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[2003c] Géopolitique et traités environnementaux internationaux, Conférence au Centre des Hautes Études de l’Armement, Paris, 6 mars 2003.

(art. 1069).


par Alain Lipietz | 6 mars 2003

Conférence au Centre des Hautes Études de l’Armement
Géopolitique et traités environnementaux internationaux
[2003c] Géopolitique et traités environnementaux internationaux, Conférence au Centre des Hautes Études de l’Armement, Paris, 6 mars 2003.

M. Jean Hamiot, directeur du Centre des hautes études de l’armement

Mesdames et Messieurs, sur le plan logistique, nous pouvons nous adapter à des technologies modernes, mais il faut être conscient que certaines technologies sont moins polluantes que d’autres.

Nous recevons aujourd’hui Alain Lipietz, dont le parcours politique et militant est désormais célèbre. Sa carrière de chercheur est moins connue, mais les spécialistes savent qu’il a rédigé plusieurs centaines d’articles et donné de nombreuses conférences. Ses travaux portent sur les communautés humaines et les rapports sociaux et économiques qui existent en leur sein. Par ailleurs, cet ingénieur en chef des Ponts et Chaussées - et non des eaux et forêts ! - est diplômé de l’École Polytechnique en 1966.

Alain Lipietz intervient aujourd’hui sur le thème « Géopolitique et traités environnementaux internationaux ». Ce sujet ne peut laisser personne indifférent. Il nous concerne tous, dans notre vie professionnelle mais aussi familiale. Chacun se pose en effet la question : quel monde allons-nous léguer à nos enfants ?

Alain Lipietz, je vous laisse la parole pour que vous nous suggériez des pistes de réflexion.

Alain Lipietz

Mesdames et Messieurs, je voudrais d’abord vous présenter mes excuses pour les technologies peu avancées que j’utiliserai (le tableau noir) mais, en tant qu’écologiste, je préfère utiliser du matériel de présentation non polluant.

La question de la géopolitique et des traités environnementaux est au cœur des problèmes diplomatiques actuels, même si elle n’est pas encore au centre des problèmes militaires. L’eau en est un exemple, avec les conflits autour du Tigre, de l’Euphrate et du Jourdain notamment.

Les crises écologiques globales commencent à déterminer le positionnement géopolitique des acteurs. Par exemple, les positions des membres permanents et non permanents du Conseil de sécurité de l’ONU au sujet de la crise irakienne présentent des liens directs avec les positions adoptées lors de la conférence de Kyoto.

Je vais essayer de vous décrire la complexité des affrontements géopolitiques sur les crises écologiques globales.

 Définition d’une crise écologique globale

Une crise écologique est une crise du rapport entre les sociétés et leur territoire. Une crise se produit au moment où « l’ancien se meurt et le nouveau n’a pas encore vu le jour », quand il devient impossible de continuer comme avant mais qu’on ne sait pas encore que faire autrement. Quand le régime et le mode de régulation des sociétés qui en règle les routines entrent en crise, on dit qu’ils sont devenus insoutenables. À la conférence de Rio, en 1992, a été affirmé ce concept : un bon régime écologique doit être soutenable, sustainable en anglais. Il doit « répondre aux besoins actuels, à commencer par celui des plus démunis, sans compromettre la capacité des générations suivantes de satisfaire leurs besoins. »

Une crise est globale quand sa cause se trouve dans un espace donné mais que ses conséquences dépassent cet espace, pour toucher la planète entière. Lors d’une crise locale, les causes et les conséquences se situent dans le même espace politique. Ce fut le cas dans la crise de la vache folle. L’Union Européenne a utilisé sa réglementation, notamment en interdisant le commerce des farines animales et des carcasses, pour contenir la crise dans son espace. De même, un embouteillage est une crise écologique locale, que l’installation d’un feu rouge ou le détournement des flux peut résoudre localement. À l’inverse, la crise globale trouve ses causes dans la formation socio-économique économique d’un pays ou d’un continent, mais ses conséquences peuvent être ressenties n’importe où, y compris dans des endroits qui n’ont rien à voir avec ces causes. Plusieurs polluants peuvent ainsi causer des crises globales en affectant des pays qui n’ont pas les moyens politiques d’y faire face puisque ce ne sont pas eux qui les produisent.

