jeudi 25 avril 2024

















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votre référence : 

[2001d] coll Une mondialisation peut en cacher une autre ", avec Agnès Sinai, in Damian M. & J-C. Graz (éd) Commerce international et développement soutenable, Economica, 2001.
En galicien :V. abrégée Mundializacion :outro mundo é possible  ?, Tempo exterior Vol II n°2.

(art. 347).


par Alain Lipietz , Agnès Sinaï | 1er juillet 2001

Damian M. (éd) Commerce international et développement soutenable, Economica, 2001 (à paraître)
Une mondialisation peut en cacher une autre
La mondialisation est une vieille histoire. Elle est consubstantielle à l’existence et à l’histoire de l’humanité. L’Homo sapiens sapiens a éliminé les Néanderthaliens ; les Blancs -les Européens- ont envahi l’Amérique et imposé le commerce triangulaire avec l’Afrique… Tous ces mouvements se sont accompagnés d’un cortège de violences bien plus horribles que celles que l’on connaît aujourd’hui.

La vague de la mondialisation ultralibérale en cours a été précédée par la " première division internationale du travail ", où le Sud produisait des matières premières, le Nord des produits manufacturés et de l’ingénierie intellectuelle. Cette division internationale du travail a été remise en cause à la fin du XXe siècle, quand il est devenu possible de produire, presque n’importe où, quasiment n’importe quel produit manufacturé. À cette différence près que les travailleurs du Nord avaient réussi, depuis le XIXème siècle, à consolider des acquis sociaux, tandis que le Sud s’offre actuellement aux firmes transnationales comme un gisement de travail à bas salaires, ignorant des normes environnementales. C’est la condition de son insertion dans la mondialisation, son " avantage comparatif ". C’est pourquoi la mondialisation apparaît aujourd’hui au Nord comme une " horreur économique ", y compris pour certains qui ne s’offusquaient pas de l’ordre colonial antérieur.
Faut-il dès lors s’opposer à la mondialisation libérale en tant que mondialisation (et chercher à reconstruire les économies sur une base nationale) ou en tant qu’elle est libéral, et chercher à construire l’espace politique mondial propre à dompter une économie mondiale sans règle ? Le présent texte plaide pour la seconde solution.

 Deux divisions internationales superposées

Nous appelons " nouvelle division internationale du travail " la division internationale intra-industrielle et intra-agricole relevant d’une tripartition de type fordienne [1] : ingénierie et technologie avancée / activités productives banalisées mais exigeant une qualification certaine / activités à qualification spécialisée facilement acquise. Cette nouvelle division internationale du travail est la grande nouveauté de l’après-guerre, la traduction internationale de la diffusion inégale du fordisme et de sa crise. Le fordisme est d’abord un type de procès de travail opérant une division entre conception et exécution parcellisée et déqualifiée : il est devenu la technologie sociale éponyme du régime d’accumulation intensive centré sur la consommation de masse.
Cette dernière caractéristique a disparu : un néo-fordisme s’est mis en place dont le moteur n’est plus la consommation des masses. Mais, au niveau mondial, sa forme d’organisation du travail est restée dominante. Mais, d ans le cours de sa mondialisation, les fonctions de conception sont restées principalement au Nord tandis que l’exécution déqualifiée se délocalisait au Sud [2].
Pour autant, pendant la mondialisation du fordisme, la vieille division internationale du travail continue : pour l’ensemble des pays du Tiers Monde, la part des biens primaires dans les exportations reste quasi stable et majoritaire. Dans l’industrie elle-même, ce n’est pas la même chose dans toutes les branches. Dans le domaine des biotechnologies, si la fabrique des gènes reste au Nord, la biodiversité est au Sud : on reste dans la " première division internationale du travail ". Mais en industrie électronique, beaucoup de pays, qui étaient parmi les plus pauvres du monde il y a cinquante ans, peuvent devenir des exportateurs redoutables, et même remonter l’échelle des qualifications et des salaires (voyez Singapour ou la Finlande).
Cela dit, la situation a considérablement évolué dans les trente dernières années, et de deux manières. D’abord, plus personne n’ose désormais prétendre que " l’impérialisme s’oppose à l’industrialisation du tiers-monde ". On assiste en outre à un renversement des tendances du commerce des biens primaires lui-même, en particulier dans l’agriculture : c’est aujourd’hui le Nord qui nourrit le Tiers Monde. Le modèle d’agriculture industrialisée, parti des États-Unis pour toucher l’Europe de l’Ouest après la seconde guerre mondiale, semble ainsi répéter la " victoire ", au siècle précédent, de la manufacture nord-occidentale, par " l’avantage absolu ", sur le reste du monde. Cette hégémonie du Nord se heurte parallèlement à la concurrence croissante d’une agriculture capitaliste de certains pays du Sud, mais cette orientation agro-exportatrice a des conséquences catastrophiques sur leur autonomie alimentaire. La mise en culture de plantes transgéniques à de vastes échelles - du Brésil à l’Inde, de la Chine à la Malaisie - conjugue aujourd’hui les deux faces du phénomène : mise en dépendance des paysans par les oligopoles semenciers du Nord, industrialisation et spécialisation agricole au détriment des cultures vivrières. S’y ajoute la captation du vivant - gènes de plantes rares et d’animaux - par les brevets des industries pharmaceutiques : la biopiraterie (qui relève on l’a vu de la première division internationale du travail) devient ainsi une composante de la nouvelle division internationale du travail.

