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par Alain Lipietz | 19 janvier 2006

Alda !, supplément aux n° du 12 et du 19 janvier de Enbata (Bayonne)
Croissance, décroissance
Les chefs de gouvernement, les chefs d’entreprise ou les économistes utilisent régulièrement le terme croissance avec un ton optimiste... mais sans préciser ce qu’ils entendent par croissance.
Pouvez-vous donner une définition qui permettra aux lecteurs d’Alda de mieux comprendre ce que signifie la croissance ?

Lorsqu’on parle de croissance économique (augmentation de la quantité de richesse produite par une économie), on en vient dans les faits à parler de croissance du PIB (Produit Intérieur Brut).
L’augmentation de la production de voitures (secteur marchand) et/ou l’embauche de fonctionnaires du service public (secteur non marchand) entraînent la croissance du PIB.

Quelles conséquences palpables, positives et/ou négatives, a la croissance dans notre vie de tous les jours ?

Il faut rappeler que le défaut de l’indicateur de la croissance (le PIB) est le fait que quand on l’utilise on ne se pose pas les questions suivantes :

 Croissance, certes, mais de quoi ?
 La production marchande ou non marchande est-elle toujours utile ou indispensable ?
Ainsi, les quelques phénomènes présentés ci-dessous ont contribué à l‚augmentation du PIB. Mais, ont-ils vraiment amélioré la qualité de la vie ?
 Une épidémie de grippe entraîne un surcroît de travail dans les hôpitaux publics et donc 1une augmentation du travail 1des médecins ou de l’embauche de fonctionnaires.
 Une tempête comme 1celle de 1999 en France entraîne une augmentation exceptionnelle du travail (bûcherons, autres services liés à la réparation, etc.).
 Les changements d’habitudes alimentaires entraînent des sorties au restaurant de plus en plus nombreuses : augmentation du transport, industrialisation de l’alimentation, etc.

Ainsi, on ne peut nier que la croissance a comme conséquences positives la création d’emplois (et donc la diminution du chômage) et l’augmentation du pouvoir d’achat. Toutefois, elle a des effets pervers non négligeables comme la pression sur l’environnement (épuisement des ressources naturelles, production de déchets) et sur l’humain. Les périodes de croissance, 1comme celle que vit la Chine actuellement (9% par an), sont souvent reliées à l’exploitation et à l’épuisement des travailleurs.

On constate que malgré les effets pervers ou collatéraux on a plutôt tendance à associer la croissance avec le bien-être, le confort matériel et la prospérité. Pour combattre les effets " collatéraux ", certains recommandent la décroissance. Est-ce la solution 1 ?
Certes, l’objectif de diminuer les effets non souhaités et/ou pervers de la croissance est noble. Cependant, parler de décroissance comme solution a deux inconvénients majeurs :
 On en reste à une vision d’économiste alors qu’il est préférable d’adopter une vision d’écologiste : on ne se contente pas de mesurer le domaine (éco-) mais d’en comprendre le sens (-logie, du grec " logos " (science, connaissance)). En fait, il vaut mieux se poser les questions suivantes, dans le cas de la croissance et de la décroissance : A quoi ça sert ? Est-ce que c’est bien ? Est-ce que ça a du sens ?

 Les effets collatéraux négatifs de la croissance peuvent être combat tus sans pour autant faire le choix de la décroissance. Il suffit 1pour cela de changer les priorités. Les polluants atmosphériques (gaz carbonique provoquant l’effet de serre, oxyde de souffre responsable des pluies acides et favorisant l’asthme, etc.) ont de nombreuses sources reliées aux activités humaines consommant des énergies fossiles. A titre d’exemple vous trouvez les voitures, les camions et autres véhicules à moteur, les industries, les productions d’énergie, les maisons, les bureaux et la combustion de matières provenant de l’agriculture ou de la foresterie. On peut décider de limiter la consommation des combustibles fossiles pour faire des économies d’énergie. Cependant cette limitation peut très bien être réalisée via des mesures qui favorisent d’une certaine façon la croissance. Voyez comment les initiatives suivantes créent aussi de la croissance :

 Limiter les déplacements physiques en privilégiant les formes de communication via internet,
 Favoriser les transports en commun, les formules de ferroutage ou merroutage,
 Faire des campagnes pour mieux isoler les maisons afin de moins gaspiller de l’énergie.

Il faut donc donner du sens à l’activité économique : est-ce que c’est bon, agréable, préserve-t-elle la nature pour les générations 1futures ?