 Les premières crises globales

Les pluies acides

Les pluies acides sont le premier exemple célèbre de crise écologique globale ayant ses causes dans un pays et ses conséquences dans un autre. Au Canada, pour éviter de souffrir de la pollution dans les villes, des cheminées de très grande taille ont été installées. Elles ont dispersé haut dans l’atmosphère la pollution industrielle, qui a été transportée par les vents jusqu’en Suède, laquelle a subi des pluies acides. Plus localement, la Tchécoslovaquie socialiste était indifférente aux fumées industrielles qu’elle produisait et qui se déplaçaient jusqu’aux forêts de Bavière.

Les différences de réglementations ou de préoccupations d’un pays à l’autre peuvent donc provoquer la contamination d’un autre pays, sans que ce dernier en soit responsable. Pour autant, le pays pollueur n’est théoriquement pas obligé de réagir. Le principe de la souveraineté nationale lui permet de rester passif. Dans les faits, pour éviter des problèmes avec ses voisins, il négociera des solutions. C’est là qu’intervient la géopolitique. Dans le cas des pluies acides, des négociations se sont conclues par la signature d’un traité sur les pollutions à longue distance. Quelques cas de traités contre la pollution transfrontalière avaient été signés précédemment, notamment sur les fleuves frontaliers, mais c’est le problème des pluies acides qui a suscité un débat multilatéral et initié la formation des diplomates aux négociations environnementales internationales.

L’amincissement de la couche d’ozone

Le problème de la couche d’ozone a été réglé de manière satisfaisante au cours d’une succession de conférences. Cet exemple a permis de stabiliser un modèle et de repérer trois étapes fondamentales dans les crises écologiques.

La détection du problème

Dans un premier temps, des savants découvrent qu’un problème va se poser. La science identifie le processus dangereux avant que le phénomène n’apparaisse. Dans ce cas, les scientifiques ont repéré un amincissement de la couche d’ozone stratosphérique et découvert que ce phénomène était provoqué par du chlore porté par le vortex antarctique. Ce chlore provenait de fréons, des gaz utilisés dans les aérosols et dans l’industrie du froid (les CFC, chloro-fluoro-carbones). Les scientifiques ont prévenu que cet amincissement de la couche d’ozone allait faciliter le passage des rayons solaires ultraviolets, ce qui risquait de provoquer une multiplication des cancers de la peau, notamment.

La réaction des pays concernés

Par « chance » dans ce cas, les pays de l’hémisphère sud concernés étaient des pays riches : l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Ils ont vivement protesté et ont réussi à se faire entendre de l’opinion publique mondiale. Ils ont proposé de remplacer les CFC par les HFC, c’est-à-dire de supprimer le chlore des aérosols, et ont obtenu l’organisation de conférences. La première a eu lieu à Montréal et a été suivie par d’autres, dans un climat de plus en plus tendu. Finalement, des conventions et des protocoles ont été conclus pour progressivement bannir le chlore des aérosols et de l’industrie du froid.

La réaction des pays touchés par les mesures prises pour résoudre le problème

Mais, dans un troisième temps, les pays du Sud (au sens économique, c’est-à-dire en voie d’industrialisation) se sont à leur tour indignés, non de la pollution, mais de l’interdiction qui leur était faite d’utiliser ces technologies polluantes. Au motif que le Nord avait pu les utiliser pendant 150 ans, le Sud réclamait le droit de les utiliser pendant sa période de développement industriel. Il accusait le Nord de protectionnisme mesquin. De nombreux pays en développement ont donc refusé de signer le protocole de Montréal. Après une série de nouvelles négociations, ils s’y sont ralliés en échange de dédommagements.

Cette valse en trois temps se reproduit dans les trois grandes crises suivantes, dont le traitement était au programme du sommet de Rio de 1992 : la crise de l’effet de serre, celle de l’effondrement de la biodiversité et celle de la déforestation. Cette dernière a ensuite été incluse comme un sous-ensemble de la convention sur la biodiversité.