 Une diffusion inégale des rapports capitalistes

La division internationale du travail est d’abord le résultat d’un procès de diffusion inégale des rapports capitalistes, pays par pays, et en particulier du modèle fordiste, pas seulement du côté de l’organisation du travail, mais aussi du côté de la croissance des marchés, de la transformation des modes de vie. Dire cela n’est nullement revenir aux diachronies décalées dans le temps du schéma rostowien, selon lequel tous les pays seraient lancés dans une aventure unique, du take-off à l’ère post-industrielle, mais où tous ne seraient pas partis en même temps. Il y a une complémentarité synchronique entre de vastes marchés déjà développés et des pays qui jouent la carte de leurs conditions propres d’exploitation de la main d’œuvre pour tenter de s’agrafer au régime fordiste, sur les créneaux les moins qualifiés de la division du travail, en important des équipements, en exportant des biens banals.
On le voit, la mondialisation n’est pas l’uniformisation, ni sur le plan de la création de richesses, ni sur le plan du droit, en particulier le droit des travailleurs et le respect de l’environnement. Il faut donc dépasser le leurre d’une mondialisation qui serait en quelque sorte une dispensatrice de richesses et de technologies équitable à l’échelle planétaire. En fait, la mondialisation s’inscrit à l’intérieur d’un processus de recomposition de l’accumulation du capital. Paradoxalement, au cœur du mécanisme de mondialisation se poursuit le processus de centralisation financière et de concentration industrielle du capital, piloté par les multinationales de l’industrie et des services, les banques transnationales, les grands fonds de pension privés et les sociétés de placement collectif. En s’internationalisant, ce processus a conduit à une interpénétration accrue entre les capitaux des plus grands pays, ainsi qu’à la constitution d’un oligopole mondial d’industries et d’activités de services.
Pour résumer, ce ne sont pas les échanges qui se mondialisent (ils l’étaient depuis longtemps et sont même de plus en plus intra-continentaux), mais le capital, tant sous la forme de capital productif que de capital financier. Ce processus est favorisé par trois vecteurs : le commerce mondial, orchestré initialement par le GATT (General Agreement on Tarifs and Trade), transformé en Organisation Mondiale du Commerce (OMC) en 1994, à Marrakech ; les investissements des grandes firmes transnationales ; et la spéculation financière, exponentielle depuis l’effondrement du système de Bretton Woods en 1973, quand les Etats-Unis ont abandonné les taux de change fixes.

