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votre référence : [1993a] Livre Vert-espérance - L’avenir de l’écologie politique, La Découverte, Paris 145 pages, 8000 expl. (art. 646).par Alain Lipietz | 1993 Vert-espérance L’avenir de l’écologie politique LANGUE ET TRADUCTIONS DE L’ARTICLE : Langue de cet article : français
Avant-proposÀ un ami de gauche qui hésite encore à voter écologiste Tel aurait pu être le titre de ce livre. Il y a en effet bien des manières de venir à l’écologie. Par l’amour de la beauté des fleurs, de la splendeur des déserts, du calme de nos campagnes ou de l’inquiétante profusion des forêts tropicales, par la grâce et la tranquille altérité de la faune sauvage. Ou bien par la révolte contre les rôles sexuels qui enferment la tendresse humaine dans la brutalité des rapports de force, qui traquent les conduites déviantes, qui barrent au père une relation de complicité à ses enfants : par la recherche d’une nouvelle façon de vivre avec les autres, au quotidien. Pour moi, ce fut la révolte contre un ordre économique injuste, qui déchire la société entre riches et pauvres, salit la nature parce qu’il ne respecte pas même la dignité humaine, qui saccage les continents parce qu’il pille le travail des hommes et des femmes que ses conquérants ont asservis. Comme beaucoup, je suis venu au Vert par le Rouge, je suis venu à l’écologie parce que la gauche m’a déçu. J’avais cru à cet immense espoir relayé de génération en génération, depuis la révolte de l’esclave Spartacus, des paysans de Münzer, des sans-culottes de Gracchus Babeuf et des canuts lyonnais, jusqu’à la Commune de Paris, aux conseils ouvriers de Petrograd ou de Berlin, à la guérilla de la Sierra Madre cubaine et à la résistance du peuple vietnamien. Il y a longtemps que j’ai dû me résoudre à l’évidence : cette haute espérance au cœur de l’humain, elle a échoué à se réaliser quand elle s’est donné comme drapeau le socialisme, l’idée d’un système de propriété collective qui abolirait les différences sociales. Il ne suffit pas d’incriminer les traîtres, les « déviations » - et Dieu sait qu’il y en eut, et Dieu sait qu’il est plus facile, arrivé au pouvoir, de glisser ses pieds dans les pantoufles de l’ordre des choses existant que de s’atteler à sa transformation. Mais, de refondations en rénovations et en révolutions dans la révolution, il faut bien admettre que le socialisme n’était pas la traduction sur la Terre de ce rêve que l’humanité a dans la tête et qu’il lui suffirait de connaître (et d’appliquer) pour le posséder réellement. Les sociétés humaines sont infiniment plus complexes que le socialisme ne l’avait cru. Le rêve des communistes utopiques du siècle dernier, cette communauté d’individus librement associés et délivrés de la division du travail, pêcheurs le matin, artisans l’après-midi, et le soir critiques littéraires, ce rêve-là restera le mien. Mais l’histoire est une science expérimentale, et l’expérience communiste est la tragédie du XXe siècle. Il y a longtemps que j’ai renoncé à m’identifier à l’idéal socialiste ou communiste, à la continuité (reconstruite, recomposée ...) de « la gauche », à la centralité du mouvement ouvrier. Cette identité, cette continuité, cette centralité ne sont plus miennes. Elles ne sont sans doute plus vraiment reconnues par la plupart de celles ou de ceux qui veulent encore « changer la vie », au moins dans leur for intérieur. La révérence gardée envers l’identité « de gauche » est plutôt, me semble-t-il, chez eux, le signe d’une certaine droiture : ne pas hurler avec les loups, rester fidèle à ce qu’on a été. Fidèle à cette générosité d’un combat, dont la noblesse ne se mesure pas à l’effrayant gâchis dans lequel semblent aujourd’hui sombrer, avec le « socialisme réel », non seulement l’espérance socialiste, mais l’espérance tout court. Je respecte cette droiture, mais je dois au bon sens de le rappeler : on ne fait pas de politique, ni de théorie critique, avec les souvenirs de sa jeunesse. La jeunesse du monde actuel, née à la politique après la mort de Mao et de Che Guevara, n’a jamais rien connu de l’espérance socialiste que le « socialisme réellement existant » de Brejnev... ou la gestion des années Mitterrand. S’obstiner à appeler « communisme », ou « socialisme », le mouvement réel qui a pour rêve de changer la vie, c’est tout simplement s’enfermer dans un cercle de vieux copains. « Les copains d’abord », disait Brassens ? Mais alors « bande à part, sacrebleu, c’est la règle », et on s’y tient. Ce n’est pas le « mouvement social... » Faut-il rappeler pourquoi le marxisme historiquement, constitué comme pensée du communisme n’est plus opérationnel pour penser l’aspiration au changement ? Bien des revues l’ont détaillé à longueur de numéros. Le marxisme soudait en un cadre de pensée, un principe organisateur, un « paradigme » très fort, la cible, le sujet, et les buts du mouvement réel. Anticapitaliste, prolétarien, communiste : le mouvement était indiscernablement les trois, ensemble. Ajoutons (et ce fut la pire erreur) que l’unité du parti, et la centralité de l’État assuraient l’unité des trois termes quand ils