La déforestation est d’ailleurs plutôt un exemple des crises généralisées, et non globales. Ce sont des crises locales, mais multipliées en de nombreux endroits de la planète, ce qui donne l’impression qu’elles sont globales. Quand la forêt de Malaisie disparaît, c’est la Malaisie qui compte moins de forêts. Les conséquences sont effectivement globales, mais par l’intermédiaire de deux autres crises (effet de serre et biodiversité). De même, la compactification des sols est un phénomène général dont les causes sont variables mais qui rend la terre de plus en plus imperméable en de nombreux points de la planète. L’eau de pluie roule davantage sur les sols, n’y pénètre qu’avec difficulté, ce qui rend les cultures plus difficiles et provoque des inondations. La dispersion des métaux lourds est un autre exemple de ces crises généralisées, puisqu’elle est causée par des pollutions locales. Pour ceux qui sont convaincus que la chute de l’Empire romain a été provoquée par le saturnisme, ce problème représente un grand danger, mais les scientifiques estiment qu’il est maîtrisable. Les grands dangers globaux à court terme sont ailleurs.

 La crise de la biodiversité

La biodiversité : la richesse inconnue du génoplasme mondial

La crise de la biodiversité est un enjeu de taille, qui se calque de manière quasi caricaturale sur les vieux affrontements géopolitiques. Il ne s’agit pas de la disparition de gros animaux, comme les phoques, les éléphants, les baleines… qui sont déjà protégés depuis 1973-1975 par la CITES (convention pour la protection des espèces en danger) et d’autres conventions, qui interdisent notamment le commerce de l’ivoire, de peaux de bébés phoques, etc.

La biodiversité représente la richesse inconnue du génoplasme, le stock de diversité génétique présent sur Terre dans tous les écosystèmes. Il existe une très grande diversité, constamment renouvelée, de microbes, de bactéries, de champignons, des plantes et des animaux, qui ont des vertus inconnues. Naturellement, cette biodiversité continue à croître de manière spontanée. Elle fonctionne sur le modèle du système immunitaire dans le corps humain, qui produit de façon aléatoire des anticorps qui ne servent à rien dans l’immédiat mais peuvent être utiles en cas d’agression extérieure et ultérieure. Le système immunitaire constitue une bibliothèque en constante expansion dont le but est de répondre aux agressions éventuelles. De même, la biodiversité opère comme un contre agent stabilisateur collectif pour revenir à l’équilibre en cas d’agression de l’écosystème.

Comme dans le corps humain, cette défense n’est pas infaillible. Actuellement, en Méditerranée, aucun agent ne parvient à contrer la caulerpe taxifolia, une plante intrusive échappée de l’aquarium de Monaco, qui détruit la richesse de cette mer. Mais en 1971, la biodiversité a sauvé le maïs industriel des États-Unis. Un champignon s’était en effet attaqué à ce maïs, et aucune des quatre espèces sélectionnées par les semenciers américains ne lui résistait. En un an, la production avait chuté de deux tiers. Les scientifiques ont alors cherché une espèce résistante dans la biodiversité des maïs « naturels » des paysans amérindiens et dans les plantes sauvages, et ils ont trouvé un remède. De même, après la chute du mur de Berlin, les autorités de l’Allemagne réunifiée ont souhaité détruire les Trabant, des voitures fabriquées par l’ex-RDA et très polluantes. Mais celles-ci étaient dotées de carrosseries en résine synthétique et il était impossible de les brûler. La biodiversité a permis de trouver un champignon capable de manger et d’éliminer cette résine.

La crise globale

Cependant, du fait des activités humaines, surtout de l’omniprésence de l’agriculture industrielle fondée sur quelques semences sélectionnées, la diversité du génoplasme se réduit peu à peu, ce qui menace surtout la production agricole industrielle du Nord et sa production pharmaceutique. Un pan de la production agricole mondiale risque de s’effondrer à chaque agression contre les plantes sélectionnées et standardisées. La riposte ne peut être trouvée que dans les régions où l’homme est peu présent, comme dans la forêt tropicale, ou dans les zones d’agriculture « paysanne », où la sélection des espèces par les fermiers est limitée. En fait, les besoins sont au Nord, où l’agriculture est standardisée, et la matière première au Sud, où la biodiversité persiste. Un jour, les organismes génétiquement modifiés provoqueront eux-mêmes des catastrophes écologiques. Aujourd’hui, cela n’a pas encore été le cas, à l’exclusion d’un maïs manipulé suspecté de tuer les papillons Empereur. Mais, même sans OGM, la présence de semences uniformément sélectionnées sur de grands territoires les rend vulnérables en cas d’attaque par un facteur biologique.