 Les marges de manœuvres

Dès lors, est-ce utopique que de vouloir " réguler la mondialisation ? "
Un des mots d’ordre du Forum de Porto Alegre était : " Un autre monde est possible ". Le vers de Paul Eluard, c’était : " Un autre monde est possible, mais il est dans celui-ci ", il ne faut pas l’oublier ! Face à la mondialisation néo-libérale, deux stratégies s’opposent : il y a une stratégie "souverainiste", qui rêve en quelque sorte de sortir de ce monde, et qui fait du cadre national une forteresse des normes sociales. Et il y a une autre stratégie, celle des organisations non gouvernementales qu’on a vues de Seattle à La Haye, du type Réseau Action Climat, ATTAC ou d’autres, qui travaillent à subordonner la mondialisation économique et financière à des normes et des lois internationales, comme celles de l’Organisation internationale du travail, ou les obligations environnementales définies à Rio en 1992, par exemple. Ce qui rejoint le combat séculaire des travailleurs : que les législations sociales et environnementales prévalent sur le même espace géographique que celui du capital.
Personne, sauf les firmes ayant délocalisé les segments les plus exigeants en main-d’œuvre de leur processus productif, n’a intérêt au maintien, dans les pays du Sud, de conditions d’exploitation du siècle dernier. N’ouvrant aucun débouché à la production mondiale, ces salaires de misère, ces bagnes salariaux exercent une concurrence à la baisse sur les salaires " normaux " des pays centraux. L’acceptation du libre-échange dans de telles conditions revient à aligner les normes d’exploitation de la main-d’œuvre sur la clause de la classe ouvrière la plus défavorisée. Dans ces conditions, le " souverainisme " de certaines dictatures industrielles du Sud fait le jeu des élites de ces pays et des multinationales, mais certainement pas des travailleurs, ni du Nord, ni du Sud.
En revanche, la décision clairement affichée, au niveau européen si possible, de ne plus accepter les exportations de pays ne respectant pas les règles minimales en matière de protection sociale et de droits syndicaux, exercerait une pression sur les États dictatoriaux qui devraient choisir entre l’amélioration des conditions de vie de " leurs " masses laborieuses, et leur exclusion d’importants marchés centraux. A fortiori, des accords de co-développement avec ceux des pays du tiers-monde qui respecteraient de telles règles permettraient de bénéficier mutuellement des avantages de l’industrialisation de la périphérie. Cet engagement réciproque supposerait à tout le moins un moratoire général et une large annulation de la dette du tiers-monde. La chose n’a rien d’inouï. Et il faudra bien y venir, du seul fait de l’insolvabilité généralisée.
Refuser de pratiquer un protectionnisme sélectif, fondé sur des critères sociaux, ce serait choisir de privilégier celles d’entre les classes dominantes locales qui sont les plus répressives et exploiteuses. Il est vrai que cette surexploitation permet d’offrir aux classes dominées du centre des biens de consommation à plus bas prix. Mais qu’on ne dise pas alors qu’il serait " impérialiste " de refuser les exportations de certaines dictatures, alors que l’on considère par ailleurs que l’impérialisme consiste à extorquer aux travailleurs de ces pays le produit de leur travail pour une bouchée de pain. On objectera enfin que la " clause sociale " qu’il est ici suggéré d’imposer au libre-échange risque d’être utilisée par les classes dominantes et les gouvernements du Nord soit pour s’ingérer dans les affaires intérieures des pays du tiers-monde, soit pour justifier des mesures protectionnistes arbitraires. Ce qui faisait s’insurger le Premier ministre de la Malaisie, Mohamad Mahathir contre " les pressions occidentales, qui, sous prétexte de droits de l’homme, de syndicats, de liberté de la presse, de protection de l’environnement et de démocratie, bloquent la croissance économique de leurs concurrents potentiels [3]". Quant à l’Inde, elle rejette des mesures qui ne font pas la différence entre les coûts écologiques, liés à la satisfaction des besoins humains fondamentaux, et les coûts liés aux consommations du Nord [4].
Le risque est certain. Il doit être circonscrit en fixant avec précision les règles et les arbitres (par exemple le Bureau international du travail) et il doit être débattu et mis au point dans une confrontation avec les organisations de travailleurs du Sud indépendantes. Les accords de l’OMC et les jurisprudences de son organe de règlement des différends devront y être assujettis. Si l’économie est devenue mondiale, alors il faut que la législation sociale et environnementale devienne mondiale, sans quoi les travailleurs et les régions de production resteront opposés les uns aux autres. Évidemment, tout ceci ne se fera pas en un jour ! Mais les législations sociales nationales non plus…
Cette aspiration à une mondialisation "maîtrisée" s’appuie sur une conjoncture favorable : la fin de la soumission du reste du monde à l’hégémonie américaine, signifiée à Seattle (à propos de l’OMC) et à la Haye (à propos de l’effet de serre), l’exigence d’un authentique multilatéralisme. L’Union européenne a tenu tête dans les deux cas aus États-Unis, avec une forte pression de la société civile. Plusieurs points communs émergent entre les deux négociations :
- Le lobby intensif des multinationales ;
- Côté américain, la croyance messianique dans les marchés assortie d’une régulation minimale ;
- Le veto de l’Union européenne sur les propositions américaines à La Haye et, à Seattle, le boycott par le Sud.
La lutte contre l’hégémonisme des États-Unis et la forme de mondialisation qu’ils ont impulsée conduit certains militants à refuser toute régulation internationale (multilatérale) et à s’allier aux "souverainistes". Mais rejeter le multilatéralisme n’est pas une solution, encore moins prôner le protectionnisme. Pour la circulation maritime, par exemple, la nécessité de règles européennes est évidente. Pour la lutte contre l’effet de serre, il faut des règles planétaires.

