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[2010d] "Les politiques sociales en Amérique latine : laboratoire mondial",
Pachamama, Revue d’écopolitique internationale, n°2, aout 2010

(art. 2544).


par Alain Lipietz | août 2010

Les politiques sociales en Amérique latine : laboratoire mondial
Publié dans Pachamama, Revue d’écopolitique internationale, n°2 , aout 2010
LANGUE ET TRADUCTIONS DE L’ARTICLE :
Langue de cet article : français
  • Español  :

    [2015c] Las políticas sociales en América latina : laboratorio mundial (trad. Berta Benítez)


 Les politiques sociales en Amérique latine : laboratoire mondial

Par

Alain Lipietz

Au début du XXIè siècle, l’Amérique latine, après trente terribles années qui en avaient fait le paradis de dictateurs et des tortionnaires, bascule à gauche. Mais la fin de la première décennie, avec la défaite de la Concertation démocratique au Chili et les difficultés du Parti des Travailleurs brésilien, montre que rien n’est acquis.

Le poids de la gauche classique (celle des années 50) est-il resté trop fort pour répondre aux défis du siècle nouveau ? Il est sans doute significatif que ce soit un représentant de la « nouvelle gauche », faisant référence à l’écologie, qui ait eu la possibilité d’affronter l’héritier d’Alvaro Uribe dans le dernier pays resté à droite, la Colombie.

Nous allons ici examiner les nouvelles politiques sociales expérimentées en Amérique Latine, combien elles sont insuffisantes pour transformer durablement la situation des plus démunis et consolider l’hégémonie des forces de la gauche classique (de la démocratie chrétienne progressiste aux communistes), et en même temps qu’elles restent sources d’inspiration pour l’avenir, non seulement en Amérique Latine mais en Europe.

Les pays d’Amérique latine ont en effet connu depuis longtemps une évolution économique et sociale relativement synchrone [1]. À partir des années 1930, les uns après les autres, ils adoptent le modèle dit « CEPALien » de substitutions aux importations. Socialement, ils importent des éléments de ce que, au Nord, on appellera modèle rooseveltien, modèle social-démocrate, économie sociale de marché, oligopole social, modèle fordiste… Ils le feront de manière particulièrement caricaturale : extrême organisation du rapport salarial et des politiques sociales (on parlera de corporatisme), mais réservée en fait à une aristocratie ouvrière.

À partir des années 1970, ce modèle entre en crise et c’est en Amérique latine que s’expérimente, sous des dictatures inspirées par la doctrine des Chicago boys, ce qui deviendra le modèle néolibéral. La résistance populaire à la destruction de la politique sociale prend la forme d’un nouvel associationnisme populaire (Organisations Non Gouvernementales, coopératives sociales, etc). Consacrées par la Banque mondiale, ces initiatives se codifieront en politiques publiques qui inspireront à leur tour le « social-libéralisme » des pays du Nord…

Les forces de gauche revenues au pouvoir récupèrent largement cet « acquis » mais en reviennent, économiquement, au modèle de substitution aux importations. Ce qui les empêche de consolider leur infrastructure sociale : c’est mieux que la réaction sociale des dictatures, mais trop peu, et tout reste réversible. En même temps, le productivisme, inhérent à cette politique économique, les met en porte à faux vis à vis des nouveaux mouvements sociaux, à commencer par les mouvements indigénistes. D’où l’essoufflement rapide de la gauche classique, le risque d’alternance à droite, et l’émergence d’une nouvelle gauche écologiste.

  1 Essor et crise du « développementisme » social latino-américain

C’est à la faveur de la Grande dépression des années trente que ce mettent en place, dans le Mexique de Cardenas, le Brésil de Getulio Vargas, l’Argentine de Perón, ce que la Commission économique pour l’Amérique latine de l’ONU (CEPAL) théorisera comme « politiques de substitution aux importations ». Profitant de la désorganisation de l’économie mondiale, due à la dépression puis à la seconde guerre mondiale, ces grands pays se protègent par des barrières douanières qui leur permettent de convertir les revenus de leurs exportations traditionnelles (pétrole, bétail, café, sucre, etc) en achat de machines, et non plus de produits finis, pour servir leur marché intérieur.