L’affrontement Nord Sud

Une des solutions pourrait être de collectionner toute la biodiversité mondiale dans des réservoirs. Mais pour ce faire, il faudrait piller toutes les réserves naturelles du monde. Les Russes, grâce à la taille de leur territoire, avaient constitué une énorme génothèque qui a disparu avec l’effondrement de l’URSS. Aujourd’hui, la plus grande génothèque mondiale est à Londres, ce qui provoque des critiques des pays du sud qui s’estiment lésés. Tout comme pour la Vénus de Milo, ils reprochent aux pays développés de piller leurs richesses. En fait, très rapidement est réapparu le vieux conflit entre les pays du Nord et du Sud et les arguments invoqués sont les mêmes que pour le pétrole : appartient-il à celui sous le sol duquel il est découvert ou à celui qui l’exploite industriellement ?

Le Nord répète qu’il a besoin de la biodiversité du Sud, que le Sud ne doit donc pas brûler ses forêts. Le Nord considère cette richesse naturelle comme un don du ciel, un patrimoine de l’humanité, mais estime que sa valeur ajoutée vient de son exploitation scientifique et industrielle. Selon ses porte-parole, sélectionner les gênes utiles du sein de la biodiversité inconnue est un travail humain qui peut être breveté. Le Nord considère donc légitime de revendre au Sud ce qu’il sélectionne gratuitement chez lui ! Le Sud répond que les richesses naturelles appartiennent à un territoire souverain. Pour les pays du Sud, la science et la recherche permettent de faire des découvertes qui, elles, constituent le bien commun de l’humanité. En conséquence, le Nord leur doit payer la diversité qu’il pille, d’autant plus qu’il n’a pas été capable de sauvegarder sa propre biodiversité.

En fait, le Nord considère que la biodiversité appartient à la science, et le Sud aux États souverains. À ces deux visions s’ajoute le point de vue des peuples indigènes, qui estiment que la biodiversité appartient aux communautés indigènes qui, par leur mode de vie, ont su d’une part conserver sa matérialité, et d’autre part identifier son utilité. Ces divergences ont créé de nombreux blocages lors des discussions internationales.

Les accords internationaux

La Conférence des Nations Unies sur l’Environnement et le Développement qui s’est tenue à Rio en 1992 fut la première occasion d’affirmer l’importance de passer des accords internationaux sur le sujet. Une convention sur la biodiversité (CBD) y a été adoptée. Elle établit que les États du Sud ont la responsabilité de protéger leur biodiversité, qu’ils ont droit à une rémunération pour l’usage de leur richesse et qu’ils ont droit à un prix modéré (concessionnary) pour l’usage des produits scientifiques issus de cette biodiversité. Les peuples indigènes, exclus du compromis, ont manifesté à Rio contre l’accord. Mais les firmes pharmaceutiques et les semenciers ont immédiatement essayé de négocier avec eux, en se confrontant à la question du détenteur de l’autorité et de la propriété dans ces communautés.

Depuis la signature de la convention, les parties signataires se réunissent tous les ans pour rédiger des protocoles d’application - en 2002, elles se sont retrouvées à La Haye. Les difficultés resurgissent à chaque fois, puisqu’en matière de diplomatie, le diable se cache dans les détails. Au-delà des principes généraux, il faut répondre à certaines questions épineuses. Les négociateurs ont notamment dû se demander comment définir la biodiversité : par la matière présente sur un territoire ou pas sa description (l’information qu’elle contient) ? Et comment considérer le savoir indigène à propos de cette diversité ? Ces problèmes sont abordés lors des conférences des parties de la CBD, à l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle à Genève et bien sûr à l’Organisation Mondiale du Commerce.

