jeudi 26 décembre 2024

















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votre référence : 

[1992n] Coll. " Ecologie politique et mouvement ouvrier : Similitude et différences ", Revue Politis n°1.
En anglais : Callari A. & Ruccio D. (eds) Postmodern Materialism and the Future of Marxist Theory  : Essays in the Althusserian Tradition,Wesleyan U.P. - U.P. of New England, Hanover (NH), 1996.
En espagnol : Conférence à l’Université d’Eté de Maspalomas (Espagne), Août 1993, et au séminaire de la Fondation Jose Ortega y Gasset Fronteras de lo politico, publié dans Revista de Occidente, Janvier 1995.
En allemand : Prokla 92, Septembre 1993.

(art. 428).


par Alain Lipietz | 1992

Ecologie politique et mouvement ouvrier : Similitude et différences
Revue Politis n°1
[1992n] Coll. " Ecologie politique et mouvement ouvrier : Similitude et différences ", Revue Politis n°1.
En anglais : Callari A. & Ruccio D. (eds) Postmodern Materialism and the Future of Marxist Theory  : Essays in the Althusserian Tradition,Wesleyan U.P. - U.P. of New England, Hanover (NH), 1996.
En espagnol : Conférence à l’Université d’Eté de Maspalomas (Espagne), Août 1993, et au séminaire de la Fondation Jose Ortega y Gasset Fronteras de lo politico, publié dans Revista de Occidente, Janvier 1995.
En allemand : Prokla 92, Septembre 1993.

Mon but n’est pas ici de penser l’articulation entre l’écologie et le socialisme comme mouvements politico-sociaux. J’ai suggéré ailleurs [1] comment j’avais évolué sur le sujet : du "cadre de vie" comme front secondaire du mouvement ouvrier, à la juxtaposition en "arc-en-ciel" de mouvement sociaux égaux en droit, puis au privilège du "paradigme vert" en tant qu’il englobe les aspirations émancipatrices du mouvement ouvrier.

Cette évolution du rouge au vert étant assez fréquente en France, je voudrais plutôt pointer ainsi ce qu’il y a de commun entre ce que fut "le Rouge" et ce qu’est à présent "le Vert" pour beaucoup d’entre nous, tout en soulignant les différences et en montrant comment l’oeuvre de Louis Althusser a pu préparer ce passage "du Rouge au Vert". Par "le Rouge" et "le Vert", j’entends aussi bien un mouvement social réel que l’idéologie, la vision du monde, qui lui sert de ciment plus ou moins lâche. Et c’est déjà une similitude profonde : dans les deux cas, on entend revendiquer l’unité d’un mouvement social (mouvement ouvrier, mouvement écologiste) et d’une théorie (marxisme, écologie scientifique). Dans les deux cas d’ailleurs, cette unité n’est que très partielle. Le mouvement ouvrier ne se réduit pas aux tendances se référant à une théorie sociale particulière, marxiste ou non : le mutualisme, une grande partie du syndicalisme se passent de toute référence théorique [2]. Et il en va de même des mouvements conservationnistes ou naturalistes (encore que ceux-ci s’appuient sur les sciences naturelles) ou plus généralement environnementalistes. Ce qui est ici visé, ce sont donc les mouvements d’écologie politique, qui, en Europe comme aux Amériques, ont largement recruté parmi les déçus du "socialisme scientifique".

I - UNE SIMILITUDE FRISANT LA CONTINUITE.

Les similitudes entre le Rouge et le Vert sautent d’autant plus aux yeux qu’il y eut souvent une véritable "importation" des méthodes et de l’inspiration du Rouge au sein de l’écologie politique. La continuité fut telle que, chez les Grünen du nord de l’Allemagne, on vit parfois s’opérer des convergences à rebours avec l’ex-Parti Communiste de la République Démocratique Allemande, le Parti de la Démocratie Sociale. Mais cette continuité n’est pas le seul résultat d’une "infiltration". Si beaucoup de "rouges" se sont retrouvés au Vert, c’est d’abord parce qu’ils avaient quitté le Rouge, rompu avec le "socialisme" même idéalement existant (on y reviendra dans la seconde partie), c’est ensuite parce qu’ils reconnaissaient, dans les premiers mouvements d’écologie politique, comme un "air de famille" avec ce qu’ils avaient vécu. Schématiquement : ils y retrouvaient le matérialisme, la dialectique, l’historicisme, et une orientation "progressiste".