Les dictateurs ou présidents « populistes » qui incarnent ce modèle s’appuient d’une part sur les classes dominantes locales tournées vers le marché intérieur (il s’agit d’ailleurs bien souvent d’élites importatrices reconverties…), mais aussi sur les classes ouvrières de ces industries nouvelles, qui acquièrent ainsi un statut d’aristocratie ouvrière. Car, contrairement au modèle fordiste qui se développe au Nord, les classes populaires ne sont que minoritairement impliquées dans ce compromis social. La grande masse des paysans, des indigènes et des « sans chemises » ne sera jamais conviée au banquet. En revanche, pour ceux qui y sont conviés, les formes institutionnelles de ce compromis social seront particulièrement codifiées.

Alors que, dans les pays du Nord, le modèle prend la forme d’accords entre les organisations représentatives du patronat et les syndicats de salariés, sous la houlette de l’Etat garant des compromis, on assiste souvent en Amérique latine à la fusion des organismes représentatifs du patronat et des salariés dans des organismes uniques (« gremios »), selon le modèle du fascisme ou du soviétisme européens. Sociale-démocratie, socialisme et fascisme sont en effet, comme Karl Polanyi l’a montré , trois formes possibles et concurrentes d’organisation de l’économie, face à la Grande dépression provoquée par les excès du libéralisme [2]. En Amérique latine, le croisement de fascisme et de soviétisme (plutôt inspiré du soviétisme au Mexique, du fascisme en Argentine) prend la forme d’un « grémialisme » qui implique des organisations syndicales puissantes mais largement contrôlées par le parti-Etat, avec des services sociaux très généreux, souvent organisés par branche industrielle : système de santé, centres de vacances, etc.

Dans cette période, les classes dirigeantes du modèle et les forces d’opposition « internes » au modèle (c’est à dire appelant à une accélération de la substitution aux importations et à un élargissement de sa base sociale) adopteront des références politiques variées, selon le modèle européen dont elles s’inspirent et le degré de leurs exigences : démocratie –chrétienne plus ou poins progressiste, sociale-démocratie, communisme marxiste, ou alors de références locales (cardenisme au Mexique, perónisme en Argentine, getulisme au Brésil, APRIsme de Haya de la Torre au Pérou et au Venezuela). Des scissions de ces forces joueront un rôle important dans la résistance puis la reconstruction démocratique des deux périodes suivantes.

 2 La contre-révolution libérale et la résistance

Dans les années 1970, le modèle « développementiste » CEPALien entre en crise dans les pays les plus avancés, alors même qu’il vient seulement de se mettre en place au Chili, au Pérou etc. Le développement sous protectionnisme permet en effet aux entreprises tournées vers le marché intérieur à la fois d’accorder des avantages sociaux à leurs travailleurs et de s’octroyer des marges de profit confortables. En l’absence de gains de productivité significatifs (lenteur permise par le protectionnisme lui-même), il en résulte une inflation qui débouche sur une hyperinflation de plus en plus galopante. Naturellement, le blâme est porté sur « l’excès de pouvoir des monopoles syndicaux ». La remise en cause de ce pouvoir syndical débouche sur des dictatures brutales (au Chili, au Brésil, en Argentine, etc) qui ne tardent pas a proposer un nouveau modèle, inspiré par les recettes des économistes ultra-libéraux, les Chicago boys.

L’Amérique latine, qui avait copié (plutôt mal) la révolution rooseveltienne sert, à partir de ce moment, de banc d’essai à ce qui va devenir le néolibéralisme, anticipant de plusieurs années les contre-révolutions thatchérienne et reaganienne. Le resserrement de l’autoritarisme des différents régimes latino-américains prend des formes assez variables. Tantôt il s’agit d’un tournant à l’intérieur de dictatures qui avaient elles-mêmes antérieurement renversé des démocraties « cépalistes », mais sans infléchir notablement le régime économique (Brésil, Argentine, Chili). Tantôt le ou les mêmes partis assument le changement de modèle sans modification notable du cadre politique (Mexique, Bolivie).