 La paix écologique sera mondiale ou ne sera pas : le cas de l’effet de serre

Le modèle fordiste tel qu’il s’exporte dans les pays du Sud (ou fordisme périphérique) s’accompagne d’un endettement écologique encore plus grave que l’endettement financier : c’est le cauchemar absolu de Cubatão, le pôle industrialo-portuaire de São-Paulo ; c’est, à l’extrême, l’usine d’Union Carbyde à Bhopal, en Inde, dont on connaît l’apocalypse de sinistre mémoire. Reconstruire l’idée de progrès, apprendre à mesurer les avantages et les coûts culturels, écologiques et sociaux de ce qui est présenté comme " progrès ", c’est sans doute une des grandes responsabilités des intellectuels, au Nord et au Sud : et il ne revient pas à ceux du Nord d’imposer unilatéralement une nouvelle dogmatique qui soit la simple inversion de l’ancien credo progressiste-productiviste. Par exemple, les propositions de " technologies adaptées " seront rejetées comme humiliantes si elles apparaissent comme des ersatz du modernisme octroyé par les pays du Nord avec condescendance à des pays incapables de se payer " la vraie modernité ".L’enjeu de la mondialisation n’est pas qu’économique, à l’heure où le dérèglement climatique confirme l’imminence d’une crise écologique mondiale. La guerre de l’environnement est commencée, et cette guerre est mondiale. Comme la guerre du feu, elle marque un tournant majeur dans l’histoire du genre humain. A l’époque où je rédigeais Berlin, Bagdad, Rio [5], il y a presque dix ans, je prévoyais que cette guerre de l’environnement durerait une quarantaine d’années, quarante ans pour que l’humanité se sauve, c’est-à-dire évite le naufrage du petit navire Terre. Nous étions alors à la veille de la Conférence des Nations unies pour l’environnement et le développement à Rio de Janeiro (CNUED, juin 1992). Deux grandes conventions en sont sorties : l’une sur le climat, la seconde sur la défense de la diversité biologique. Deux textes-piliers en vue de l’établissement d’un nouvel ordre écologique mondial.
Quel destin ont-ils connu depuis leur adoption cette année-là ? La convention sur le climat a donné lieu au protocole de Kyoto, en 1997, qui devait être ratifié par les parties à la Haye, en novembre 2000. La suite est connue : les estimations moyennes actuelles de l’Intergovernmental Panel on Climate Change (IPCC) prévoient pour le XXIe siècle, au rythme actuel de dégagement de gaz à effet de serre d’origine anthropique, un doublement de la concentration du CO2, conduisant à une augmentation de la température moyenne de 2 degrés centigrades et une hausse du niveau des mers (par dilatation de surface) de 30 à 90 centimètres. En tout état de cause, les conséquences du scénario moyen sont considérables. Elles déplaceraient les zones climatiques de plusieurs centaines de kilomètres, noieraient les grands deltas surpeuplés et les îles de faible élévation. Ces modifications géophysiques auraient des conséquences encore plus graves sur les écosystèmes, et capitales sur l’écologie humaine.
Quant à l’échec retentissant du sommet de la Haye, il laisse donc le dérèglement climatique livré à lui-même, jusqu’à la prochaine tentative d’accord, au cours d’une " COP 6 bis ", qui devrait se tenir à Bonn à l’été 2001. Menée par Dominique Voynet, ministre française de l’aménagement du territoire et de l’environnement, et par Margot Wallström, commissaire européenne à l’environnement, la négociation de la Haye a buté sur les mécanismes de flexibilité ouverts par le protocole de Kyoto. L’Union européenne proposait un plafonnement des permis d’émissions (dits "droits à polluer "), et, surtout, un engagement des pays pollueurs (dits pays de l’annexe I) à prendre en priorité des mesures domestiques de réduction de leurs émissions de gaz à effet de serre, plutôt que de recourir à des " échappatoires " du type achat de droits d’émission à des pays peu pollueurs. Les États-Unis s’accrochèrent à toutes les échappatoires possibles, d’où l’échec. Pire : en mars 2001, le Président Bush répudia les engagements de Kyoto, arguant de leur caractère non-contraignant pour les pays en développement.
