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par Alain Lipietz | 17 août 2016

Jeux Olympiques, larmes, identités
Je ne regarde pas le sport à la télé, sauf les Jeux Olympiques (et la phase finale de la coupe du monde de foot). J’aime les JO comme j’aime les ruines de Paestum ou de Delphes, comme j’aime l’Iliade et l’Odyssée.

Et cette année c’est un amour nocturne, du fait du décalage horaire. Mais voir les JO, c’est (hélas pour la plupart d’entre nous) d’abord les voir en direct, comme par exemple le plongeon héroïque de Shaunae Miller ou encore le magnifique incident, exemple de fair play déjà légendaire, entre Nikki Hamblin et Abbey D’Agostino en série du 5000 m. Bon, je ne tiens pas au delà de 4h30 du matin…

Bien sûr, je sais tout de leur caractère commercial, de la ruine pour le pays qui les organise, du dopage d’État, de la corruption au sommet (encore illustrée cette année par la « victoire » du Russe Tischenko sur l’Ouzbek en boxe/poids lourds - cependant sa honte sur le podium est déjà en un sens un exemple d’olympisme). Mais je voudrais ici parler du chauvinisme, à propos de larmes de Sofiane Oumiha et de celles de Renaud Lavillenie.

La dialectique exploit individuel-célébration collective est inhérente à la conception antique des Jeux, au contraire du tout-venant des rencontres sportives modernes, championnats du monde compris, et cette « valeur » est conservée tant bien que mal dans les JO modernes. Dans l’Iliade, des jeux sont organisés dans la plaine de Troie pour « faire honneur » à un mort, Patrocle. Les héros s’y affrontent en tant qu’individus, mais aussi en tant que champions de leur cité, et enfin pour faire honneur à un héros commun à tous les Grecs, Patrocle, et c’est son ami, Achille égal aux dieux, qui remporte la plupart des compétitions. Seuls manquent les Troyens, non que Homère ignore la « commune humanité » (les pleurs d’Achille devant le vieux roi ennemi, Priam, venu récupérer le corps de son fils Hector, sont l’un des premiers sommets de la littérature mondiale), mais justement ce ne sont pas encore des « Jeux Olympiques », trêves au cœur de la guerre.

Dans la pyramide des identités (individu, cité, communauté nationale, humanité déchirée par les guerres), les JO représentent la tentative folle de tenir tous les étages à la fois. Chaque cité soutient son champion, mais un exploit du champion concurrent est un succès de toute l’humanité, qu’il faut applaudir même s’il signifie la défaite de sa propre équipe.

Le miracle des JO modernes, c’est que cette valeur ait pu se conserver, non certes comme une donnée, mais comme un enjeu, comme l’ont montré les jeux de Berlin de 1936. Et ils ont épousé le progrès des valeurs de commune humanité, avec l’apparition des femmes, des pays décolonisés. Les JO à la télé sont souvent l’occasion de découvrir longuement les athlètes féminines dont les victoires sont à peine citées dans les journaux télés des dimanche soir, et des pays inconnus comme les Fidji (merveilleux vainqueurs du rugby à 7) ou les splendides sprinteuses des micro-États des Caraïbes...

Prenons donc l’équipe de France de boxe, sport de combats individuels terriblement cloisonnés par catégorie de poids. Ce sport est un spectacle pas toujours plaisant et je le sautais d’habitude, mais par hasard j’ai été accroché par les déclarations d’un des premiers compétiteurs français. J’ai senti cette première nuit-là qu’il se passait quelque chose dans cette équipe, et j’ai suivi leurs combats de bout en bout.

D’abord, cet « effet équipe » dont la natation française et le cyclisme sur piste nous ont donné un spectaculaire exemple a contrario. On comprend que, dans un relai d’escrime, le tout soit plus grand que la somme des parties, même si chaque round est un combat individuel. C’est plus surprenant dans un combat de boxe. Mais visiblement les entraineurs avaient fait un énorme effort pour inculquer l’esprit olympique à cette équipe. Toutes et tous étaient là, chaque soir, à se soutenir les unes les autres. Mais ce qui les cimentait était un discours transcendant, celui des valeurs complexes de l’olympisme.

L’interview « au débotté » (au sens propre) livrée aux journaliste est un exercice compliqué où ont trébuché avec aigreur beaucoup de nos « espoirs » vaincus, mais ont excellé certains, comme le champion de France du 800 mètres, P.A. Bossé, analysant lucidement son échec et le dédiant à son chat !