Les positions prises lors de ces rencontres ont eu et continuent d’avoir une importante dimension idéologique. En manipulant des systèmes idéologiques (les valeurs de « propriété » et de « bien commun » notamment), les différentes parties ont pu influencer le déroulement des négociations. En 1992, plusieurs acteurs hollywoodiens, manipulés par les services américains, ont essayé de focaliser la conférence de Rio sur le problème exclusif de la déforestation. La presse de « bons sentiments » a relayé cette campagne. En fait, les États-Unis ont essayé de limiter le sommet de Rio à ce thème, en affirmant que les crises de la biodiversité et de l’effet de serre étaient dues aux forêts qui brûlent et non à leur propre modèle de développement. Ils ont demandé l’interdiction des feux de défrichement en Amazonie. Mais au Brésil cette campagne a été très mal perçue. J’étais alors chargé du monitoring de la conférence de Rio pour l’Unesco. Dans le Rio Grande do Sul, État brésilien à des milliers de kilomètres de l’Amazonie, j’ai vu des inscriptions « l’Amazonie est à nous, les Yankees dehors ». La virulence des réactions était accentuée par le fait que les Américains du Nord avaient déjà revendiqué la liberté de faire circuler des bateaux de guerre sur l’Amazone au nom du traité sur les détroits internationaux. Derrière la manipulation symbolique de concepts comme le bien commun de l’humanité, se dissimulent donc souvent un passé et un futur de conflits géopolitiques. Et ces manipulations peuvent faire échouer des conférences internationales. À La Haye en 2002, certains compromis n’ont pas pu être adoptés parce que les divergences d’analyse sur la question « à qui appartient la biodiversité ? » avaient été mal mesurées par les négociateurs.

Schématiquement, trois blocs se sont formés au cours de ces négociations. L’Union Européenne fait figure de « gentille » de la géopolitique de l’environnement et tente de favoriser les compromis Nord Sud. Ensuite, le groupe de Cairn qui rassemble les gros exportateurs agricoles (États-Unis, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, Argentine…) s’oppose au protectionnisme et prône l’agriculture industrielle. Enfin, les pays qui abritent une importante biodiversité (Équateur, Brésil…) exercent des pressions pour se faire correctement payer leur richesse, considérée comme du « pétrole vert ». Ils acceptent de passer des alliances avec le premier ou le deuxième bloc contre rémunération. Ils s’engagent dans la défense de l’environnement en échange d’aides de l’Union Européenne, ou ils vendent leur richesse naturelle aux États-Unis à un certain prix. Ils choisissent en fait ce qui leur assure le plus de revenus. Quant à l’Union Européenne, elle n’est pas si « gentille » que ça, car elle abrite elle-même une importante industrie de la pharmacie et des semences.

 La crise de l’effet de serre

Contrairement à la crise précédente qui suit le modèle Nord Sud traditionnel, la crise de l’effet de serre est d’une grande complexité géopolitique, puisqu’elle divise chaque entité.

Les causes de l’effet de serre

Arrhénius a découvert à la fin du XIXe siècle que le gaz carbonique laisse passer les ultraviolets venus du soleil mais capte les infrarouges réémis par la Terre, ce qui stabilise la température terrestre. La hausse de la teneur en gaz carboniques dans l’atmosphère accentue cet effet de serre, tout comme celle de la vapeur d’eau et de quelques autres gaz. En fait, la hausse du niveau de vapeur d’eau n’a plus beaucoup d’impact, si ce n’est localement, sur la température. En revanche, la hausse du niveau de gaz carbonique dans l’atmosphère se poursuit et augmente l’effet de serre.

Dans la première moitié du XXe siècle, des scientifiques soviétiques ont anticipé le réchauffement de la planète. Pour eux, cela ne devait pas poser problème. Au contraire, ils trouvaient positifs qu’une hausse des températures augmente la surface cultivable en URSS où les hivers sont trop longs. Ils pensaient que l’URSS allait devenir le grenier à blé du monde.

