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Accueil  > Vie publique > Articles et débats > In memoriam : Sur la tragédie de Nanterre (http://lipietz.net/?article574)

par Alain Lipietz | 29 mars 2002

In memoriam : Sur la tragédie de Nanterre
Pascal Sternberg
Il est cruel de reconnaître des proches parmi les victimes des tragédies nationales. D’un coup les discours généraux, savants ou cyniques, qui accompagnent ce genre d’événements, sont réduits au silence par la mort d’un ami, d’un parent.

Ça n’arrive pas qu’aux autres

Les gestes des fous, des terroristes, trouent ou brûlent les corps de personnes de chair, effacent à jamais un sourire aimé, une voix familière. Et c’est alors la réalité d’une vie qui vous saute au visage, non plus le support abstrait d’un geste politique, d’une analyse sociologique. On a mal. Mais ça ne nous interdit pas de réfléchir.

Pascal : Le plus jeune des conseillers régionaux de l’Île de France, était Vert depuis longtemps. Un sourire intelligent, une certaine tranquillité dans l’argumentation. Un espoir pour les Verts, un être aimé pour une femme, pour des parents. De lui je me souviens de vagues désaccords, réduits au presque rien dans le souvenir par le chagrin qui ramène tout à l’essentiel. Nous étions du même bord, et sa mort nous touche infiniment plus que le geste fou de l’assassin. Et Christian Demercastel qui a failli y passer, et pourquoi pas son fils, et pourquoi pas Annie (Estelle, je ne la connaissais pas). Comme le dit Rani Ayadi, combien nous avons tort de perdre notre temps à nous quereller, quand la vie si brève nous laisse à peine le temps de goûter nos amitiés.

Et pourtant, cette vie continue. Et ces morts nous interpellent en tant que Verts. Pas seulement parce qu’il y a des Verts parmi les victimes (les communistes, socialistes, les élus de droite et leurs familles ont tout autant droit à notre compassion, seulement nous ne les connaissons pas). Mais d’abord parce que l’assassin était un sympathisant Vert, il avait milité pour la liste "verte-ouverte" de Nanterre, il était membre de la Ligue des Droits de l’Homme. Ce forcené était un désespéré qui avait cherché un ultime secours de notre côté. Son crime et son suicide, au-delà de l’inévitable examen de conscience des autorités publiques après une incroyable chaîne de dysfonctionnements (Prozac, permis de détention d’armes, collaboration des services, irresponsabilité de la médecine préfectorale, j’en passe), nous interrogent politiquement, au cœur même de notre engagement, à nous, le parti de l’espérance.

La manière la plus ignoble de traiter politiquement le problème fut inévitablement celle de Chirac. Pulvérisant la mémoire de sa précédente ignominie ("le bruit, les odeurs"), le champion de la démagogie, et son clone Lepage, ont fait très fort : "l’insécurité, des incivilités au drame d’aujourd’hui". Très fort et très malin : c’est bien l’écho que renvoient les cités de Nanterre : "ici, il faut s’attendre à tout".

Pourtant le crime du forcené ne s’inscrit pas dans la séquence de l’insécurité née du malaise urbain, et il serait bien limité (quoique mille fois moins démagogique) de se contenter d’inverser l’argumentation : " geste d’un désespéré, produit de notre société ultra-libérale ". Depuis les années 80, il y a des millions de chômeurs et de précaires désespérés, et c’ est le premier accident de ce genre. Inversement, comment ne pas reconnaître dans cette tragédie la décalque du carnage de Zoug, dans le canton le plus riche de la tranquille Suisse, il y a quelques mois ?

Il y a un fond de désespoir social. Mais tout aussi important, il y a la singularité d’une psychologie malade. Et enfin, très secondairement, il y a la forme du passage à l’acte, influencée par les images du temps. Richard Durn n’est pas le premier suicidaire qui s’explose en cherchant à sortir de l’anonymat par un règlement de compte avec le reste du monde. Une autre année, il s’en serait pris au Pape, à une actrice, à un champion. Ou il aurait remonté une autoroute à contre-sens. La forme du crime porte la trace du drame de Zoug, du 11 septembre, de l’Intifada. Là n’est pas l’essentiel. L’essentiel est dans le monstrueux passage à l’acte contre un monde perçu comme "tous pourris, et moi, raté, leur victime". Ce passage à l’acte reste à jamais un mystère, mais ses déterminants sont autant psychiques et familiaux que sociaux.