Le Matérialisme

L’écologie politique, comme le mouvement ouvrier socialiste, s’appuie sur une critique, et donc sur une analyse, une connaissance théorisée, de "l’ordre des choses existant [3]". A partir de là peuvent fleurir toutes les utopies ou s’aplatir tous les réalismes. Mais les rouges et les verts ont d’emblée en commun le goût pour la connaissance de "ce qui se passe". Tendanciellement, ce sont des encyclopédistes, comme le furent les libéraux du XVIIIe siècle, d’ailleurs.

Plus particulièrement encore, rouges et verts se focalisent sur un secteur bien précis du réel : le rapport humanité/nature, et encore plus précisément : le rapport des hommes entre eux face à la nature, ce que les marxistes appelaient "forces productives". Bien sûr, les rouges et les verts vont s’opposer radicalement sur l’appréciation globale de ce rapport : positive pour les premiers, négative pour les seconds. Exaltation de l’appropriation de la Nature par l’homme pour les uns, dénonciation de ce saccage pour les autres et, par contre-coup, exaltation des capacités d’autorégulation de la nature en l’absence d’activité prédatrice des humains. Chez les écologistes, les peuples indigènes se voient toutefois reconnaître, à tort ou à raison, une capacité innée à la symbiose naturelle : un "développement soutenable primitif", en quelque sorte, comme les "socialistes scientifiques" exaltaient le communisme primitif...

Nous reviendrons sur cette différence tout de même fondamentale, mais pour le moment contentons-nous de noter la similitude des pathologies mentales dérivant de ce matérialisme commun (et qui ne sont pas absentes du "Second Althusser", celui de Lire le Capital [4].

* La tendance au scientisme, à l’oubli de la légitimité des conflits d’intérêt entre les hommes, à l’oubli du politique.

* L’exaltation d’un "bon" rapport entre l’homme et la nature : culte du "progrès des sciences et de l’industrie" chez les marxistes "orthodoxes", culte des équilibres naturels chez les écologistes.

* La volonté d’en revenir à une cybernétique débarrassée de son aspect social, démocratique, conflictuel : "passer du gouvernement des hommes à l’administration des choses" chez les marxistes, "vivre en harmonie avec la Nature" chez les tenants de la "deep ecology".

Il est d’ailleurs amusant d’observer comment le "Culte de Gaïa", dérive mystique par rapport à l’hypothèse heuristique du même nom (il est vrai déjà elle-même grosse d’ambiguïtés), dûe à l’écologiste mathématicien Lovelock, joue exactement la même fonction que le culte stalinien du Progrès, à la fois chez les écologistes ayant le plus besoin de croyance pour étayer leur engagement (la tendance "New Age") et chez les ennemis de l’Ecologie Politique. Alors même que le culte de Gaïa est presqu’inconnu en France, on dénonce déjà dans l’écologie la subordination de toute volonté individualiste aux exigences du Moloch-Gaïa, comme hier on réduisait le socialisme au stalinisme ! La polémique devient particulièrement grotesque quand elle émane des tenants même du vieux "progressisme", celui des "forces de la science et de l’industrie", comme dans l’Appel d’Heidelberg... [5].

La dialectique

Le matérialisme des verts, comme celui des rouges, est en effet beaucoup plus une critique du désordre existant qu’une exaltation d’un ordre sous-jacent ou la prédication d’un ordre nouveau. Tout comme les marxistes s’appuyaient sur une critique de l’économie politique réellement existante pour en garantir le renversement, des écologistes dénoncent l’écologie politique réellement existante pour en souligner l’insoutenabilité. En fait, la façon de raconter l’histoire est la même chez les uns et les autres : il s’agit d’une critique des structures du réel par des mouvements sociaux réels, et réellement suscités par les structures même qu’ils combattent.

