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par Alain Lipietz | 20 avril 2006

Témoignage Chrétien n°3201
Le mouvement social et la Loi
La crise du CPE traduit bien plus qu’une crise de régime politique. Elle traduit au moins la crise d’une forme de gouvernement, voire la crise d’un modèle de développement capitaliste. Certes, la droite française est responsable au premier chef des choix décisifs à ces trois niveaux, mais les forces progressistes doivent elles-mêmes s’interroger sur leurs propres responsabilités.

Les pitreries auxquelles se sont livrés pendant les trois dernières semaines de la crise les trois chefs de la droite ne relèvent pas seulement de leur psychologie. A l’évidence, les révisions successives de la Cinquième République, qui ont accru le rôle direct du Président de la République comme chef direct de l’exécutif (et de moins en moins comme arbitre et inspirateur) ont provoqué une situation de triarchie : Président de la République, Premier ministre, chef du parti dominant. C’est au moins un de trop. Il va falloir trancher : ou bien s’orienter vers un véritable présidentialisme, renforçant les pouvoirs législatifs du Parlement (suppression du 49-3, droit d’initiative parlementaire) et éliminant, du côté de l’exécutif, la fonction de Premier ministre, ou bien diminuer drastiquement les pouvoirs du Président et en renforçant le contrôle du Parlement sur le gouvernement.

Toutefois, ces réformes ne toucheraient pas le fond du problème : l’absence d’un contrôle permanent de la société sur le pouvoir politique, toutes institutions confondues. La crise actuelle de la forme de gouvernement démocratique présente deux dimensions : une dimension proprement française, et une dimension internationale.

La dimension française, c’est cette situation où tous les pouvoirs s’accumulent entre les mains d’un parti, en l’occurrence l’UMP. Elle est le résultat de multiples dispositifs : la faiblesse des régions (où la gauche a fini d’installer ses bastions), l’existence du Sénat qui est systématiquement à droite, et induit de ce fait des postes réservés à la droite au Conseil constitutionnel, et surtout l’absence de proportionnelle dans les élections à l’Assemblée nationale, qui, couplée avec le 49-3, fait fonctionner celle-ci « comme un seul homme », à la botte de l’exécutif.

Mais tout cela n’est que détails, par rapport aux deux problèmes fondamentaux de nos démocraties : l’inadéquation de leur niveaux géographiques et la faiblesse de la démocratie sociale.

La baisse du contrôle démocratique est largement et justement imputée par l’opinion à la « globalisation ». Contrairement à la situation qui prévalait encore au troisième quart du XXe siècle, l’économie est aujourd’hui largement trans-nationalisée. Le pouvoir politique national ne peut donc plus guère peser par une politique macro-économique. Quant à l’édiction de normes (lois sociales ou environnementales...), elle se trouve contrainte par l’obligation de rester « compétitifs » (c’est-à-dire la crainte de trop charger la barque par rapport aux pays concurrents). Cet argumentaire est certes exagéré. On peut encore faire beaucoup de choses, en matière sociale et environnementale, aux niveaux national, régional voir municipal, sans pour autant compromettre la compétitivité des entreprises ! Mais pour autant qu’il reflète une part de vérité, la riposte est évidente : il faut instituer un espace politique de même niveau que l’espace économique, c’est-à-dire construire une Europe fédérale, où les lois européennes, sociales et environnementales, pourraient contrôler le jeu aveugle des forces du marché et de la course au profit.

Hélas, cette Europe fédérale vient d’être rejetée, le 29 mai 2005, y compris par une partie des forces de gauche qui, consciemment ou non, ont donc préféré s’en tenir au traité de Maastricht et désormais (depuis 2004) de Nice, lesquels, accordant le droit de veto à n’importe quel gouvernement sur toute décision politique en Europe, « découronnent » le politique, et livrent un demi-milliard d’Européens à la dictature de la « concurrence libre et ouverte ».

Mais il ne suffit pas de définir des procédures, il faut fixer des orientations. Ce n’est pas vraiment le rôle des Constitutions ? Si. L’orientation générale du mode de gouvernement est bien fixée par la Constitution. Elle fixe un programme au Législateur en énumérant un certain nombre de droits fondamentaux, elle fixe également des méthodes pour le Législateur en prévoyant, ou non, des obligations de négociations permanentes avec les partenaires sociaux.

