement devaient être "mutually supportive", c’est-à-dire se renforcer l’un l’autre. Et bien même cela avait été brakété ! Les grandes puissances n’en voulaient pas. Il s’agissait donc vraiment la bataille de la Marne. En dessous de la ligne de Johannesburg, tout était perdu.

La question est : pourquoi ? Qui a tenté de détruire l’esprit de Rio ? D’abord et tout simplement des intérêts extrêmement puissants, qui avaient été sous-estimés à Stockholm et encore sous-estimé à Rio. La formule de Georges Bush Père, à Rio : "notre mode de vie n’est pas négociable", traduction en quelque sorte de la formule sadienne : "je suis puissant donc je vous fais ce que je veux" était devenue la norme pour beaucoup de pays. Face à cela, l’intérêt collectif ne pouvait pas prévaloir si facilement.

Ensuite, à Johannesburg, l’Union Européenne (et le président Chirac) a semblé prendre la tête du combat pour le développement durable. Et nous avons gagné sur le maintien des formulations, c’est à dire sur la proclamation de la vertu. Ce qui est déjà beaucoup mieux que le cynisme ou que le sadisme. L’hypocrisie (saluer la vertu sans la pratiquer soi-même), c’est déjà mieux que nier la nécessité de normes éthiques !

Sauf que la faiblesse de l’hypocrisie, c’est qu’elle ne convainc pas. Nous, l’Europe, ne pouvions convaincre. Quand l’UE dit au Groupe des 77 (les pays du tiers-monde) qu’il faudrait prendre telle ou telle mesure, eux répondent qu’il faudrait commencer chez nous, et en les aidant.

Il y a un cas où ça a marché, c’est la lutte contre l’effet de serre. L’Europe a effectivement, parce qu’elle y avait intérêt, parce qu’elle en avait les technologies, pris des mesures contre l’effet de serre et a pu convaincre le groupe des 77 et ce nouveau pays du tiers monde qu’est la Russie, de ratifier les accords de Kyoto. Et c’est une énorme victoire, peut-être la seule vraie victoire de Johannesburg : elle prive les États-Unis d’une minorité de blocage.

On n’arrivera à faire reculer l’hégémonisme " sadique " américain que par une alliance entre l’Union Européenne et le reste des peuples de la terre. Mais cela suppose de balayer d’abord devant sa porte. On n’arrivera pas à convaincre si tout notre langage démocratique, droits de l’hommiste, développement soutenabliste, est perçu par les autres comme un festival d’hypocrisie. Même si, encore une fois, l’hypocrisie, c’est mieux que le cynisme. On réduira l’hégémonie américaine et on changera les mentalités aux États-Unis en donnant d’abord nous-mêmes l’exemple. J’ai dit que Kyoto était exemplaire : on a réussi à isoler les États-Unis. Mais en même temps, sur la Convention sur la Biodiversité, nous les Européens, nous sommes mauvais, nous sommes du mauvais côté, nous sommes du côté des nord-américains. Pourquoi ? Parce que, pour le climat on utilise déjà 2 fois moins d’énergie par euro produit que les Américains. On a une rente technologique sur l’énergie par rapport aux États-Unis. Sur la biodiversité, non. On est en rivalité commerciale avec eux pour s’approprier la biodiversité du monde en cassant les cultures indigènes, en envahissant et en détruisant les productions locales etc. Avec notre politique agricole, nous sommes en train de détruire la capacité des paysans du monde à se nourrir et à nourrir leur propre peuple. Nous n’avons pas soutenu le groupe des "mégadivers" (groupe de pays où se rassemble l’essentiel de la biodiversité) à la conférence de La Haye, il y a 6 mois, quant aux droits des peuples indigènes sur la biodiversité qu’ils ont développée et protégée au péril de leur vie [1]. De même nous n’avons pas démantelé les subventions agricoles à l’exportation, qui tuent les efforts du Tiers-Monde pour développer une agriculture, qu’elle soit vivrière ou d’exportation. Comment pouvions-nous être crus ?

Or cela, les gens le comprennent plus facilement que la nécessité de sauver le climat. Tant qu’on n’arrivera pas à devenir exemplaire sur les questions de la biodiversité et la question de la nourriture qui vient immédiatement derrière, nous n’arriverons pas à construire une alliance pour isoler les États-Unis. Prenons encore un autre exemple : celui de l’eau. Comme dit Deleuze, le ministre belge, s’engager d’ici 2015 à diviser par deux le nombre de gens qui n’ont pas accès à une eau saine, pour la Belgique, ce n’est pas la ruine. Pour avoir la même exigence de la part du Niger, il faut quand même trouver des moyens plus importants. Et comme l’Europe n’a pas été capable de prendre la décision de réaliser ses engagements de Rio (c’est-à-dire 0,7% pour l’aide internationale au développement), il lui était assez difficile d’être crue, d’être soutenue.

L’Europe se veut championne de la défense de ce que, dans un article maintenant célèbre de Richard Kagan, on appelle le modèle "kantien", c’est-à-dire un modèle de relations internationales impliquant une morale de type laïc universaliste, face aux États-Unis qui eux défendraient un modèle de type hobbesien, c’est à dire : "que le meilleur gagne, je suis puissant donc je vous impose ma loi". Comment l’Europe peut-elle convaincre le reste du monde d’être

kantien, de regarder l’intérêt général et de se le poser à soi-même comme règle universelle, quand elle ne pratique pas, au dehors et même souvent au-dedans, cette maxime qu’elle prône pour les autres ?

Le principe kantien auquel faisait allusion Richard Kagan, c’est : "agis de telle sorte que ton action puisse être érigée en règle universelle". Ce n’est pas très différent d’un principe chrétien : " aime ton prochain comme toi-même ", et d’une certaine manière cela revient au même que le développement soutenable. C’est la fameuse question des Chinois. Si on trouve " insoutenable " que les Chinois aient des voitures et même des mobylettes, de quel droit, nous Français moyens, en aurions-nous 1,8 par ménage ?

Le problème, c’est que notre mode de vie n’est pas généralisable. Il n’est pas kantien. C’est donc aussi une question pour chacun de nous, et pas seulement pour les gouvernements. Si l’on veut être kantien, alors les Chinois on droit à la même chose que nous. Et combien de gaz carbonique ai-je le droit d’émettre ? 500kg par an. Il faut partir avec son compteur, c’est ça être kantien aujourd’hui !

Évidemment, tout le monde n’est pas vertueux. Et c’est là le fond du problème. La vertu est nécessaire, c’est la base de la démocratie disait Montesquieu. Malheureusement, pour 60% de vertueux grand maximum, il va y avoir 40% qui vont demander une contrainte légale pour être aussi vertueux que les autres.

Je crois que c’est ça, le blocage principal. Donc, on compte sur vous, citoyens et citoyennes d’Europe. Nous comptons sur vous pour aligner les pratiques de l’Europe sur son discours, pour rendre le discours européen plus convaincant, pour faire demain du développement soutenable une réalité, mis en ½uvre par tous les humains.



À noter :

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NOTES


[1Voir mon rapport sur la Biodiversité, sur la 6éme Conférence des Parties, à La Haye, 2002.

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