Deux traditions s’opposent dans les actuelles négociations : les écotaxes (qu’il vaut mieux appeler pollutaxes) et les permis négociables. Les permis négociables ont aujourd’hui la préférence des États-Unis, qui les considèrent comme de vrais mécanismes de marché, permettant à la limite de se passer d’agence de type étatique. Les Européens au contraire voient dans l’échange de permis un moyen d’éviter les efforts domestiques.
La maîtrise du risque climatique sera donc l’affaire de décennies de conflits et de compromis. En l’état actuel des choses, la négociation est en situation de " pat ". L’Europe ne peut accepter des flexibilités sur des objectifs quantitatifs déjà insuffisants. Les États-Unis n’acceptent pas d’objectifs contraignants si le Tiers-Monde ne prend pas d’engagements. Le Tiers-Monde ne prendra pas d’engagement si lui est dénié un droit au développement égal à celui que le Nord s’est jadis octroyé.
Le seul fil sur lequel tirer pour dénouer ce blocage est donc la reconnaissance solennelle, préalable à toute négociation, de l’égalité du droit de tous les être humains de tous les pays et de toutes les générations sur l’atmosphère. Une telle déclaration implique concrètement qu’à terme, tous les habitants de la planète auront un droit sensiblement égal sur " l’enveloppe commune d’usage soutenable de l’atmosphère ", soit environ 600 kg par personne si l’on vise une stabilisation de la concentration du CO2, moins si l’on vise une décroissance de cette concentration. Or ce qui est droit potentiel au Sud est obligation de réduction au Nord : nous en sommes à 2000 kg par personne en Europe, 5000 aux États-Unis, contre moins de 100 kg au Bangladesh. Il s’agit rien moins que de déterminer la clé de répartition des " biens collectifs planétaires " (global commons).
La reconnaissance politique de ces biens collectifs et de leur caractère limité, mais aussi des risques que la non-régulation de leur accès fait peser à très court terme (30-40 ans) à l’humanité, incombe à une diplomatie interétatique. En la circonstance, il s’agit de limiter la souveraineté nationale au nom de la prise en compte de ces biens collectifs globaux. Et cela dans un monde déchiré par les inégalités et les conflits d’intérêts. Ici, le " souverainisme " fait le jeu des États-Unis, comme il faisait le jeu des multinationales dan,s la négociation de Seattle.
Pourtant, la tentation souverainiste est d’autant plus forte que ce processus de création d’un nouveau droit international est marqué par des précédents qui ont défavorablement impressionné des nombreux Etats et les opinions publiques du Tiers Monde, telle la seconde guerre du Golfe. Les risques de " deux poids, deux mesures " liés à la confusion entre le législatif, le judiciaire et l’exécutif - en l’occurrence, le groupe des membres permanents du Conseil de sécurité - suscitent une méfiance certaine envers toute législation internationale limitant la souveraineté nationale. Au Nord, les contradictions sont tout aussi vives. Elles opposent les tenants du modèle de production et de consommation dominants - les industriels, mais aussi les citoyens en tant que consommateurs - et les mouvements sociaux et écologistes qui critiquent ce modèle.
Reste que les sociétés transnationales, très actives en coulisses de la conférence de La Haye, ne peuvent être sujet de droit ni fabricantes de règles : l’intérêt général doit primer sur l’intérêt commercial, les bénéfices doivent rejaillir sur l’ensemble des sociétés, la croissance mondiale doit tenir compte de sa soutenabilité environnementale. Il faut donc activer les règles du droit international et les faire primer sur les règles de l’OMC, en matière de droits économiques et sociaux et en matière d’environnement

 Des espaces politiques en formation : l’émergence d’une opinion publique mondiale