La situation politique de la résistance populaire est donc extrêmement variable d’un pays à l’autre : dans certains cas (au Chili…), il n’existe aucun pont (autre que familial !) entre la résistance et le pouvoir, dans d’autres cas au contraire (chez les péronistes argentins), on voit des résistances armées se développer contre un pouvoir se réclamant des mêmes pères fondateurs… Cela aura des conséquences pour la suite, mais, dans un premier temps, on assiste surtout à une divergence entre plusieurs formes de résistance : les uns ont recours à la lutte armée (guérillas rurales ou urbaines), les autres se tournent vers la mise en place d’organes de substitution populaire à l’Etat-providence en voie de disparition.

C’est cette deuxième branche qui nous intéresse ici : les coopératives sociales, associations de solidarité et autres ONG, en lien ou pas avec l’Eglise catholique… Mais il faut rappeler les durs affrontements entre les deux branches. Les guérilleros du « Sentier lumineux » péruvien allèrent par exemple jusqu’à assassiner dans des conditions aussi atroces que spectaculaires des animatrices de la campagne « pour le verre de lait » au Pérou. Mêmes tensions en Colombie avec les Farc (nettement moins cruelles, toutefois). Toujours est-il qu’à partir des années 1980, notamment au Chili, le secteur associatif de secours mutuel des masses populaires commence à prendre une importance considérable.

 3 Les femmes, l’Eglise, les indigènes, la gauche, l’ONU.

Les femmes, avec parfois le soutien des militants syndicaux de l’ex-secteur public et nationalisé réduits au chômage, jouent un rôle déterminant dans cette économie sociale venue d’en bas. Elles et eux animent les associations d’aide immédiate aux personnes, exactement comme leurs lointains ancêtres européens du milieu du 19e siècle : lait pour les enfants, premiers soins médicaux, alphabétisation, amélioration des bidonvilles, contraception, etc. Dans certains cas, quand la libéralisation économique a pu prendre la forme de revente de services publics abandonnés à leurs propres salariés, de véritables coopératives productrices se mettent en place pour continuer à assurer ces services au public. Au Chili, c’est un système d’éducation parallèle qui se développe, sous forme d’organisations non gouvernementales, jusqu’à l’enseignement universitaire !

Cet associationnisme populaire trouve évidemment des relais chez les cadres intellectuels de l’opposition mais aussi dans l’Eglise catholique. Celle-ci, contrairement à l’Islam des pays arabes (qui connaissaient à l’époque la même évolution à partir du nassérisme, du boumédienisme, du BAASisme…), avait, pendant la période antérieure, abandonné à l’Etat social ses structures et pratiques de solidarité. Dans l’Amérique latine néolibérale, elle se remet à l’ouvrage, d’abord dans les pays où domine la Théologie de la libération (Pérou, Brésil), ou dans ceux des pays où l’Eglise a pris clairement position contre la dictature (Chili). Mais finalement, au fur et à mesure que se développent les ravages du néolibéralisme, les laïcs catholiques se joignent au mouvement de façon de plus en plus autonome de la hiérarchie, comme lors de la crise monétaire de l’Argentine. En fait, l’Eglise ne fait que retrouver là une très vieille fonction de « solidarité avec les plus démunis » qui fût la sienne jusqu’au XIXe siècle.

Si le Goupillon est souvent resté du côté du Sabre, comme en Argentine et trop longtemps en Colombie et Bolivie, une partie de l’Eglise officielle est en effet parfois entrée en résistance de manière endogène (avec au Brésil les cardinaux Arns de Sao Paulo, Helder Camara d’Olinda-Recife et Lorscheider de Fortaleza, président Conseil Episcopal d’Amérique Latine), ou sur injonction de Paul VI soucieux de ne pas rejoindre Pie XII dans l’opprobre. « L’Histoire nous jugera sur notre attitude à l’égard de Pinochet » déclare-t-il aux évêques chiliens au lendemain du coup d’Etat (que la plupart avaient soutenu !) Mais dès l’arrivé au pontificat de Jean-Paul II, nourri de la résistance au stalinisme, le cardinal Ratzinger, futur Benoit XVI, commence l’encerclement de la Théologie de la libération et des évêques qui la soutiennent. Symétriquement, les églises pentecôtistes, d’abord soutenues par la droite nord-américaine contre la Théologie de la libération, s’engouffrent dans la brèche ouverte par la condamnation de celle-ci par Ratzinger pour occuper, elles aussi, le champ social. Ainsi, le Parti des Travailleurs brésilien, qui, sauf à Sao Paulo, paraît une annexe de l’Eglise catholique à la fin des années 80 (au point de critiquer la contraception), admettra dix ans plus tard des pasteur(e)s pentecôtistes pour cadres et candidats. Le Pentecôtisme, désormais première religion d’Amérique Latine (et se développant dans le monde plus vite que l’Islam) reste cependant moins clairement engagé, avec moins de réseaux, et surtout moins original dans son action sociale que les communautés catholiques de base.