Pour ce faire, deux batailles doivent être menées en parallèle :

 La mobilisation des experts : seule une démarche scientifique peut faire le lien entre les bombes aérosol et leurs effets sur la couche d’ozone ; entre les voitures, la pollution et les maladies qui en découlent. L’expertise clarifie les conséquences de tel ou tel produit sur la santé.
 La mobilisation sociale : pour prendre des décisions, et surtout les appliquer, ou pour changer la situation ou nos habitudes, il faut qu’il y ait un débat de société et une démarche solidaire avec sa génération et les générations à venir. La politique étant se changer soi-même et ses habitudes ("mieux vaut prendre un tricot pour se protéger du froid que d’augmenter le chauffage !") il ne faut pas attendre tout de l’État mais commencer à agir au niveau personnel aussi !
La démocratie doit permettre le débat sur les solutions étudiées par les experts pour que les décisions soient prises par les citoyens en 1connaissance de cause.

Les économistes ne semblent pas prendre en compte les conséquences sur l’environnement qu’ont certains modèles recommandés (la croissance à tout prix, par exemple)... Vous semblez privilégier la prise en compte de l’interaction entre l’être humain et son environnement en défendant l’écologie politique. Pouvez-vous nous décrire en quoi consiste l’écologie politique ? En quoi aide-t-elle les citoyens à mieux analyser les différents modèles de développement ?

L’écologie politique prend toujours en compte le rapport entre trois éléments :

 L’individu.
 La société.
 Le territoire ou l’environnement dans lequel se déploie l’activité de la société.

C’est une grande différence avec la vision économiste qui considère qu’on produit pour la société, et qu’en échange on bénéficie de services publics ou de marchandises. Ce modèle de développement économique porte en lui-même des dangers que les derniers changements climatiques laissent apparaître de plus en plus clairement : la canicule de juillet 2003 avec ses quelque 15 000 morts et la tempête de 1999, pour ne citer que des exemples concernant la France. Au niveau mondial, on peut parler de la concentration de la population et des automobiles dans les grandes villes qui cause énormément de pollution. Cette pollution semble 1être responsable de l’augmentation de maladies comme l’asthme, le cancer, etc.

Encore une fois, on constate que la croissance peut être associée à du progrès (l’utilisation de l’automobile et sa démocratisa tion)... Cela est surtout dû au fait que les économistes ne comptabilisent pas les pertes liées aux effets collatéraux : changements de l’environnment provoqués par la pollution automobile, problèmes causés à la santé publique !

L’écologie politique comme science et art du vivre ensemble au sein de l’espèce humaine et dans son environnement est d’une certaine façon un refus du productivisme, un refus de l’étatisme comme du libéralisme économique.

Le modèle de développement choisi doit :

 Être soutenable (satisfaire les besoins de la génération présente en commençant par ceux des plus démunis)
 Éviter de compromettre la suite (la capacité des générations à venir à satisfaire leurs propres besoins).
Il faut donc infléchir les mauvaises tendances actuelles en donnant des coups de barre pour limiter les effets pervers sur l’environnement et les conditions de travail !

Où se prennent les décisions politiques pouvant influencer de façon significative la croissance ou la décroissance ?

Au niveau local, l’exemple de l’entrée massive des écologistes au sein des Conseils Régionaux en 1992 a été un cas concret des résultats que peut obtenir la mobilisation sociale quand elle se traduit en politique.

Ainsi, c’est à partir de cette date que les études épidémiologiques sur certaines maladies chroniques (l’asthme, le cancer, etc.) ont commencé à recevoir une attention réelle. Les premiers liens entre la pollution et certaines maladies ont pu être établis. Par ce fait, les premières mesures de prévention ont trouvé leur raison d’être (limitation de la circulation automobile, etc.).

De nos jours les liens possibles entre la pollution et différentes maladies sont étudiés à l’échelle européenne avec le projet REACH. Ce projet de l’Union Européenne avait à l’origine comme but l’étude 1de 100 000 molécules nouvelles mises en circulation depuis 50 ans. Sous la pression de lobbies, il n’étudiera les risques que de 3 à 7 000 de ces molécules. Malgré les difficultés rencontrées, il est très probable que dans quelques années on pourra identifier les contaminants causant les maladies actuelles ou la baisse de la fertilité masculine par exemple.