Les opinions publiques et, en partie, les gouvernements, ont compris que dorénavant tout était lié, que l’on ne pouvait plus négocier simplement la libéralisation sans tenir compte des choix de société qui étaient remis en cause par ces dérégulations commerciales. C’est le cas pour l’Europe, dont l’unification s’était engagée avec un agenda de libéralisation assez classique (sur le commerce et l’investissement), mais qui affirme peu à peu qu’il faudrait prendre en compte les questions sociales, les questions environnementales, qu’il faudrait faire reconnaître le principe de précaution, etc. L’agenda européen comporte dorénavant des aspects commerciaux classiques - ceux que l’on négocie depuis 50 ans - et une nouveauté : la prise en compte de ce que le commerce induit en termes de conséquences sur les choix de société. Clairement, aujourd’hui, les thèmes de négociations ne peuvent plus être traités distinctement les uns des autres. Discuter " agriculture ", c’est discuter maintenant Organismes Génétiquement modifiés (OGM), biodiversité, droits de propriété intellectuelle. Discuter " services ", c’est discuter choix de société en matière de service public, en matière d’éducation. Tout cela est aujourd’hui très imbriqué.
Toute aussi importante est l’émergence d’une concurrence forte entre les instances de régulation internationale. Le risque de la négociation de Seattle était que, si le " Millenium round " avait été lancé, l’OMC serait devenue l’instance suprême des négociations internationales touchant à l’ensemble des sujets. Il ne faut pas se le cacher. Et l’échec de Seattle a permis, d’une certaine façon, à des organisations des Nations Unies de relever un peu la tête - reste à savoir si cela sera transitoire ou permanent ! - en tout cas, de se retrouver en situation de créer du droit international, un droit concurrent de celui de l’OMC .
Ainsi le protocole biosécurité qui touche au commerce des OGM, a vu le jour en janvier 2000 et définit des règles en matière d’échanges des produits OGM. Ce n’est pas parfait, mais nous sommes dans un système concurrent du système de l’OMC, parce que ce protocole - dit " Protocole de Carthagène " - reconnaît le principe de précaution et reconnaît la capacité des États à utiliser ce principe pour bloquer les importations d’OGM.
Quelques mois après Seattle, à Nairobi en mai 2000, s’est tenue une conférence des Parties - la Conférence ministérielle de la Convention de la Biodiversité (CBD) - et cette Conférence a créé un groupe de négociation sur la propriété intellectuelle liée aux ressources génétiques. Compte tenu des principes de la CBD et de ses négociateurs (liés à l’environnement et à l’agriculture plutôt qu’au commerce et qui ont de ce fait une approche sensiblement différente), le droit sur la propriété intellectuelle sera concurrent de l’accord sur l’OMC, dit Accord sur les droits de propriété intellectuelle liés au Commerce (ADPIC). Aujourd’hui, il y a bien une incohérence mondiale en matière de construction du droit international. S’il y avait un conflit à l’OMC sur les OGM, on ne sait pas comment il serait réglé. Il y a, d’un côté, un consensus international qui s’est établi au sein du protocole biosécurité, qui impose de reconnaître le principe de précaution donc la capacité des États à interdire les importations d’OGM ; et, de l’autre, les règles au sein de l’OMC, qui ne reconnaissent pas dans cette formulation-là le principe de précaution.
Nous avons donc " du " droit international en concurrence, et il est intéressant de jouer de cette concurrence, en essayant d’être offensif au moment où la question de la mise en cohérence entre le droit international onusien et celui de l’OMC sera posée. Car il est plus facile de défendre le développement durable dans les institutions de l’Union européenne et des Nations Unies que dans le cadre de l’OMC.
Il s’agit donc de travailler à deux niveaux :
- au niveau de l’OMC : l’enjeu serait de la subordonner aux normes et aux règles définies par ailleurs, notamment en matière de développement durable (social et environnemental).
- au niveau de l’architecture juridique internationale, un des enjeux est de créer des dispositifs juridiques contraignants, à côté voire contre ceux de l’OMC, notamment dans les instances qui définissent ces règles en matière de développement durable.
Dans cette perspective, l’Union européenne a un double rôle. Un rôle de laboratoire institutionnel, puisque l’Europe, faut-il le rappeler, est la première zone de transnationalisation économique qui se voit peu à peu dotée d’une superstructure politique (encore très peu démocratique). Et un rôle de laboratoire normatif, puisque l’Europe est héritière des traditions de contrôle social et environnemental de l’économie, propres aux nations qui la composent, et qui restent les plus avancées au monde. Reste à savoir si les classes dominantes vont parvenir à utiliser le retard de l’Europe politique : vont-elle encore et toujours imposer la mondialisation comme alibi de la dérégulation libérale, ou vont-elle se soumettre au primat politique d’édification de normes protectrices des droits sociaux et environnementaux ?
