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par Dra. Paz Rojas Baeza | 6 décembre 2007

Impunité : les conséquences psychiatriques. L’exemple chilien
LANGUE ET TRADUCTIONS DE L’ARTICLE :
Langue de cet article : français
  • Español  :

    Antes de comenzar, quisiera citar a Nietsche, quien escribió “pensar el pasado contra el presente, resistir el presente, no para volver a él, si no a favor, yo lo espero del porvenir”.

En préambule, je voudrais citer Nietzsche : “Penser le passé contre le présent, résister au présent, non pour y revenir, mais, je l’espère, en faveur de l’avenir.“

Je dois préciser que je parle à partir de ma spécialité, la neuropsychiatrie, et non du domaine juridique. Mon témoignage repose sur une expérience de soins aux personnes victimes de crimes contre l’humanité, expérience qui a débuté à la suite du coup militaire du 11 septembre 1973 dans mon pays, le Chili.

Le sentiment brutal de sidération, de stupeur et d’ignorance face à ce drame nous imprègne encore aujourd’hui. Nous ne pouvons nous habituer, et chaque cas rencontré est un nouveau défi. Parfois la parole nous manque, le silence s’installe et nous sommes incapables de décrire l’indescriptible.

Dès les premiers moments, nous avons éprouvé l’exacerbation ou la disparition de toutes les instances psychiques. Subjectivité, affectivité, émotions, conscience, langage, mémoire, temporalité, sommeil ont été comme aliénés, et tout spécialement la perception elle-même.

Chez les personnes soumises à ce type de crimes se produit une rupture avec la réalité, une faille dans la capacité d’examiner l’extérieur, un bouleversement dans le système de perception du monde extérieur. Ce qui est arrivé, ce qui se passe ensuite, est-ce réel ? est-ce la vérité ? À partir du crime, la vérité est totalement défigurée et l’impunité permet aux crimes de persister dans la pénombre.

Dès le début nous avons compris qu’il y avait bien une clinique de l’intériorité détruite, qui compromettait dans l’individu tout le système bio-psychique social ; et il y avait aussi une clinique de l’intersubjectivité, dans laquelle il était nécessaire d’inclure le bourreau et son système, les personnes affectées, leurs familles, la société, le pouvoir, dans leur interaction avec l’histoire et la culture d’un pays.

Pour pouvoir intervenir dans de tels cas, il faut connaître la définition et la signification de ce que nous appelons les crimes contre l’humanité. Les méthodes utilisées, l’objectif recherché, le lieu où ils ont été commis. Il faut aussi connaître l’histoire, la politique du pays, son évolution, ainsi que l’existence ou non de l’impunité au moment de l’intervention thérapeutique.

Aujourd’hui, tous, nous parlons de la mémoire. Je me demande : de quelle mémoire ? Celle que la science ne décrit pas comme une faculté de l’esprit, accessible uniquement à une introspection pénétrante ? Plutôt de celle qui concerne deux relations fonctionnelles : la phase d’acquisition, qui permet la mémorisation de certains aspects de la situation dans laquelle se trouve l’individu, la seconde phase étant celle de l’actualisation, cette dernière ayant pour but d’identifier et de restituer les faits mémorisés au moment de leur acquisition.

C’est dans cette seconde étape que nous nous trouvons actuellement au Chili. Le refus d’oublier ce qui a frappé le corps et l’âme individuelle et sociale durant les 17 années de dictature, durant cette période dramatique que la mémoire a “encapsulée” comme un souvenir gravé pour l’infini. Ce trauma humain que l’homme s’est infligé.

La première phase d’acquisition de la mémoire, après le Golpe, fut vécue à diverses profondeurs, il n’y eut pas une mémoire, mais de multiples mémoires : mémoire de la souffrance physique et mentale, mémoire de sang, mémoire de mort, de terreur. Il y eut aussi des mémoires suspendues dans le temps et l’espace, comme les disparitions. Toutes immergées dans le pôle négatif des affects, accompagnées d’angoisses, de peur, d’absence de sentiment, ce qui paraît inconcevable ! Mais ce qui, faute d’une vérité intégrale et faute de justice, réinstalle facilement le trauma dans la subjectivité, d’une nouvelle façon.

On a tenté de construire la mémoire depuis un seul pôle, celui des victimes. Pour nous, dès la première fois que nous avons eu devant nous le corps et l’esprit lacérés d’une personne torturée, nous avons eu la certitude que nous nous trouvions face à un crime, et qui dit crime dit deux choses : victime et bourreau.

Telle fut cette réalité qui nous a engagés dans le combat pour la mémoire et pour une position radicale contre toute tentative de “tourner la page”, de réconciliation qui laisserait les crimes dans la pénombre.

Mais que s’est-il passé avec cette étape d’actualisation de la mémoire durant la période de transition ?

Les Commissions de Vérité

Avec le passage des années et la fin de la guerre froide, les dictatures militaires des différents pays d’Amérique latine entrèrent dans ce qu’on appelle les « périodes de transition » : création de diverses formes de « Commissions de Vérité », promulgation ou maintien de législations inconnues jusque là dans la région : des législations pour l’impunité. De simili amnisties et instruments juridiques pour parvenir, disait-on, à la réconciliation1.

Au Chili, la commission créée en 1990 fut nommée « De Vérité et Réconciliation », comme beaucoup d’autres. Laissant de côté la valeur principale, l’obtention d’une réparation intégrale par la désignation des responsables des crimes, seul moyen de rendre la justice. Elle excluait aussi des milliers de personnes qui avaient survécu à la torture et qui avaient été les principaux artisans du renversement de la dictature. Malgré tout, nous avons collaboré à cette commission, et nous avons poussé et soutenu les personnes qui y pouvaient y concourir par leurs déclarations.