tendaient à se dissocier. Et, à la base du tout, ah oui ! la « socialisation des forces productives ». Nous ne croyons plus en l’unité de l’oppression : le machisme, le nationalisme, le productivisme ne dérivent pas nécessairement du capitalisme. Nous ne croyons plus en l’unité (ni même en la centralité) du sujet prolétarien. Nous ne croyons plus en la Nouvelle Jérusalem du communisme. Nous ne voulons plus du parti omniscient. Nous avons peur de l’État tout-puissant. Nous avons peur surtout de la croissance des forces productives. Nous : la plupart des héritiers d’une gauche en déshérence. Alors, que reste-t-il du Rouge, sinon la sombre gloire de Spartacus, de Thomas Münzer, de Gracchus Babeuf et de Rosa Luxemburg ? On peut regretter de ne plus les porter sur ses étendards - car la politique a aussi besoin d’étendards. Mais nous savons que la ferveur simplificatrice, la fidélité aux héros et aux saints peut entraîner, dans un monde complexe, aux pires monstruosités. Quand on a renoncé à chanter rouge (sinon, encore une fois, et j’y tiens, entre vieux copains), comment faire de la politique aujourd’hui ? La première tentative fut autrefois d’ouvrir des « fronts secondaires » à côté de « l’affrontement principal capital ?travail ». Le féminisme, l’écologie elle-même (on disait « le cadre de vie ») furent de ces fronts-là. Mais leur subordination au combat « principal » stérilisait leur portée transformatrice. Puis vint, dans les années soixante-dix - quatre-vingt, en Europe comme aux États-Unis, la politique « arc-en-ciel ». Une juxtaposition de sujets historiques (les ouvriers, et les femmes, et les paysans, et les jeunes, et les homosexuels, et les écologistes, et les peuples du tiers monde, etc.), combattant chacun une oppression spécifique, tout cela devant probablement converger contre quelque chose, vers autre chose... C’était déjà un pas en avant considérable. Et c’est bien ainsi que se sont construites les forces alternatives d’Europe (les « Grünen ») ou d’Amérique (la « Rainbow Coalition » de Jessie Jackson, comme le Parti des travailleurs brésilien), avec ou sans les vieilles icônes. Et plutôt mieux avec des icônes (fussent-elles inadéquates, comme le castrisme du Parti des travailleurs de Lula et de Chico Mendes), et si possible des neuves : le Vert des alternatifs allemands. Ce collage postmoderne a pourtant ses limites. D’abord, par le silence pudique jeté sur les contradictions entre les mouvements sociaux. Le mouvement ouvrier n’a jamais été ni féministe ni écologiste. Les contradictions sociales n’étaient pas parallèles, donc les mouvements sociaux n’étaient pas nécessairement convergents. La convergence des mouvements sociaux devait être une production sociale : la création d’un nouveau paradigme, l’invention d’une nouvelle bannière. Je suis actuellement convaincu que l’écologie politique peut être ce paradigme, ce cadre de pensée unifiant les espérances, et le Vert cette bannière. On me dira (ceux du moins qui ont l’honnêteté d’admettre que les Verts ne s’occupent pas que des cormorans mazoutés) que le Vert n’est pas un paradigme, mais un parapluie, une bannière attrape-tout, attrape - arc-en-ciel, Mais au moins, l’écologie politique essaie bel et bien de construire un paradigme, analogue structurellement au Rouge. En s’ancrant sur une réalité matérielle, contre un « état des choses existant » (le productivisme, etc.) qu’elle essaie d’analyser pour mieux le combattre. Avec un système de valeurs (solidarité - autonomie - responsabilité écologique - démocratie) qui exprime l’espoir des opprimés. Avec un projet en pointillé (l’écodéveloppement, le développement soutenable). La différence avec le Rouge saute aux yeux cependant : l’adversaire est multiple, difforme, il existe dans la tête de chacun d’entre nous ; le sujet est diffus, complexe, traversé de contradictions ; l’ambition est plus une direction problématique qu’une Nouvelle Jérusalem qu’il s’agirait d’atteindre par la grande porte de la Révolution… Tout reste à faire, à définir, à construire. J’en appelle à mes amis qui s’éloignent du Rouge : plutôt que de poursuivre la chimère d’une refondation du Rouge, ou de rester en marge dans un petit secteur rouge et vert (rouge par fidélité, vert par réalisme), il me semble que l’authentique fidélité aux combats des opprimés est aujourd’hui de développer la branche sociale et mondialiste du paradigme vert, là où cela peut advenir : avec les écologistes. C’est d’ailleurs dans un dialogue permanent avec celles et ceux qui étaient « encore » rouges ou roses et ceux qui étaient « déjà » verts que ce livre a mûri au fil des années. Certaines de ces pages furent présentées à la discussion dans Le Nouvel Observateur, Les Humains associés, M, Panoramiques, Politis, Silence, Témoignage chrétien... Que les animateurs de ces publications et des multiples débats où ces idées ont leur source trouvent ici mes remerciements. Et à Francine Comte, qui m’accompagna dans cet itinéraire parfois douloureux, parfois enthousiasmant, ma tendre reconnaissance. Voir aussi le chapitre Du jardin à la planète. |
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