Plus profondément encore, verts et rouges se rejoignent dans l’insistance sur deux thèmes :

* la thématique de la totalité. De même que la théorie du mouvement ouvrier n’était pas seulement une "économie sociale", mais une vision globale des rapports sociaux (politiques, idéologiques...), de même l’objet de l’écologie politique n’est pas "l’environnement", mais au contraire la totalité : et l’Humanité, et son environnement, et l’activité humaine qui s’appuie sur l’environnement et le transforme...

* la thématique des interrelations : cette totalité est pensée comme un système, avec ses instances et ses éléments relativement autonomes, mais tout y retentit sur tout.

Dès lors, on retrouve dans les deux approches tout l’attirail conceptuel de la dialectique ou de la cybernétique, notamment les boucles rétroactives positives (l’effet boule-de-neige) et les rétroactions négatives (l’effet amortisseur ou régulateur). Plus précisément, c’est la version Althusserienne (non-hegelienne) de la dialectique que les verts ont en commun avec les rouges : l’idée de "tout complet surdéterminé", les configurations de contradictions "en condensation" ou "en inhibition". Et naturellement, on en retrouvera les contreparties politiques : le catastrophisme et "l’améliorisme".

Si on insiste en effet sur les évolution "en boule de neige", les limites préexistantes (de l’humanité, de la nature, etc...) imposeront un arrêt brutal catastrophique. Dès lors, il est dérisoire, voire inutile, voire suspect, d’essayer d’interférer avec une avalanche : mieux vaut attendre et reconstruire un monde meilleur sur la table rase du passé. Si on affectionne au contraire les mécanismes auto-régulateurs, la capacité du réel à engendrer ses propres antidotes, alors on se situera soi-même comme un facteur limitant "le jeu déréglé des forces du marché" ou les appétits forcenés du capitalisme ou du productivisme... A la limite, on prendra même en compte la nécessité d’auto-limiter ses propres revendications, pour ne pas risquer d’engendrer, par réaction aux déséquilibres, des déséquilibres encore plus graves. On fuira la crise, la "montée aux extrêmes" chère à Lénine, on pratiquera la politique du possible... l’Histoire, ou Gaïa, allant de toute façon à son rythme.

L’historicisme

Car les verts partagent avec les rouges la conviction qu’ils viennent à l’heure où la chouette de Minerve s’envole, au moment où une forme particulière de l’ordre des choses nous mène si près de la catastrophe que le Grand Changement s’impose : la Révolution, la mutation de paradigme, le changement d’ère...

La grande forme qu’il s’agit d’abattre, le mouvement ouvrier l’appela "capitalisme", l’écologie politique l’appelle "productivisme". Cette différence est loin d’être neutre, mais qui ne voit que le "productivisme" pour les verts joue exactement le rôle du "capitalisme" chez les rouges : ce qu’il faut abolir pour changer la vie ? En fait, dénoncer le "productivisme" était commode quand il s’agissait de dénoncer d’un même souffle le capitalisme et le modèle des pays dits "socialistes". De la même manière, l’école d’Althusser (et en particulier C. Bettelheim) dénonçait dans ces "socialismes" un capitalisme d’Etat, afin de n’avoir pas à insister sur les différences entre les deux modèles. Le "socialisme" étant aujourd’hui réduit à l’état de mauvais souvenir, les verts auront de plus en plus tendance à admettre que "productivisme" et "capitalisme", c’est la même chose.

Productivisme ou capitalisme, c’est en tout cas ce qui porte au paroxysme la tension des rapports entre les hommes, et entre eux et la Nature. Un "seuil" est franchi. C’est pourquoi naît aujourd’hui le mouvement d’écologie politique comme naquit jadis le mouvement ouvrier. A eux revient la responsabilité historique (ou millenariste ?) de livrer le combat d’Armaguedon : "socialisme ou barbarie" hier, l’écologie ou la mort aujourd’hui.

