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[2000c] " Le retour de l’expertise économique ", Mouvements n°7, janvier.

(art. 373).


| 1er janvier 2000

Mouvements, n°7
Vers un retour de l’expertise économique
Entretien
Mouvements - A lire nombre d’observateurs du débat public, on a souvent l’impression que l’expertise économique s’est emparée du politique et que les experts, en particulier monétaristes, dominent la discussion sur le social.

Alain Lipietz - J’ai une expérience inverse. Quand j’ai commencé ma carrière, l’expertise économique était forte, respectée et relativement pertinente. Comme on était dans un modèle de développement fordiste, le réglage de la demande publique et du niveau de crédit (les " variables exogènes ") déterminait assez finement le réglage de la production et de l’emploi (les " variables endogènes "). Ces deux manettes étaient largement à la disposition de l’État. Donc on savait et on pouvait. Dans les années soixante-dix, on avait des estimations inimaginables aujourd’hui. Avec la connaissance de trois points - le SMIC, le salaire de l’ouvrier professionnel de la métallurgie et celui du technicien de la chimie - on pouvait prédire à quelques pour cent près tous les salaires de toutes les professions et qualifications. Comme les rigidités entre les groupes sociaux étaient fortes, négociées et balisées, la modélisation était facile, pertinente et opérationnelle.

Progressivement cette situation idéale pour l’expertise s’est délitée. L’efficacité des modèles est devenue douteuse. D’abord du fait d’une européanisation - elle même insérée dans la mondialisation - qui s’est faite sans qu’aucun des mécanismes régulateurs du fordisme soit repris à l’échelle européenne. Dans ce nouveau monde, chacun s’est donné pour objectif de continuer à utiliser ses propres manettes dans un jeu non coopératif où il s’agissait désormais de deviner ce qu’allaient faire les autres, pour adopter la politique permettant par exemple de ne pas se retrouver en déficit commercial. On a ainsi remplacé un régime où des variables exogènes pouvaient avoir des effets sur des variables endogènes par une situation où il s’agit de s’ajuster à un processus sans sujet à l’échelle de l’Europe. L’exogène est endogènisé ; les manettes doivent obéir aux "contraintes".

L’incertitude fondamentale de ce régime est liée à l’abandon du modèle fordiste. Quand la dynamique n’est plus tirée par la consommation des salariés mais par les profits, tout change en effet. La différence entre l’usage des salaires et celui des profits est que "les salariés dépensent ce qu’ils gagnent alors que les capitalistes gagnent ce qu’ils dépensent" (Kalecki). Autrement dit, si eux-mêmes prennent la décision de dépenser leur argent, alors les affaires vont bien, mais si en revanche leurs " esprits animaux " (selon la formule de Joan Robinson) les amènent à se méfier, à investir peu, à consommer peu, alors les affaires ralentissent et ils gagnent moins d’argent. Du coup, le psychologique a pris une importance considérable. Et c’est la seconde racine de la crise de l’expertise économique. Non seulement l’internationalisation fait qu’on ne réagit plus qu’en écho, mais même à l’échelle nationale le psychologique est devenu déterminant.

C’est cela qu’on appelle le " jugement du marché". Par là on évoque quelque chose de non spatial, de non coopératif, d’émotif. Quelque chose qui fait qu’on peut être obligé - par " la réaction du marché " - d’avoir une politique irrationnelle, une politique que l’on sait contre-productive. Le résultat est le règne du subjectivisme.

Prenons la politique monétaire. Au niveau de la Banque centrale européenne, tous leurs experts sont monétaristes. Mais il y a trente ans un monétariste était quelqu’un qui au moins croyait au modèle de la banque de St Louis, c’est-à-dire un modèle économétrique qui disait en gros " quand vous augmentez de tant l’offre de monnaie, tant va passer à court terme en augmentation des quantités produites et tant va passer en inflation ; à moyen terme tout va passer en inflation ". Aujourd’hui la BCE n’a aucun modèle de ce genre. Elle ne fait qu’affirmer que, quand on dépasse 3 % de croissance du produit ou 6 % de croissance de la masse monétaire, tout se transforme en inflation. Mais c’est une affirmation gratuite. Il n’y a aucun modèle pour justifier cela.