À l’origine, toutes les discussions sur l’effet de serre relevaient de la chimie ou de la géophysique. Il s’agissait de déterminer à quelle vitesse progresserait la concentration de gaz carboniques dans l’atmosphère et d’en déduire les variations macrophysiques (niveau de la mer, température moyenne). Les géophysiciens calculaient le captage par l’océan, le calcaire, etc. Les plus « écologistes » se demandaient si l’augmentation de gaz carbonique ne favoriserait pas la croissance des plantes, ce qui permettrait une plus grande absorption naturelle du gaz carbonique. On se disait que le réchauffement des océans causerait une augmentation du volume de nuages, qui pourrait bloquer les rayons du soleil et refroidir l’atmosphère. Ainsi, de nombreux éléments furent étudiés et pris en compte.

Par ailleurs, les scientifiques avaient aussi découvert que le méthane, produit naturellement par les ruminants et les rizières, avait un effet bien plus terrible sur l’effet de serre que le gaz carbonique. Sa dangerosité est 40 fois supérieure à celle du gaz carbonique. Les rots et les pets d’une vache représentent les deux tiers de la production moyenne de gaz carbonique d’un automobiliste européen. Mais le méthane ne reste que quatre ans dans l’atmosphère et se re-fixe rapidement dans l’écosystème terrestre, alors que le gaz carbonique ne disparaît qu’après environ 150 ans. Les gaz carboniques produits au XIXe siècle contribuent toujours à l’effet de serre aujourd’hui. Le gaz carbonique a donc un effet de stock, alors que le méthane n’a qu’un effet de flux. Pour cette raison, il est urgent d’agir vite contre lui. De même, il a été établi que les gaz qui détruisent la couche d’ozone sont aussi des gaz à effet de serre très puissants. En fait, six gaz à effet de serre feront l’objet des négociations.

Le Nord produit essentiellement du gaz carbonique par combustion de charbon, de pétrole et de gaz naturel, par gravité décroissante. Si on décide que la gravité du pétrole correspond à un indice 10, le gaz naturel est entre 4 et 6 et le charbon autour de 12 et 15. Comme auparavant, le Nord produit des richesses et pollue la planète, mais à la différence des autres crises, le Sud est ici la première victime. Dans la crise de la biodiversité, le Nord est demandeur de protection et le Sud, qui peut défricher ou brûler ses forêts, détient des moyens de pression. Cette fois, le Nord provoque l’aggravation rapide de l’effet de serre et le Sud ne dispose que de peu de moyens d’influence.

Les scientifiques estiment le niveau « soutenable » de gaz carbonique émis dans l’atmosphère, celui que peut réabsorber la terre en une année (par l’action des plantes, de l’océan…). Si on le divise par 10 milliards d’êtres humains, population d’équilibre après la transition démographique, selon eux, chaque être humain peut émettre 500 kg de carbone par an (l’usage français est de se référer à la masse de carbone et non celle du gaz carbonique lui-même). Si la population mondiale se stabilise à 9 milliards d’habitants, ce qui est plus probable, nous aurons droit à 550 kg par an et par habitant. Or les États-Unis produisent 5 000 kg/an/habitant, l’Union Européenne 2 000 kg, le Bangladesh 60 kg, l’Inde et la Chine autour de 300 kg. Le Sud peut donc continuer à augmenter sa production, alors que le Nord a déjà largement dépassé la ligne rouge.