A cette démarche semblable correspond donc encore une fois une pathologie commune : le catastrophisme, l’arrogance du prophète, l’oubli des leçons du passé, des réserves de surprises d’une Histoire qui (disait Lénine) a "infiniment plus d’imagination que nous".

* Le progressisme politique

On l’a noté en passant et on va y revenir : l’écologie s’oppose au mouvement ouvrier sur le point capital du "progrès des forces productives". Pourtant, s’ils ne croient plus en un mouvement matériel trans-historique qui garantirait le progrès, les verts s’inscrivent spontanément dans la lignée de tous les mouvements émancipateurs de l’humanité, avant comme après le mouvement ouvrier : la démocratie, le socialisme (versant libertaire), le tiers-mondisme, le féminisme, le régionalisme... Ils se retrouvent donc avec les rouges sur tous leurs combats historiques, dénonçant dans les partis se réclamant du socialisme l’abandon de leurs propres objectifs sociaux (comme la réduction de la durée du travail, le droit de vote pour les étrangers résidents, etc...).

Cette continuité ne résulte nullement d’une extension opportuniste du champ des préoccupations politiques au delà d’un "noyau initial" qui serait l’environnementalisme. Il est tout à fait possible d’évoluer de l’environnementalisme à l’écologie politique et donc à la lutte pour la réduction du temps de travail et la nouvelle citoyenneté, mais l’étape obligée reste l’adhésion au "matérialisme historique et dialectique" propre au Vert et esquissé plus haut.

Schématiquement : les verts sont politiquement progressistes parce qu’ils s’opposent au productivisme. Donc ils sont nécessairement pour les dominés contre les dominants, ils sont pour les travailleurs (salariés ou paysans) qui se révoltent contre la réduction de leur activité à une monnaie d’échange pour entrer dans la société de consommation, ils sont pareillement aux côtés du Tiers-Monde contre le saccage impérialiste de la terre, des hommes et de leurs cultures. Aux relations sociales et internationales du productivisme, ils opposent le projet d’un "nouveau modèle de développement", le "développement soutenable" ou "l’écodéveloppement", comme les rouges opposaient le socialisme au capitalisme.

Ce progressisme politique des verts les expose bien entendu aux mêmes travers que les rouges. Ainsi de la tendance à opposer "les bons et les méchants", "nous" et "eux". Cette tendance se combinera aussi aisément avec le scientisme que dans le "socialisme scientifique" : "nous qui savons" et "eux qui feignent de ne pas savoir ce qu’ils font". Ainsi encore de la tendance à l’utopisme, à l’idéologie de la "nouvelle Jérusalem" : "Ici - dans le productivisme - nous ne pouvons rien faire, car tout est récupéré. Mais quand nous serons sortis de cette vallée de larmes, quand nous pourrons édifier un monde nouveau, vous allez voir !"

Au total, le Vert présente de très fortes similitudes avec le Rouge. Ce sont deux "modèles d’espérance" [6] de matrice similaire : matérialistes (on part d’une connaissance critique de réel), dialectique (on compte que cette réalité engendrera sa propre critique matérielle), historique ("c’est l’heure !"), et progressiste. A ce titre, le Vert partage aussi la plupart des risques du Rouge, et en présente déjà les tares : on a souvent dénoncé le "fondamentalisme" des Verts allemands ou français (analogue exact du "gauchisme"), on risque de ne pas tarder à déplorer leur "réalisme" (analogue du vieil "opportunisme").

REFONDATIONS

Le Vert a toutefois un grand avantage sur le Rouge : il vient après. Après un siècle d’essais et d’erreurs. Le paradigme vert se développe sur sa base propre, mais celle-ci comporte aussi la critique théorique et pratique du paradigme rouge. C’est un principe d’espérance se développent selon une matrice semblable, mais ce n’est pas la même matrice. C’est une refondation du principe d’espérance.