Ce que nous rappelle ce drame, c’est que le bonheur, la capacité d’être bien dans sa peau, dépendent autant des déterminants psychologiques individuels, familiaux, que des déterminants économico-sociaux. Comme le disait Guattari, il y une écologie de l’esprit. Freud autant que Marx doit alimenter notre réflexion. Dans sa lettre à une amie de la Somme ("je vais détruire psychologiquement ma mère"), le forcené a peut-être désigné plus profondément sa cible que par le choix de ses victimes de chair.

Reste que justement il a tué des conseillers municipaux. Il a abattu ceux avec lesquels il avait milité. Trésorier de la LDH, il a tiré sur trois membres de la LDH, sympathisant Vert il a abattu d’abord le conseiller avec lequel il avait devisé, à la pause, quelques minutes plus tôt. Socialement raté (mais avec tous les diplômes qui permettent en général d’être "quelqu’un"), désespéré, il avait cherché dans le militantisme autant que dans le Prozac ou que dans le tir sportif les raisons d’exister. Il avait accompagné des convois humanitaires au pays de sa mère. Bref, à nos yeux, il avait réagi correctement à son mal-être individuel : par l’engagement politique au service de causes généreuses. Et cela ne l’a pas guéri. Ni la LDH, ni nous, ne l’avons guéri.

Je crois que tous les partis, mais particulièrement le nôtre, ou des associations comme la LDH, attirent comme des mouches ce type de psychologie. Ils viennent chercher chez nous une sorte de club de psychothérapie de groupe. Ils nous énervent, ils m’énervent. "On n’est pas des infirmiers". On veut bien donner de notre temps, sans limite, à sauver la planète en général, pas à des emmerdeurs particuliers, qui nous retardent , et en plus nous engueulent, qui nous appellent "vous, les politiques" alors même qu’ils militent avec nous selon les même mobiles proclamés, et en plus nous mettent dans le même sac que les autres. Et en plus, parfois, ils nous tuent. Et pourtant c’est de nous qu’ils attendaient le salut ultime.

Il faut y réfléchir, et sans doute accepter ce rôle (au moins en partie), et donc nous former pour l’assumer. Il n’y a pas de honte à apprendre que Durn se sentait proche des Verts et membre de la LDH. C’est même j’ose le dire un honneur : nous serions les ultimes médecins de la souffrance urbaine. Mais quels piètres médecins, oui.

Faire de la politique, c’est créer les conditions collectives du bonheur, ou du moins en donner l’espoir. Nous assumons totalement le combat contre les structures productives qui pourrissent notre monde, le polluent, exploitent les corps et asservissent les âmes. Mais (sauf assurément dans le combat féministe ou homosexuel) nous répugnons à nous admettre un rôle dans la sauvegarde de la santé mentale individuelle. Pourtant, les structures mentales schizophrènes, paranoïaques, dépressives ou obsessionnelles ont aussi des déterminants (secondaires) collectifs, extra-familiaux, et nous pouvons apporter un contexte favorable au boulot des psychologues.

D’abord en n’alimentant pas nous-même la paranoïa du "tous pourris", en étant fidèles à notre éthique (non cumul, désintéressement, honnêteté intellectuelle et politique, respect des contributions des autres). En répondant à la demande de reconnaissance qui s’adresse à nous sous forme de dévouement. En sachant reconnaître aussi les traces de pathologies psycho-sociales dans notre propre discours (les analyses en termes de complot, de "on nous cache la vérité", de "tous les mêmes sauf nous", "la pollution est partout", "le monde est foutu", "avec la mondialisation financière il n’y a rien à faire", etc.). En n’hésitant pas à démonter patiemment les analyses morbides de la réalité, quitte à passer pour moins "radicaux". Mais en sachant que pas plus que la mère de Christian Durn nous ne parviendrons à guérir ceux qui sont trop mal.

Porter la couleur de l’espérance, ça se mérite.


Les obsèques de Pascal Sternberg ont eu lieu mardi 2 avril 2002.




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