En revanche, ce que j’appelle le "baratin économique" est devenu omniprésent. Un sommet a été atteint avec le rapport européen qui expliquait que la mise en œuvre de l’Acte unique en 1992 allait créer x millions d’emplois en Europe. N’importe quel économiste pouvait deviner qu’en mettant en concurrence directe les politiques économiques nationales, sans coordination, on aboutirait à des équilibres défensifs où chacun tenterait de croître un peu moins vite que le voisin pour éviter d’être en déficit, et que cela aboutirait à une récession générale. Cela n’a pas empêché certains experts de produire, sur ordres, un rapport sur les miracles attendus de l’Acte unique. Cela n’a évidemment pas empêché non plus le passage à l’Acte unique d’aboutir à cinq ans de stagnation économique, comme il était à prévoir. Il y a donc à la fois plus de terrorisme du discours économique et moins de scientificité ou de pertinence.

Mouvements - Un des paradoxes de la situation actuelle est toutefois que les modèles keynesiens continuent à être utilisés par tout le monde y compris les banquiers centraux...

Alain Lipietz - C’est moins paradoxal qu’il ne semble. Marx dans Les théories sur la plus-value explique que plus les revenus nominaux sont fixés par des mécanismes rigides, plus la réalisation de la valeur des marchandises est facile. Mais dans le même temps les évolutions nominales peuvent s’autonomiser de la réalité de la répartition de la plus-value entre les classes sociales. Ce décalage se résout dans l’inflation, si la politique du crédit est accommodante. Autrement dit, plus chaque revenu est fixé rigidement, plus il est facile de vendre, mais plus il y a des risques inflationnistes. Marx avait très bien anticipé un monétarisme au sens du modèle de St Louis. Les marxistes, comme les keynesiens, comme les monétaristes disent chacun à leur manière que lorsqu’on fait du laxisme monétaire, quand on crée du crédit, une partie se transforme en inflation, une partie se transforme en production. Les keynésiens, eux, disent en gros " prêtez, il en est restera toujours de la croissance" tandis que les monétaristes répètent " vous pouvez toujours prêter, il n’en restera rien si ce n’est de l’inflation ". Pendant longtemps tout le monde faisait des modèles pour savoir comment cela se partageait. Et ce sont ceux-là que l’on continue à utiliser aujourd’hui : ils sont forcément pas complètement faux...

Ceci dit, il y a quelque chose que ni les monétaristes ni les keynésiens n’avaient prévu : que l’argent puisse se placer comme aujourd’hui dans un mouvement spéculatif purement financier. C’est comme l’histoire des deux juifs qui continuent à s’échanger verbalement une collection de timbres dans un camp de concentration, et les prix montent astronomiquement. Cela n’a plus aucun sens mais les prix continuent à monter. Les keynésiens peuvent se rattraper avec "l’effet Pigou" : " vous voyez, il y a des gens en train de spéculer, la valeur de leurs actifs augmentent ; comme ils pensent être plus riches ils dépensent plus et cela marche ". Les monétaristes répondent qu’il y a bien un moment où les gens vont se rendre compte que ces actifs ne valent absolument pas leur valeur nominale. On aura alors une chute dramatique et des actifs nominaux, et de la demande effective, du type de ce qui est arrivé au Japon au début des années quatre-vingt-dix. En privé, tout le monde l’admet, et entre gens honnêtes les mécanismes sont à peu près cernés. Quelqu’un comme Greenspan doit avoir des cauchemars toutes les nuits en se demandant quand son petit jeu de création monétaire visant à éviter l’effondrement des actifs boursiers cessera. Jusqu’ici il est parvenu à éviter l’écroulement de cette bulle financière, même si à terme il est inévitable.