La France est particulièrement mal outillée. Les organes de dialogue social créés par la Quatrième république sont tombés en désuétude : le Plan vient d’être supprimé, le Conseil économique et social n’est plus consulté. C’est donc uniquement par les grèves et les manifestations que la société se fait entendre. Et, mises à part quelques bonnes intentions du Préambule de 1946, notre Constitution ne fixe plus de bornes à l’arbitraire du législateur pour faire évoluer vers le bas notre législation sociale.

Or, le modèle social français de l’après-guerre, qui présentait déjà à l’époque des fragilités particulières, s’est trouvé brutalement confronté dans les années 80 à une série de problèmes, dont la fameuse globalisation. Le choix de tous les gouvernements, de gauche comme de droite (à l’exception de la période 1997-2000), a été d’y répondre par la flexibilisation et la baisse du niveau de protection sociale. Rien, dans la Constitution française, ne les en empêchait ! Pourtant, une autre voie reste possible, celle du renforcement de la protection sociale, couplée à une plus grande qualification et d’une plus grande implication des salariés dans la lutte pour la qualité et la compétitivité de leurs produits. C’est la voie choisie par les pays scandinaves.(1)

Certes, aucune Constitution n’aurait pu garantir le choix de cette route plutôt que d’une autre. Mais il est consternant de mesurer à quel point des leaders de la gauche française ont abandonné toute politique des « contenus » en matière de choix de modèle de développement, pour se contenter de jeux de l’alternance avec la droite, comme s’il suffisait de miser sur le mécontentement pour revenir au pouvoir, et comme si le pouvoir pouvait être une fin en soi.

Effrayant fût, de ce point de vue encore, le débat sur la Constitution européenne. Une décennie de travail des organisations sociales à l’échelle européenne avait pourtant abouti à une Charte des droits fondamentaux. Elle aurait clairement interdit le dynamitage du droit social que représentait le CPE et le rétablissement de l’apprentissage à 14 ans :

Art II- 95 : Tout travailleur a le droit à une protection contre tout licenciement injustifié ;
Art II-92 Le travail des enfants est interdit. L’âge minimal d’admission au travail ne peut être inférieur à l’âge auquel cesse la période de scolarité obligatoire.

Un des enjeux du vote du 29 mai était l’intégration de cette Charte dans la Constitution, avec valeur contraignante. Ces leaders de la gauche française n’ont pas hésité à sacrifier de telles avancées sous prétexte que par la loi, on avait déjà mieux en France. Oui, on avait mieux, mais il a fallu plusieurs manifestations de 2 ou 3 millions de personnes pour arriver à le garder !

Face à une telle trahison, la victoire contre le CPE n’est donc pas seulement une bonne nouvelle du point de vue du résultat. Elle est surtout une bonne nouvelle du point de vue de la méthode. C’est du mouvement syndical qu’est née, dès le mois de février, la première mobilisation contre une loi imposée à la hussarde. C’est l’unité de ce mouvement syndical, contrastant avec vingt ans de divisions, qui a permis une victoire à la scandinave du mouvement social organisé contre une revendication patronale corporatiste, mais confortée par la loi. C’est l’unité interne de ce mouvement social qui a permis l’unité entre les salariés et le mouvement étudiant et lycéen.

Les « nationaux-républicains » pourront hurler que cette irruption des forces sociales organisées dans le processus d’élaboration des lois viole la tradition française. Je crois au contraire qu’elle ressuscite la tradition non seulement de 1789, mais aussi de la Résistance et de la Reconstruction. Loin d’être une spécificité anglo-saxonne (les « lobbyes ») ou scandinave, la participation des mouvements sociaux à l’élaboration de la loi et au contrôle de son application rejoint une tradition profonde de l’histoire de la démocratie, restée vivace au nord de notre continent, et qui avait cherché sa reconnaissance dans les principes participatifs des première et deuxième parties du Traité constitutionnel européen.

Maintenant il faut recoudre...

(1) Voir, de A. Lefebvre et D. Méda, Faut-il brûler le modèle social français ?, Seuil 2006.




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