La Théologie de la libération offre en effet au travail social un schéma très différent de la classique Action Catholique Ouvrière, qui de fait confie aux partis de la gauche classique le champ du social. Le Pentecôtisme, dans son action sociale, se rapproche au départ à la « charité » traditionnelle (mélange de paternalisme et de clientélisme, comme souvent d’ailleurs les organisations sociales islamistes). La Théologie de la libération, pour sa part, théorise des formes très axées sur l’auto-organisation des masses et rejoint plus directement (ce qui lui sera reproché) l’associationnisme ouvrier, qu’elle revivifie et radicalise politiquement tout en le colorant de spiritualité… alors même qu’elle sait pouvoir compter sur la hiérarchie et les fidèles aisés en cas de coup dur, notamment financier.

Ce soutien de l’Eglise et des partis de gauche, qui tous ont dorénavant des correspondants dans les pays riches, va bientôt être sollicité pour obtenir des subventions chez les bailleurs de fond non étatiques de ces pays. Pour donner un exemple, dans les années 90, la présidente de la Casa de la Mujer Peruana Flora Tristan allait tous les ans en Europe recueillir un million de dollars de dons pour faire vivre sa centaine de salariés !

Significativement, dans le cas du Pérou (mais en fait partout), la nouvelle action sociale peut s’appuyer sur des réseaux de solidarité ancestraux : les liens de solidarité et la culture de réciprocité des peuples indigènes, qui n’ont jamais bénéficié de l’Etat social cépalien, réservé de fait aux créoles et auquel les indigènes eurent à peine accès, même dans les mines (comme en Bolivie d’ailleurs).

Pour les indigènes, les services sociaux ainsi auto-fournis rejoignaient certaines de leurs traditions, offrait une réponse à des besoins niés par l’Etat de moins en moins redistributeur, une réponse que ne pouvait plus offrir les forces de gauche privée des moyens de cet Etat redistributeur, une réponse active et non plus passive, à ce titre encouragée par l’Eglise militante… et de plus en plus par l’ONU sous le nom d’empowerment, intraduisble en français (« empouvoirement » = mise en capacité + mobilisation).

C’est à cette époque en effet que l’ONU lance une série de grandes conférences internationales (à Rio sur l’environnement et le développement, Copenhague sur l’inclusion sociale, Istanbul sur l’habitat, Vienne, Le Caire et Beijing sur la population, les femmes etc). Toutes ces conférences sont précédées de « Prep’Com » (commissions préparatoires) et accompagnées de contre-sommets qui sont autant d’occasions de rencontres parallèles des ONG du Nord et du Sud, et de resserrer les liens y compris financiers. Ces réunions seront systématisées sur initiative des Brésiliens dans les Forum Sociaux Mondiaux au début du siècle suivant.

Parallèlement, les organismes de Bretton Woods (FMI et Banque mondiale), organismes « rooseveltiens » à l’origine, mais qui avaient jusque-là pleinement encouragé le tournant néolibéral et la destruction des structures classiques de l’Etat social, commencent à se rendre compte des dégâts sociaux provoqués par leurs « plans d’ajustement ». Ils découvrent avec émerveillement que les organisations non gouvernementales sont en train, en contournant l’Etat tant décrié (« protectionniste, corrompu », etc.), de s’atteler à la tâche immense de panser les blessures du néolibéralisme, au moins de fournir les « basic needs » (besoins de base comme l’eau et la nourriture, la santé et l’éducation).

Nécessité devient loi. Le consensus macroéconomique de Washington (qui bannit les aides d’Etat, le protectionnisme et même la politique sociale publique) se flanque d’un volet social encourageant les organisations de la société civile à prendre en charge elles-mêmes ce que l’Etat a, sur consignes du FMI, abandonné. La politique de développement social devient « lutte contre la pauvreté ».