Mouvements - Compte tenu de ces évolutions, n’avez-vous pas l’impression qu’il y a eu une dissociation entre les experts producteurs d’idéologie économique et le monde académique

Alain Lipietz - Je pense qu’il y a une dissociation totale, en particulier en France où les experts gardent une culture keynésienne. Il y a d’une part une économie extraordinairement idéologisée à destination des décideurs et des gogos. C’est à peu près la même, mais avec des arguments propres à chaque public. Et puis d’autre part des chercheurs qui travaillent pour leurs tiroirs. Aux heures de gloire du fordisme c’était totalement différent : les experts étaient d’accord en gros et vivaient dans le même moule culturel que les politiques. Il n’y avait pas grand monde pour contester les modèles de l’expertise économique. Des marxistes ont construit ces outils keynésiens de la prévision à la française. En plus ils marchait bien, puisque le fordisme était en quelque sorte une mise en œuvre de leurs présupposés. Tout le monde y croyait, agissait en conséquence et du coup les prophéties s’auto-réalisaient.

Dans les années sombres 85-95 au contraire, ceux qui savent sourient sans rien dire face à "l’économie pour décideurs", parce que s’ils disaient quelque chose ils se feraient taper dessus. Ceux qui parlent savent que ceux qui savent ne les croient pas, mais ils s’en fichent parce qu’ils sont allés trop loin. C’est l’époque du "débat interdit" - mais Fitoussi alors a contribué à l’interdire en faisant voter pour Maastricht. Le grand public et la presse, eux, considèrent que l’économie n’a plus rien à dire. Et la disparition des essais économiques un peu théoriques destinés au public lettré est là pour le confirmer. A la place, on a des pamphlets, des rapports arrogants mais sans fondements, et des recherches aux publications confidentielles.

Mouvements - Pourtant, le gouvernement de la gauche plurielle semble un gros consommateur d’expertise économique et de rapports destinés à éclairer les choix de politique sociale. Par exemple du côté du Conseil d’Analyse Économique du Premier Ministre dont vous faites partie...

Alain Lipietz - Dès la victoire de la gauche plurielle, on a vu se mettre en place quelque chose comme un forum des experts, dont le CAE est un exemple. Les rapports du CAE marquent effectivement un retour de l’expertise. Mais sous une forme originale. Parce qu’il s’agit d’un gouvernement qui n’est pas le celui de Pierre Mauroy. Il s’agit vraiment de faire des réformes, modérées quant à leur intensité, mais radicales quant à ce sur quoi elles portent. Par exemple les 35 heures ou les pollutaxes. Ce ne sont plus des gens qui font apparemment de façon radicale ce qu’on faisait depuis la Libération, mais des gens qui font de façon apparemment modérée des choses assez hétérodoxes. Les rapports du CAE ne sont pas des synthèses de l’état de l’art mais des hypothèses toujours accompagnées de propositions : une "expertise exploratoire".

On pourrait dire que ce type de fonctionnement tient au fait que le Plan s’est effondré. D’une certaine façon, un rapporteur jospinien joue le rôle d’un animateur de commission du Plan. Du coup, le rôle des cabinets est extrêmement pesant. Pour eux, il faut qu’apparaisse toujours une option modérée dans les conclusions. Si l’expert est trop indépendant, on lance tout simplement un autre rapport pour que le Premier ministre ait toujours la possibilité d’arbitrer. Le problème est que ce gouvernement arbitre à la moyenne pondérée, mais qu’il peut toujours fixer un autre point pour définir sa position "équilibrée". On arrive ainsi à des situations assez cocasses, si ce n’est absurdes. L’expert a dès le début un rôle de négociateur entre partenaires sociaux. Par exemple, dans mon rapport sur l’économie politique de l’écotaxe, je termine en proposant une approche pédagogique par rapport aux camionneurs sur la taxation du gasoil. En pratique on négociait déjà avec eux. Donc, je remets mon texte. Là-dessus quelqu’un trouve que c’est encore trop risqué et suscite du sein même du CAE un rapport disant qu’il faut ne pas toucher à la taxation du gasoil des camions. Finalement, le compromis consistera à taxer le gasoil des camions comme celui des voitures, mais en leur remboursant cette différence, lequel remboursement pourra toujours être conditionné ou même supprimé. On est dans une logique du " on peux aller jusque là ". Le " jusque là " étant défini par rapport aux lobbies établis, qui eux comprennent aussi bien les camionneurs ou Peugeot que Bercy.