Les conséquences

L’augmentation de la température

Au départ, les scientifiques russes voyaient d’un œil favorable l’effet de serre. Mais la Russie est en train de changer d’avis. Les inconvénients de l’effet de serre sont en effet de plus en plus apparents. Si de 1990 à 2 050 la production de gaz carbonique doit doubler (ce qui est probable, si le rythme de croissance actuel se maintient), la température moyenne de l’atmosphère augmentera de 3 degrés environ (en fait, entre 2 et 6 degrés). Dans le cycle de glaciation naturelle (de l’ordre de la dizaine de milliers d’années et portant aussi sur quelques degrés), nous devrions entrer dans une phase de refroidissement. Nous allons pourtant dépasser les limites de chaleur du quaternaire. Mais nous ne savons pas quelles en seront exactement les conséquences. Le débat écologique devient donc très pertinent : il s’agit d’étudier l’effet qu’un tel réchauffement aura sur les plantes, les animaux et les humains. Selon les grands modèles météorologiques, une hausse de 3 degrés des températures correspondrait grossièrement à un déplacement des zones climatiques de 500 km vers les pôles ou de 500 mètres en altitude. Mais tous ces modèles ne convergent pas vers une carte détaillée de cette évolution. Il est d’ailleurs préférable que les États ne sachent pas exactement ce qui va se passer chez eux, sinon ils pourraient être tentés de réagir ou de ne pas réagir en fonction de leurs intérêts nationaux ! Toujours est-il que dans cette hypothèse, l’Algérie ou le delta du Nil pourraient devenir désertiques. La France serait méditerranéenne jusqu’à la Seine… Aux États-Unis, la cotton belt envahirait la corn belt qui elle-même déplacerait la wheat belt vers le Canada. Les autorités américaines estiment que cela ne pose pas de problème majeur, que ce changement des zones culturales ne les gêne pas ! Pour d’autres pays, ce n’est pas le cas…

La dilatation des océans

L’effet de serre a aussi pour conséquence une dilatation des océans. Si les températures augmentent de 3 degrés, l’Antarctique ne fondera probablement pas, mais le niveau des eaux montera de 60 cm. Si cela se produit, il faudra évacuer un tiers du territoire du Bangladesh, qui compte environ 120 millions d’habitants. Sachant que la France peine à régulariser 60 000 sans-papiers, l’arrivée de 50 millions de réfugiés en Inde risque de poser de graves problèmes. Aux États-Unis, cette montée des eaux n’aura pas de conséquences importantes. Au pire, les alligators auront plus d’eau dans le détroit du Mississippi. Les petits États insulaires sont très inquiets de cette évolution. L’un d’entre eux, le 172e pays à être entré à l’ONU, a déjà disparu. Après deux ans de négociations sans succès avec l’Australie, la Nouvelle-Zélande a accepté d’accueillir ses habitants.

Tous ces pays, agricoles, côtiers ou insulaires, réclament des mesures, mais les États-Unis répondent que ces risques ne sont pas prouvés.

Les prises de position

Dès 1992, l’Union Européenne a pris une position en pointe contre les risques climatiques. Sa détermination est en partie motivée par la crainte de l’effet « Gengis Khan », image utilisée pour évoquer la peur de voir arriver en masse des immigrants pauvres fuyant les catastrophes climatiques. En effet, la hausse du niveau des eaux pourrait imposer une évacuation de l’Égypte et du Maghreb, et ses habitants se tourneraient alors naturellement vers l’Europe. De plus, les Européens savent que limiter les émissions de carbone autorisées mettrait les États-Unis dans un embarras bien plus grand que le leur. Pour revenir à 500 kg de carbone par an et par habitant, l’UE ne doit diviser ses émissions que par quatre, ce qui est concevable. Un savant allemand, Von Weisaker, a d’ailleurs écrit un livre intitulé Facteur 4 pour expliquer que les technologies connues nous permettent de consommer 4 fois moins d’énergie pour produire le même niveau de richesses. Mais les États-Unis doivent diviser leurs émissions par dix, ce qui impose une réorganisation complète de leur espace. Leurs villes ne sont pas concentrées comme en Europe, donc des solutions comme le développement des transports en commun n’auraient pas un gros impact. D’ailleurs, George Bush Père a martelé à la conférence de Rio que les conditions de vie des Américains n’étaient pas négociables. Et son fils compte envahir les pays où il y a du pétrole pour régler le problème !

L’UE cherche donc des alliés pour faire contrepoids aux États-Unis dans les négociations internationales.Elle a d’emblée le soutien des États menacés, mais ceux-ci ne pèsent pas lourd sur la scène internationale. Par contre, l’Inde et la Chine qui regroupent un tiers de l’humanité sont des états charnières. Comptant d’immenses deltas et une importante paysannerie, ils souffriraient tous deux d’un réchauffement climatique, et l’Inde craint également l’arrivée des Bangladais évacués. La stratégie européenne consiste à essayer de les rallier à sa cause.