Au lieu de la diffusion des conclusions de l’enquête, nous avons entendu l’incroyable phrase du président2 : « La justice dans la mesure du possible ». Lentement nous avons perdu l’espoir de parvenir à la vérité, de connaître le nombre des responsables et surtout d’obtenir justice. La subjectivité individuelle et sociale, qui avait désiré une réparation intégrale, sans laquelle il ne pouvait y avoir de réconciliation, vit renaître la frustration, le désespoir, la lassitude, non plus sous une dictature, mais en « démocratie ».

Cette situation nous a amenés à poser la question : « Qu’était-il arrivé aux personnes concernées des autres pays, face à leurs commissions respectives ? » Après un vaste processus de consultations, nous avons décidé de réaliser une étude comparative à partir de la perspective des victimes, des organisations des Droits humains et des personnalités engagées dans cette démarche.

Les pays étudiés furent l’Argentine, le Chili, le Salvador, le Guatemala, et l’Afrique du Sud. Soutenus par l’Association de Prévention de la Torture, qui siège à Genève, nous avons publié un livre : « Commissions de Vérité : un chemin incertain »3 . Pourquoi incertain ? Parce que la majorité des interviewés nous ont dit « La Vérité dans ces enquêtes n’a pas été plus loin que la constatation du crime, mais a éludé le comment, le pourquoi, le pour qui, et les auteurs ». Même s’ils ont reconnu que la grande contribution de ces enquêtes avait été de reconstituer « la Mémoire historique », ils ont souligné que ces enquêtes, qui auraient dû se transformer en instruments d’étude, de consultation et de connaissance accessibles à tous les citoyens, n’avaient pas été divulguées et portées à la connaissance comme elles auraient dû l’être. En effet, cela n’a été accompli dans aucun des pays que nous avons étudiés, sauf peut-être, dans une certaine mesure, en Afrique du Sud.

Le pire, c’est d’avoir établi une série de mécanismes pour installer dans tous les esprits l’ennemi de la mémoire : l’oubli. Pour ne pas affronter la réalité. Particulièrement significatif est l’oubli provoqué par la répression de la connaissance. C’est peut-être le mécanisme principal utilisé pour ne pas affronter la présence du mal : ne pas savoir, ne pas parler, tourner la page, oublier simplement, et de cette façon, instaurer l’impunité.

L’impunité

Selon le dictionnaire de la Real Academia, impunité signifie : absence de châtiment, et, selon le même dictionnaire, l’amnistie, un des mécanismes le plus souvent utilisé pour établir l’impunité, signifie amnésie, terme médical désignant la perte de la mémoire, l’oubli.

Les deux piliers qui soutiennent l’impunité sont la négation de la vérité – par rapport aux faits et à la dissimulation des responsables – et l’absence totale ou partielle de justice. Absence de justice envers les victimes, les proches et envers la société. Ces deux absences bouleversent et pervertissent les plus hautes fonctions mentales de l’homme. La vérité, le réel, l’objectif comme base de la perception du monde extérieur, c’est un élément essentiel dans la construction de tout le processus de la connaissance, du savoir, et même de l’imagination.

La certitude que l’on a de la réalité, de ce que l’on en perçoit, l’analyse et la réflexion sur les événements de l’existence confluent pour construire et séparer le vrai du faux. C’est par conséquent la base pour la formation du jugement, du processus de la pensée, et plus tard pour la capacité de choisir. La vérité est aussi un pilier fondamental de l’affectivité, dans la relation au monde, et spécialement avec l’autre.

La justice, valeur permanente dans l’histoire de l’humanité, ne peut coexister avec l’impunité. Le sentiment et surtout la connaissance de ce qui est juste et injuste est, à l’instar de la vérité, à la base de l’élaboration de la pensée, de la construction de la décision et de l’action des personnes, en elles-mêmes comme dans leur interaction avec d’autres humains.

Ainsi le mensonge, la tromperie, l’occultation, la négation, la moquerie sur les exigences de vérité et de justice, ou pire, la revendication des crimes, produisent des altérations qui atteignent des proportions dramatiques .

L’impunité provoque de profonds dégâts. À tel point que, dans la période de transition de la démocratie, par suite de la vérité partielle produite par la Commission au Chili, et des dégâts produits par l’absence d’identification des responsables et la méconnaissance des faits, nous avons élaboré deux thèses. La première, c’est qu’avec le temps, la permanence de l’impunité induit des mécanismes de troubles psychiques et intersubjectifs, capables de produire des tourments égalant la torture, voire plus graves encore. La seconde, c’est que l’impunité est en elle-même une violation des Droits humains.

La justice, dans les périodes de transition, doit veiller à ce que les tribunaux nationaux observent les conventions et traités concernant les crimes contre l’humanité, ainsi que les principes directeurs qui guident la protection et la promotion des droits humains dans la lutte contre l’impunité. S’il en avait été ainsi, Pinochet ne serait pas mort impuni.

Pour conclure, en tant que médecins, nous affirmons que pour atteindre un certain niveau de réparation de ce trauma humain affligé par l’homme, trauma irréparable en soi, l’Etat doit observer quatre obligations essentielles : investigation, établissement de la vérité, traduction en justice, et sanction des responsables. Une justice transitionnelle qui n’accomplit pas ces obligations fera de la phrase « Jamais plus » des mots vides de sens.




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