Autre exemple : on réfléchit pendant six mois sur le travail à temps partiel. Tout le monde est d’accord pour dire que la plaie de la France, c’est que beaucoup de gens qui voudraient travailler à temps partiel ne le peuvent pas, tandis qu’un grand nombre de femmes qui voudraient travailler à temps plein sont de force à temps partiel. Cela à cause d’une distorsion terrible des prix : ceux qui offrent du temps partiel sont des employeurs subventionnés pour l’offrir, donc y compris à celles qui n’en veulent pas. Le rapporteur est d’accord sur le constat, mais il refuse obstinément de proposer la suppression de ces subventions, même si cela découle objectivement du consensus des experts. Pourquoi ? Parce qu’il estime que cela ne passera pas. Le jugement porte là sur l’acceptabilité sociale de ce qu’il propose. L’ironie de l’histoire est que c’est malgré tout passé, dans la seconde loi Aubry.

Mouvements - Venons-en à notre dernière question : sur la contre-expertise. Longtemps réfugiée dans d’étroits cénacles académiques, celle-ci a acquis une certaine visibilité. Par exemple avec l’Appel des économistes contre la pensée unique.

Alain Lipietz - Il faut d’abord dire que ce que l’on appelle " la pensée unique" correspond à un moment très particulier du débat politico-intellectuel en France. C’est le moment où la Fondation St Simon contrôlait, par le biais d’Alain Minc, les trois principaux journaux de centre-gauche : Libération, Le Monde et Le Nouvel Observateur. L’expression était "unique", la même partout : néo-libérale. Mais c’est fini. Le débat s’est rouvert.

On s’était bien mis d’accord dans l’Appel sur le fait qu’il n’y aurait pas de réponse unique à la pensée unique. Cela dit, beaucoup de signataires tendent vers la pensée unique des années soixante-dix. En gros : seule la croissance, tirée par le déficit public, tuera le chômage. Soit le retour au fordisme. Je n’y crois pas. La croissance n’est plus le principal outil pour faire reculer le chômage. La réduction du temps de travail est par exemple plus importante. On va vers des choses beaucoup plus intéressantes. Malheureusement les économistes sont en retrait, ne réfléchissent pas assez à ce que pourrait être un autre rapport salarial. Du coup, le débat est trop souvent caricatural.

On a encore eu un exemple avec la discussion sur les fonds de pension. Il est impossible d’avoir en France un débat comme celui de la New Left Review sur les conditions d’usage de l’épargne salariale. Le rapport de la Fondation Copernic est typique. C’est un très bon contre-rapport minant l’argumentation sur la catastrophe démographique de 2005 et les velléités des compagnies d’assurance de voir créer un système de fonds de pension par extension des privilèges fiscaux de l’assurance-vie. Il explique ainsi parfaitement que le problème du départ à la retraite des baby-boomers n’en est pas un : il n’y qu’à augmenter la population active par le biais du travail féminin ou de l’immigration. Par contre, il y a de vraies questions à propos de l’allongement de la durée de vie et de ses conséquences sur le cycle de vie et de travail, et donc sur le "salaire différé". Cela, c’est le problème de 2040. Et à ce propos, le rapport - pour des raisons contingentes, de délai de fabrication, mais aussi par une fixation sur l’hostilité aux fonds de pension - rate complètement la cible réelle : la proposition Charpin d’allongement de la durée de cotisation.

La dénonciation ne suffit pas. Il y a besoin d’un vrai débat sur ce que l’on fait de l’allongement du temps de vie. Or un des problèmes de la contre-expertise c’est qu’elle est beaucoup plus facilement réactive et dénonciatrice que propositionnelle.

Propos recueillis par Jean-Paul Gaudillière




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