À l’inverse, le meilleur allié, indirect, des États-Unis est la Malaisie, qui est déjà au seuil de 500 kg de carbone par an et par habitant et qui continue de brûler ses forêts. La veille du sommet de Rio, son dictateur, Mohair Mohamad a estimé que « les droits de l’homme, la liberté de la presse, les droits sociaux et la défense de l’environnement sont les quatre bâtons que le Nord veut mettre dans les roues de ses futurs concurrents ». Cela revient à dire : « pendant 150 ans, les États-Unis se sont construits en tuant les indigènes, en détruisant les forêts, en brûlant du charbon, j’ai donc le droit de faire de même ». La Malaisie a réussi à se faire applaudir, y compris dans les forums d’ONG à la conférence de Rio.

Les États-Unis affirment que les conséquences de l’effet de serre ne sont pas prouvées et qu’il n’est donc pas utile d’édicter des règles. Ils semblent aussi penser que, quitte à en adopter malgré tout, le mieux serait d’interdire aux pays du Sud de se développer ou de faire des enfants. Je qualifie leur attitude de stratégie du Capitaine Haddock. Dans On a marché sur la Lune, on découvre que de nombreuses personnes ont embarqué à bord de la fusée lunaire sans y avoir été conviées. Tintin interdit alors au capitaine de fumer la pipe pour qu’il y ait assez d’oxygène pour tous. Le capitaine Haddock répond qu’il serait plus facile de débarquer les passagers clandestins sur une planète déserte.

Autour des États-Unis, d’autres pays, qui forment le groupe dit de « l’Umbrella », sont d’accord pour ne rien faire. Parmi eux figure le Japon, qui tend toujours à s’allier diplomatiquement avec Washington pour assurer sa protection face à la Chine, et le Canada, qui a le même modèle de développement que son voisin et produit donc beaucoup de gaz carbonique. L’Australie et la Nouvelle-Zélande, qui utilisent beaucoup de charbon, se sont alliés aux États-Unis sur ce dossier comme sur d’autres, notamment sur la biodiversité et au sein du groupe de Cairn (on parle ainsi du groupe « JUSCAN »).

À la conférence de Kyoto, un compromis a été accepté pour « inverser la tendance » d’ici 2010 (avec dix ans de retard sur les engagements de Rio !) mais les négociateurs américains ont été désavoués. Depuis, les observateurs se demandaient qui allaient rallier quel clan. La question portait surtout sur l’Inde et la Chine qui ont des intérêts dans les deux camps. En tant que pays en voie de développement, l’argumentaire de la Malaisie pouvait les convaincre. Mais à cause de leurs deltas, ils pouvaient préférer agir contre le changement climatique.

À la conférence de Bonn, l’Europe, en s’appuyant sur les ONG et sur des solutions de compromis, a réussi à faire éclater le groupe de l’Umbrella. Le Japon, l’Australie et la Nouvelle-Zélande ont rallié sa position, ai nom des intérêts supérieurs de la gouvernabilité planétaire La représentante du gouvernement américain n’a même pas osé prendre la parole. Il faut noter que sur le dossier irakien, cette configuration est en train de se reproduire. Le protocole de Kyoto a donc été adopté par consensus, mais les États-Unis refusent toujours de le signer. La partie n’est donc pas terminée et les difficultés restent importantes.

Cette situation géostratégique est donc extrêmement complexe. Elle interfère avec la précédente, puisque les positions sur la biodiversité et le mode de production agricole ont pesé lourdement sur ces négociations. Par ailleurs, la crise est très grave et difficile à résoudre. Réduire la production de CO2 par un facteur 10 est quasiment impossible pour les États Unis.

Jean Hamiot

Compte tenu de l’heure, nous n’avons plus le temps pour une séance de questions. Merci M. Lipietz de nous avoir présenté les aspects géopolitiques de l’écologie de manière passionnante et imagée. Beaucoup d’auditeurs vont certainement vouloir approfondir le sujet.

Alain Lipietz

Pour ceux qui veulent en savoir plus, j’ai un site internet, sur lequel vous trouverez de nombreuses informations complémentaires, dont l’intégralité du livre Berlin, Bagdad, Rio et le texte « Kyoto, Johannesburg, Bagdad », qui fait le point sur la situation géostratégique actuelle.




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