Le discours de nos boxeurs avait une cible précise : la lutte contre l’intolérance religieuse et le mépris de classe qui ravagent la France. Un discours manifestement « appris » certes, tant il était convergeant à la fin de chaque combat, mais déjà à mille coudées au-dessus des éléments de langage standardisés que nous servent les radios dans les interviews insipides des sportifs (« c’était compliqué mais j’avais l’envie etc »). Sauf que là il était servi par des amateurs (presque tous), au sens de Coubertin : des personnes ayant une autre vie que la compétition.

Très majoritairement bien sûr, cette « autre vie » est celle de beurs des cités de relégation, de la Reynerie aux Mureaux, ce qui n’est pas une surprise dans ce sport. Mais attention, plusieurs sont déjà parents (Sarah Ourahmoune, femmes aux multiples vies, a interrompu sa carrière pour être mère et a recollé grâce à un financement participatif). Plusieurs ont déjà réussi leur ascension sociale par la voie royale des études : bac + 5 ou 6, Sciences Po Paris ou informatique, créatrices d’entreprises ou cadres, côtoyant ceux qui galéraient encore aux pieds des tours deux ans auparavant. Lesquels, n’ayant pas eu cette chance, doivent avec une vraie générosité défendre le discours universaliste, montrant autant d’intelligence par de plus pauvres mots.

Il faudrait les réécouter tous, ces discours hachés à bout de souffle au sortir du combat. J’ai mis un lien sur le plus émouvant, le dernier discours de Sofiane, après sa défaite médaillée d’argent, parce que, bouleversé et tenu d’improviser, il doit faire avec la complexité des identités multiples. Dépassant le discours « correct », centré sur l’unité républicaine de la France en tant que nation ouverte, il parvient en tâtonnant à placer toute la hiérarchie de ses appartenances, de ses identités : sa famille, sa cité (au sens de Quartier de la Politique de la Ville, et aussi au sens grec de la petite patrie : Ithaque était plus petite que la Reynerie), et enfin la « France universelle », mais en tant qu’universelle : il cite, dans sa communauté d’appartenance, « ceux qu’il a voulu remercier en se battant bien », le Maroc, l’Algérie et les Comores !

J’ai appris que cette « héllénitude » des boxeurs français ne manquait même pas d’un Patrocle : Alexis Vastine, tragique victime, comme tant de champion-ne-s, d’une grotesque émission de téléréalité (mais qu’allaient-ils donc faire dans cet hélicoptère ?)

« Le patriotisme, c’est l’amour des siens, le nationalisme c’est la haine des autres », ai-je appris dans mon adolescence de l’immigré Romain Gary (dans Éducation européenne ou peut-êtreLa Promesse de l’aube, je ne sais plus). De cette trahison de l’olympisme qu’est le nationalisme, le public brésilien a donné une image atroce en huant Renaud Lavillenie qui se concentrait pour un saut à 6 mètres 08, puis à sa montée sur la seconde marche du podium. Renaud Lavillenie, immense champion, premier homme à 6,15 mètres, gravement blessé en tentant les 6,21… Lavillenie, coupable non de dopage, mais d’avoir été le concurrent du jeune champion brésilien Thiago Braz. Les larmes de sourde colère de Renaud Lavillenie, je les ai partagées, et semble-t-il le grand Sergueï Bubka aussi !

Bubka… un nom qui nous enchanta quand d’années en années et de centimètre en centimètre il explorait pour nous la capacité humaine à sauter au dessus de 6 mètres en s’aidant d’une simple perche. Le public brésilien n’a pas insulté seulement un concurrent, mais le Saut à la Perche lui même, le sport et l’olympisme.

Attention. Le public brésilien n’est pas un public de merde, indigne d’assister à des JO. Tous les journalistes étaient agréablement surpris par la chaleur sans préjugé d’un adorable public brésilien, accompagnant les merveilles de Biles et Raisman et consolant Steingruber lors du concours de gym artistique. Je connais bien le Brésil, des militantes des favellas de Recife aux bobos de Sao Paulo, j’ai acclamé le club Fandango dans le Maracana avec les copains du PT, mais je sais aussi l’effarante beaufrerie de ces classes moyennes supérieures qui ont massacré le plus beau pays du monde.

Lavillenie avait quelques raisons de comparer l’attitude du public carioca à celui des Jeux de Berlin huant Jessie Owens en 1936, car l’insulte à l’olympisme était du même ordre. A l’olympisme certes, mais pas à l’Humanité, et Renaud Lavillenie s’excusa de la comparaison. On ne peut comparer la connerie xénophobe d’un public de beaufs au crime collectif auquel un peuple se préparait en versant collectivement dans le racisme le plus abject. Mais dans les tribunes d’un stade aux ¾ vide tant les places étaient chères, oui, il est probable que les beaufs, les anciens partisans de la dictature, les actuels partisans de la destitution de Dilma, étaient majoritaires…




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