La différence fondamentale entre les deux matrices, on l’a déjà pointée : l’idée d’un "progrès des forces productives" entraînant les autres progrès est totalement absente du paradigme vert. Au pire, l’écologie politique se défie de toute croissance des forces productives (c’est-à-dire de la domination de l’humanité sur la nature), au mieux elle admet qu’un rapport entre les hommes différent permettrait un meilleur rapport des hommes à la nature. Comme les versions althusseriennes ou maoïstes du marxisme, l’écologie politique refuse le primat des forces productives, les subordonne aux rapports sociaux et à la vision du monde qui les inspire. Elle juge les rapports homme-nature non à l’aune de la maîtrise, mais du respect (et de l’être humain, et des générations futures, et même des autres espèces).

La première conséquence est immédiate : l’écologie politique juge plutôt négativement bon nombre de "succès" du socialisme, dans sa variante stalinienne évidemment (le "socialisme réel" fut un productivisme des plus barbares) mais aussi dans sa variante sociale-démocrate (la croissance indéfinie de la consommation de masse).

Cette opposition sur les résultats, et même sur les objectifs, entre écologistes et communistes est bien connue, il est inutile de s’étendre.

La seconde conséquence est plus profonde : le paradigme vert est certes politiquement progressiste, mais ce n’est pas un "progressisme", au sens où sa vision de l’histoire n’est pas l’histoire d’un progrès. En fait, ce n’est pas du tout une vision de l’histoire orientée. Pas plus que chez Althusser, on n’y peut écrire l’Histoire "au futur antérieur" ("le passé aura préparé l’avenir"). A la limite, si l’Histoire était orientée, elle le serait par le deuxième principe de la thermodynamique : l’histoire d’une inexorable croissance de l’entropie, l’histoire d’une dégradation. Seule la conscience humaine auto-critique peut ralentir ou inverser cette dégradation. L’écologie politique ne peut définir le progrès que comme une direction, définie par un certain nombre de valeurs éthiques ou esthétiques (la solidarité, l’autonomie, la responsabilité, la démocratie, l’harmonie...). Sans aucune garantie matérielle que le monde ira effectivement dans cette direction (par "socialisation des forces productives"). Le matérialisme historique et dialectique des Verts est non-téléologique, et même plutôt pessimiste.

Cet abandon du primat des forces productives a une autre conséquence : l’abandon du primat des producteurs. Si les verts, politiquement progressistes, sont souvent aux côtés des exploités et des opprimés, c’est que leurs valeurs, l’écologie de leur monde rêvé, s’oppose à l’exploitation et à l’oppression. Ce n’est en aucune manière parce qu’ils considèreraient que les producteurs exploités dans le productivisme seraient en eux-mêmes porteurs de la conscience d’un monde sans productivisme (on croit entendre murmurer : "au contraire...!"). Le désordre du monde engendre des mouvements sociaux de résistance critique, mais aucun n’a de primauté sur les autres, sauf dans son propre domaine. L’expression autonome des intérêts et des aspirations de mouvements sociaux indépendants les uns des autres est la précondition de leur éventuelle convergence dans un paradigme vert, mais cette convergence(cette "condensation" dirait Althusser) ne saurait être qu’une construction politique et sociale.

Qui dit "construction politique" (de l’unité de forces sociales) court évidemment le risque de penser "construction par la politique" (de cette unité). C’est-à-dire par l’Etat et, en attendant, par le Parti. Après tout, c’est bien ainsi que ceux qui, dans le mouvement ouvrier, avaient quelques doutes sur la conscience, dans la classe ouvrière, de sa mission historique (le Lénine de Que Faire ?, le Lukacs de Histoire et conscience de classe mais aussi Althusser lui même, en tout cas celui de Lire le Capital), résolvaient le problème. Et c’est le péril qui guette les partis écologistes : puisqu’il n’y a pas de mouvement social porteur de "la" conscience écologiste, il reviendrait au parti de trancher de ce qui, à un moment donné, est écologiste et de ce qui n’est que "NIMBYste" (l’équivalent vert du "trade-unionisme"). Ainsi : faut-il, au nom de la lutte contre l’effet de serre, construire une ligne TGV dans la vallée du Rhône ? Faut-il, au nom du droit à la différence, tolérer le foulard islamique à l’école ? etc, etc...