Il est temps de revenir au socle de tout processus d’institutionnalisation : l’opinion publique. Dans la guerre diplomatique autour de l’enclosure de l’atmosphère, existe-t-il l’expression d’une opinion publique mondiale ? Indubitablement oui : parmi ses dates de naissance possibles, il y eut, il y a dix ans, la réunion internationale des ONG à Paris, " Ya Wananchi ", six mois avant la Conférence de Rio. Cette initiative allait jouer un rôle décisif dans l’unification des ONG. Huit cent soixante-deux ONG avaient été sélectionnées, selon des critères précis, négociés par un comité de pilotage basé à Nairobi : plus de 30 % de femmes, trois-quart d’ONG du Sud, un équilibre entre les grands réseaux et les communautés de base. La réunion fut donc on ne peut plus cosmopolite. Entre les sessions plénièreset les travaux thématiques, laconférence fut l’occasion de dialogues, d’échanges inouïs, malgré la barrièredeslangues, par exemple entre les indiens des Andes etlespaysanshimalayens.Lespeuplesindigèness’y affirmèrent avec force, évoquant dans leur déclaration commune, le 11 octobre 1492 comme le " dernier jour de liberté des peuples d’Amérique " et, surtout, la fin d’un authentique modèle de développement soutenable parce que communautaire. Cette position identifiait une nature menacée au destin de peuples autochtones menacés. La partie la plus pauvre de la population humaine était la première victime de la crise écologique globale provoquée par la voracité des " seigneurs de la Terre ". Ces ONG se prononçaient tout aussi vigoureusement contre un mouvement régalien, " par en haut ", de découpage des biens collectifs globaux. Ce faisant, elles revendiquaient l’effacement des idéologies étatistes-productivistes dans les mouvements sociaux. Elles disqualifiaient aussi tout souverainisme tatiste, au nom des droits collectifs de l’humanité.
Il revient donc à ces mouvements et aux ONG de construire une opinion publique internationale constitutive d’une progression politique qui ne relève pas, en l’état actuel des choses, des seules institutions interétatiques trop subordonnées aux représentants du pouvoir économique. Les grandes orientations de l’alternative mondiale visent à la redistribution internationale des richesses, à l’activation du droit international, avec un recours possible, pour les citoyens, au contrôle démocratique des instances de régulation, à la co-responsabilité entre le Nord et le Sud et à la subordination de la logique des marchés au respect des droits humains.
Entre le niveau national et le niveau mondial, les grandes régions géopolitiques occupent une position contradictoire. Elles sont, par bien des manières, des vecteurs de la mondialisation dans sa version néo-libérale ; mais elles sont aussi le support d’une contre-tendance, porteuse de possibles alternatives. L’Union européenne accuse particulièrement cette contradiction, d’où l’intérêt particulier de l’échelle européenne pour les mobilisations. L’instauration d’une écotaxe, l’interdiction des paradis fiscaux et une taxe Tobin pourraient être envisagées à l’échelle européenne, sans attendre une hypothétique et difficile application mondiale. En juin 2002, la conférence de Johannesburg sur le développement durable, dix ans après Rio, fournira à l’Europe, si elle sait la saisir et la préparer, l’occasion de proposer une conception européenne d’un développement soustrait à la domination des institutions classiques de la mondialisation-domination.
La pression populaire telle qu’elle s’est manifestée de Rio à Seattle, de Prague à Porto Alegre, sera le stimulant nécessaire à toute avancée. Ce grand mouvement de contestation est en train de devenir aussi un mouvement de proposition, face auquel les institutions classiques de la mondialisation, FMI, Banque mondiale, OMC, devront bien rendre des comptes. Certes, il reste à articuler ces propositions, car une multitude d’oppositions ne suffit pas pour définir une alternative. C’est le sens qu’il faut donner au progrès de Seattle à Porto Alegre.
La vie n’est pas une marchandise. Qu’est-elle donc ? A l’humanité de le définir !



________
NOTES


[1Voir mon livre Mirages et miracles.

[2Voir mon texte " The World of Post-Fordism ", Review of International Political Economy, 4:1, Spring 1997, et mon livre La société en sablier, La découverte , Paris , rééd. 1998.

[3Conférence devant l’Asian Society, février 1991.

[4Voir A. Agarwal et S. Narain, Global Warming in an Unequal World : A Case of Environmental Colonialism, Center for Science and Environment, New Delhi, 1991

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