 4 Contradictions de la démocratie sociale-libérale

À partir de 1983, les dictatures néolibérales tombent les unes après les autres (Brésil, Argentine, Chili…), comme étaient tombées les dictatures dirigistes de l’Europe du Sud dix ans plus tôt. Naturellement, cette évolution politique, basée sur des alliances très larges des exclus, des classes moyennes et d’une partie des élites exaspérées, ne remet pas en question le modèle économique libéral. En particulier, elle ne remet pas en cause son modèle de non-redistribution fiscale. Mais elle insiste sur la dimension sociale : il faut vraiment s’occuper des pauvres… sans argent frais, ou du moins sans engagement de dépenses lourdes et régulières, puisqu’on ne veut pas établir un système fiscal de type social-démocrate. Il n’est donc pas question de revenir au modèle social cépalien des années cinquante, fondé sur de puissants organismes de sécurité sociale. Sonne alors l’heure de gloire des ONG et coopératives sociales, invitées à continuer, pour le compte de la démocratie, le travail social qu’elle avaient entamé dans la résistance.

Dans une seconde étape, des forces plus ouvertement « de gauche » succèdent à la première génération de gouvernements post-dictature : c’est le fameux « tournant » latino-amaricain du début du XXI è siècle. Il combine à des degrés divers (qui font parler à tort de « deux gauches » en Amérique Latine) le maintien du libéralisme et la revitalisation du modèle Cépalien : promotion des exportations anciennes (pétrole, métaux, café) et nouvelles (fruits, agro-carburants) pour financer l’équipement du pays. Mais ni Lula ni Chavez ne sont prêts à des réformes agraires aussi larges, ni à imposer une taxation des classes moyennes et des riches pour le financement de services publics aussi lourds que les populistes des années trente-soixante. La mondialisation est passée par là, et surtout l’Asie est passée devant l’Amérique du sud. Il faut serrer la ceinture des pauvres pour exporter. Il y a donc une forte continuité des politiques sociales entre les deux étapes (démocratique et « de gauche ») de la sortie latino-américaine des dictatures.

On assiste à une renaissance des politiques publiques sociales, mais elles épousent toujours la forme d’ « appels à projets » pour subventionner des organismes de la société civile. Au Chili particulièrement, la démocratie profite tranquillement du travail des ONG en place, dont le bénévolat inépuisable lui offre une politique sociale à très bon marché. Mais à l’autre extrémité du spectre de la gauche latino-américaine, le Venezuela de Chavez, dont les coffres débordent de pétrodollars, préfère lui aussi multiplier les « missions » de santé et d’éducation (en important à bas prix, contre barils de pétrole, des instituteurs et des médecins cubains) plutôt que de recréer un véritable système public d’éducation et de santé, avec cartes sanitaire et scolaire et fonctionnaires à vie... telle que l’infiniment plus pauvre France de la Troisième république rad-soc avait fait le choix de s’en offrir !

Naturellement, la continuité du parti au pouvoir d’un modèle à l’autre a parfois largement facilité cette transition. Ainsi, le gouvernement de Menem, après la chute de la dictature argentine, n’a eu qu’à activer les réseaux clientélistes péronistes pour subventionner à moindre coût un embryon de politique sociale dans les bidonvilles. Mais la politique de subventions aux projets sociaux du PAN mexicain n’est guère différente de celle du PRI finissant.

La situation est encore plus tendue quand le pays dispose de minuscules revenus d’exportation pour se payer un Etat social : en plus d’un peu de gaz ou de pétrole, le café, les bananes et quelques cultures maraîchères en Bolivie et Equateur… avec cette différence, par rapport au pétrole, que pour exporter des produits agricoles il faut maintenir leurs producteurs dans la misère !