Principe de précaution

De même, on applique ou essaie d’appliquer dans tous les organes de décision le principe de précaution. L’objectif est d’éviter de faire les mêmes erreurs qu’avec l’amiante il y a 70 ans. Son usage avait été généralisé en pensant que c’était la formule idéale pour isoler et limiter les risques d’incendie... Aucune étude n’avait été effectuée pour savoir quels pouvaient être les dangers de l’amiante sur la santé humaine. La même question se pose sur les OGM depuis le problème de la vache folle ; avec le principe de précaution, il faut vérifier si c’est très utile et non dangereux de rendre comestible une espèce animale ou végétale génétiquement modifiée !

En démocratie, quand certains mouvements sociaux réussissent à faire valoir leur aspiration comme bonne pour toute la société, cette aspiration doit devenir la règle (en général par la loi et par le budget).

Il faut se poser la question suivante : à quel niveau est-il pertinent de voter des lois et des budgets ?

À l’heure actuelle, on considère que 80 % du travail humain utilisé au cours d’une vie a été produit dans un rayon de 20 km autour de chez soi. La politique locale est donc très importante. Les 20 % restants correspondent aux échanges internationaux (surtout européens). On peut donc considérer que l’espace pertinent pour prendre les décisions influençant ces échanges internationaux est l’Europe. Cette dernière constitue un espace économique autosuffisant qui pourrait et devrait prendre des mesures pour contrôler les effets négatifs de la croissance dans tous ses pays membres. Pour cela il lui faut une structure politique lui permettant de légiférer dans le domaine de la santé et de l’environnement. La pression des différents lobbies sur les responsables politiques ou parlementaires européens limite beaucoup cette capacité à légiférer.

Pour illustrer cette situation par un cas concret, on peut prendre l’exemple de l’augmentation de l’emploi par la réduction du temps de travail au niveau européen. Si aucun pays européen ne se dispense d’appliquer la législation européenne en matière de temps de travail (via l‚"opt out ") il est tout a fait envisageable de passer aux 35 heures et de créer la même quantité de marchandise avec plus d’emplois.
La loi étant appliquée dans tous les pays, la concurrence ne serait pas faussée et la mesure deviendrait économiquement viable. Les salariés auraient plus de t emps pour eux et ne subiraient pas de baisse de niveau de vie. Ainsi, les lois sociales au niveau européen doivent faire en sorte que l’entreprise ne puisse plus exploiter de façon abusive la nature ou la force humaine. Nous avons ici un cas concret d’augmentation de l’emploi ne passant pas par la croissance. Malheureusement la situation institutionnelle de l’Europe actuelle ne permet pas cela. Il faudrait un cadre politique adapté à l’espace européen de circulation de la marchandise... Dans 50 ans, le monde lui-même sera unifié économiquement : c’est pourquoi il faut aussi penser aux lois mondiales.

Ce cadre européen, qui pour l’instant n’a pas encore l’ossature politique nécessaire, devra servir à exiger des autres ensembles économiques (États-Unis, Chine, Inde, etc.), le respect, le renforcement et la multiplication de lois mondiales comme :

 Le Protocole de Kyoto : les États-Unis seront bien amenés, à force de recevoir des tempêtes, à signer l’accord !
 Les décisions de l’Organisation Mondiale de la Santé.
 La FAO (Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture).

Ces deux derniers organismes sont plus forts que l’OMC : ils peuvent autoriser l’arrêt de la circulation de marchandise en cas de maladie contagieuse (fièvre aphteuse, p. ex.).

Dans un avenir proche, il faudrait mettre des clauses sociales sur le libre-échange avec la Chine, en avisant ce pays que compte tenu de sa richesse il doit payer plus sérieusement les ouvriers pour que l’Europe maintienne les frontières ouvertes.

L’objectif est que les grands accords de défense de l’environnement et des droits des travailleurs s’appliquent au-dessus de l’Organisation Mondiale du Commerce. En fait, les mesures légales prises doivent s’appliquer à la grande majorité des marchandises en circulation. D’ici 20 ans il faut pouvoir exiger au niveau mondial des clauses sociales assurant un salaire décent comme une condition minimum de commerce.. .
Le paradoxe est le suivant : on a besoin de lois européennes, bientôt mondiales, pour augmenter la liberté locale. Aujourd’hui, pondre à l’échelle nationale des lois sociales et environnementales favorables au bien-être humain et à l’environnement... c’est s’exposer 1à la menace de la concurrence ! 1Pour se protéger, la solution consiste à diminuer ce qui fausse la concurrence, par l’harmonisation des lois nationales, pour interdire la concurrence à coup de bas salaire ou de non-respect de l’environnement.




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