Là encore, la grande chance du Vert est de venir après le Rouge, sur la base d’une critique libertaire de la "direction du Parti" et du rôle démiurgique de l’Etat. Le principe d’autonomie des mouvements sociaux n’est pas un correctif, un contre-poids, mais une valeur constitutive du paradigme vert. La démocratie de face à face, participative, la recherche de consensus intégrant les points de vue divergents, le droit au dissensus, s’enracinent dans une culture du refus des régulations par en haut. Ce n’est évidemment pas une garantie : les mêmes causes (l’émiettement des aspirations populaires, la complexité du réel) produiront tendanciellement les mêmes effets (l’extériorisation des médiations politiques). Mais peut-être l’expérience servira à éviter de reparcourir les mêmes chemins.

Cela d’autant mieux que la conscience de la complexité du réel, de la multiplicité des contradictions, l’absence de détermination "en dernière instance" par un rapport social particulier [7], l’absence d’un mouvement social "central", tout cela aboutit chez les verts à la disparition d’un moment déterminant du processus historique (chez les rouges) : la "prise du pouvoir". Quand on leur pose la question "Etes-vous réformistes ou révolutionnaires ?" les verts, même les "fondamentalistes", ne savent pas quoi répondre. Tout simplement parce qu’ils ne voient pas quel serait "le" point d’application d’une "révolution politique écologiste". Ils sont pour changer beaucoup de choses, mais "le" pouvoir, le pouvoir d’Etat, ils ne comptent guère sur lui. Ça ne changerait ni les relations de travail, ni les mentalités des consommateurs, ni les rapports entre les sexes. Héritiers de Michel Foucault et de Félix Guattari, plutôt que du marxisme, même celui d’Henri Lefebvre et du premier Althusser (celui de Pour Marx), ils rêvent sans doute à une multitude de microruptures, à une révolution moléculaire à jamais inachevée. Ils savent qu’au pouvoir, on peut faire des choses, accompagner des luttes, sanctionner des rapports de force, mais que l’essentiel se passe ailleurs : dans le changement de myriades de comportements.

L’écologie politique encourt donc le risque d’une multitudes d’erreurs. Elle est relativement à l’abri du risque de s’engloutir toute entière dans une monstrueuse erreur. En cela, elle est, plus que le mouvement ouvrier, profondément matérialiste : un mouvement du réel, dans le réel, pour le réel.



________
NOTES


[1Voir notamment "Les conditions de la création d’un mouvement alternatif en France Rethinking Marxism, Vol.1 # 3, Fall 1988 and Towards a new economic order, Polity Press, 1992.

[2Dans les pays anglos-saxons, il y a peu de rapport entre ce qu’appelle "political ecology" et "deep ecology". De la même manière, le Manifeste de Marx et Engels s’achevait par une étude des "socialismes non-socialistes".

[3L’écologie politique est un mouvement politique qui a osé prendre le nom de la science dont elle s’inspirait. Le "socialisme scientifique" a bien failli réussir le même coup de force.

[4Sur les différents Althusser, voir mon texte "De l’Althusserisme à la théorie de la régulation" in The Althusserian Legacy, SUNY (à paraître).

[5Appel lancé par des scientifiques français non écologistes et par des scientifiques allemands liés à l’industrie chimique, pour dénoncer les "idéologies irrationalistes" [des écologistes] au début de la Conférence de Rio.

[6C’est-à-dire deux réalisations du "principe d’espérance" d’Ernst Bloch, qui est lui même le noyau ultime du marxisme (voir mon article "Les crises du marxisme : de la théorie sociale au principe d’espérance" dans Bidet et Texier (eds) Fin du communisme, P.U.F., 1991).

[7Le "productivisme" chez les Verts n’est pas seulement un rapport social, c’est plutôt un état d’esprit, une "logique", une vision du monde qui s’enracine, certes, dans des rapports sociaux de production, mais dont on peut dire tout autant qu’il contribue à modeler les rapports de production et l’orientation des forces productives. Autrement dit, le "tout complexe surdéterminé" n’est pas, chez les verts, "à dominance", comme il l’est resté chez Althusser.

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