Tout se passe comme si un retour au modèle des années 50, qui rappelons-le, utilisait les revenus des exportations des produits de base pour investir dans un modèle de développement productiviste, se heurtait aujourd’hui au même problème qu’à l’époque, mais en pire. Un tel modèle, qui implique déjà la destruction des richesses naturelles des indigènes et suppose une surexploitation des travailleurs du secteur exportateur, ne peut offrir une sécurité sociale de type européenne à tout le monde. Or cette fois les « sans chemise » et les indigènes exigent leur part de l’Etat Providence. Résultat : on va leur offrir des services publics « cheap », fournis par les méthodes de l’économie solidaire qui ne sont pas vraiment fait pour ça.

  5 Quelles leçons en tirer pour nous-mêmes, Européens ?

Tout d’abord, il faut se souvenir que cette extraordinaire transformation d’organisations non gouvernementales de résistance en « organisations quasi publiques de services » met ses pas dans l’évolution même qu’avait connue l’associationnisme ouvrier européen du 19e siècle. Mutuelles, coopératives, associations s’étaient elles aussi vues promues au début du 20e siècle en embryons d’une politique sociale qui ne connaissait pas encore le degré d’institutionnalisation qu’elle connaîtrait cinquante ans plus tard. Conformément aux prophéties de Charles Gide et de Jean Jaurès, la dynamique d’une association sociale de la société civile, une fois reconnue par l’Etat, est de se faire ensuite financer par lui, puis d’obtenir pour ses travailleurs des avantages de quasi-fonctionnaires. C’est parfaitement normal, et la retrempe du service public dans ses origines populaires, comme réaction de la société civile aux excès du capitalisme, a quelque chose de profondément réjouissant. Les politiques sociales retrouvent ainsi leur fondement de lutte pour la concrétisation de droits, de droits sociaux qu’il a fallu reconquérir : ce ne sont plus des rouages macroéconomiques régulant la société de consommation fordiste.

Il n’est pas exagéré de dire que les formes du « tiers secteur d’économie sociale et solidaire » qui se développent actuellement en Europe sont largement inspirées, réimportées, de ces expériences latino-américaines de la fin du 20è siècle. A l’heure où les énarques socialistes découvrent les réflexions sur le « care », les services au public, rendus sur le mode associatif, permettent à coup sûr de maintenir cette forme de « chaleur humaine » qui poussait Jean Jaurès à la privilégier par rapport aux structures « bureaucratiques » de la fonction publique. En Amérique, qui n’est pas que « latine », elle revivifient en outre des rapports de réciprocité qui avaient survécu dans la société indigène, les intégrant ainsi dans la modernité, non à titre de survivances mais comme modèles à généraliser.

Cependant, le risque serait grand d’en rester là. Certains droits, certains besoins même basiques, impliquent des services publics gigantesques et coûteux répartis sur tout le territoire et exigeant pourtant de leurs travailleurs une haute qualification et une éthique professionnelle basée sur le care (comme la santé et l’éducation). Des services économiques d’intérêt général fournis en réseau (comme les transports en commun, la fourniture d’eau et d’énergie) exigent souvent de telles dépenses et une telle régularité que leur maintien sous forme associative ou coopérative n’est pas forcément optimale. Les travailleurs de ces services ont besoin d’un salaire stable et sûr, leur investissement intellectuel exige une perspective de promotion professionnelle, la complexité de leur mise en oeuvre rend contre-productive une régulation à coup d’appels à projets successifs… Le débat faire alors rage entre la solution libérale (confier ces services publics à une entreprise étrangère « sérieuse », qui abusera de son monopole et provoquera la colère populaire) et le retour aux solutions corporatistes (la gestion étatique ou municipale, avec le risque du retour au clientélisme syndical). Les solutions de l’économie sociale (coopératives multipartenariales, etc) ont indiqué une voie médiane, à étudier et à consolider avant généralisation.

L’Amérique latine explore aujourd’hui les voies d’un compromis et d’un nouveau partage entre les différentes manières de rendre un service social, un service au public satisfaisant ses droits sociaux : depuis le « grand » service public nationalisé jusqu’aux micros-entreprises associatives. Sachons apprendre auprès d’elle sans la critiquer dogmatiquement.



________
NOTES


[1Pour un cadrage général de cette évolution de l’Amérique Latine examinée sous l’angle principalement économique et politique, voir mon article « L’Amérique du sud au carrefour », Mouvements, n°47-48, automne 2006.

[2K. Polanyi, La grande transformation, 1940, trad. Gallimard 1983.

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