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par Joëlle Bordet | 6 février 2006

Crise des banlieues, rapport aux services publics : les réponses du tiers secteur
Comment expliquer la « révolte » des banlieues ?
Vous pouvez consulter l’ensemble du programme.

Je trouve très intéressant le dialogue politique qui se développe aujourd’hui entre les différentes composantes de la société. Cette discussion me semble très importante, en particulier dans la perspective des futurs programmes politiques. Je vous remercie donc de m’avoir invitée ce soir.

Avant de parler de programmes et de services publics, il est essentiel d’essayer de comprendre la révolte qui a lieu au mois de novembre. La forme de ces événements n’a pas surpris les personnes qui travaillent dans les quartiers. En revanche, la rapidité avec laquelle ces émeutes se sont disséminées a été plus surprenante, de même que la catalyse opérée par les médias. Partout dans le monde, les médias retransmettaient des images de jeunes en train de brûler la France. Cette représentation a eu des effets directs sur la révolte elle-même.

Les enjeux de la compréhension de cette révolte sont aussi très compliqués. L’expression « violences urbaines » est née en 1996, lorsque nous avons basculé vers des politiques de sécurité, et elle s’inscrit dans une approche stigmatisante. En 1996, une chercheuse ayant travaillé sur l’émergence de ces expressions a rédigé un excellent article publié dans un livre intitulé La prévention de la délinquance, vers un nouvel ordre social. En particulier, le terme « violences urbaines » sous-entend que ces actes n’expriment pas de révolte. Inversement, lorsque l’on parle de « révolte », comme je le fais, on risque de donner du sens à des choses et surtout de les qualifier, alors que ces actes ne témoignent pas d’une parole construite évidente. Il est extrêmement important que la parole soit donnée aux jeunes eux-mêmes et de produire réellement des constructions collectives comme le font certaines villes.

De plus en plus, la question du pouvoir est posée. C’est pour moi un enjeu-clé face à la droite qui a très rapidement mis en place des mesures sécuritaires. La situation est extrêmement grave et l’absence de réponse évidente. De plus, quand nous nous interrogeons sur l’évolution du service public, nous devons nous demander comment nous allons travailler avec les jeunes. Parallèlement, il est impossible de parler de service public indépendamment d’une posture de travail sur la démocratie. Nous devons déterminer les moyens qui nous permettront de renforcer les capacités démocratiques des villes, des régions ou des groupements.

Parmi les causes des révoltes, il ne faut pas faire l’impasse sur une tendance à l’autodestruction. J’étudie depuis vingt ans comment de jeunes adultes et des adultes se retrouvent dans une précarité totale, sont fixés dans certains quartiers et s’ancrent dans l’illégalité et dans des conditions de survie difficiles. Dans les quartiers, certaines personnes n’ont plus accès au statut social qui fonde l’autonomie de chaque individu parce qu’il n’existe plus aucune protection. En outre, alors que nous sommes dans l’ère de la mondialisation et de la mobilité, elles n’ont plus aucune perspective que la fixation. Un jeune me disait à ce propos : « La cité, c’est comme un élastique : tu pars le plus loin possible, mais tu reviens toujours au centre ».

Ce processus de fixation créé véritablement des comportements autodestructeurs. Les atteintes aux biens que nous avons récemment connues sont, pour partie, imputables à cette logique d’autodestruction et à la jouissance qu’elle peut procurer. Dans le même temps, il est possible d’étudier comment certaines situations ou une certaine généalogie peuvent conduire certains jeunes à détruire des bâtiments publics. Pendant trois ans, j’ai analysé avec des professionnels les situations de violence constatées dans le quartier du Luth à Gennevilliers où plus personne n’osait s’aventurer dans l’espace public. A la demande du maire et du substitut du procureur, nous avons cherché à identifier les raisons d’une telle situation. Nous nous sommes aperçus que les situations de violence qui s’y produisaient sidéraient à ce point les habitants de ce quartier qu’ils en parlaient comme si elles venaient d’avoir lieu la veille. Dans ce contexte, le soutien aux professionnels de proximité (éducateurs sociaux, assistants sociaux, ALMF, etc.), auxquels il est actuellement porté atteinte, constitue donc un vrai enjeu.

Dans l’actuelle « spirale de la force », ces professionnels auront les plus grandes difficultés à tenir la position de présence et de réassurance de tiers public que nous avons construite depuis une vingtaine d’années.

J’analyse actuellement avec tous les présidents des tribunaux de l’Ile-de-France le fonctionnement de la justice pendant les révoltes. Nous reprenons toutes les statistiques disponibles et examinons notamment la collaboration entre le Parquet et le Juge pour enfants. Dans ce domaine, de très grandes différences apparaissent d’un tribunal à l’autre L’Etat a imposé une criminalisation des jeunes de façon à ce que ceux-ci puissent être déférés et risquent la prison. Une telle approche a de lourds impacts sur la démarche judiciaire et le rapport entre le politique et le judiciaire. Le primat de l’éducatif, les peines d’intérêt général et la mesure de réparation sont remis en question. Par exemple, des personnes condamnées dans le Tarn à trois mois de prison ferme pour des incendies de poubelles se retrouvent ainsi en prison à Toulouse avec les détenus les plus dangereux.

Il faut aussi examiner ce qui s’est passé dans les villes moyennes où la situation est souvent pire que dans les banlieues de la région parisienne. Mes enquêtes révèlent que, plus les individus sont loin de l’offre urbaine, plus ils éprouvent un sentiment d’inexistence, ceci pour un double motif :

- parce qu’ils ne sont pas immigrés et n’occupent pas les écrans de télévision ;
- parce qu’ils n’existent pas dans l’offre urbaine.

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que 200 petites villes de France aient connu des incendies : ces actes ont en effet permis à ces jeunes d’exister par la télévision. Ainsi, on observe un lien étroit entre comportement autodestructeur et affirmation de soi. La destruction des biens publics est ainsi à la fois une action qui détruit et une action qui demande. Il est d’ailleurs préférable que la violence porte sur les biens publics plutôt que sur les personnes. Or d’après les statistiques, plus la politique sécuritaire est forte, plus l’atteinte aux personnes augmente. Même si je n’apprécie pas du tout l’atteinte aux biens, je considère que l’atteinte aux personnes est pire. Il est donc important d’observer la nature de la gravité des atteintes. A cet égard, je travaille actuellement au Brésil où des enfants en viennent à me demander si un homicide est grave ! En France, des centres sociaux sont souvent régulièrement la cible d’attaques. Nous avons travaillé avec les parents et les jeunes sur les significations de ces attaques et nous avons constaté qu’elles révélaient une forme de régression infantile : on casse pour demander. A côté d’un travail de police et de justice en parallèle, le primat de l’éducatif doit retrouver sa place.

L’élément de l’humiliation ne doit pas être ignoré. Ces derniers mois, nous avons vécu des situations de violences policières. J’ai entendu dans les quartiers des propos que je n’avais jamais entendus pendant des années. Un tel climat d’humiliation va continuer à produire ce type de révoltes. Le rapport avec la police et l’évolution de cette dernière constituent aujourd’hui des enjeux majeurs. Là encore, il existe de grandes différences, notamment concernant le lien entre le politique et la police et les types de réactions que celle-ci peut avoir. Après les révoltes, de vrais débats se sont déroulés avec le directeur départemental de la police, les responsables éducatifs et les maires au sein des Conseils Locaux de Sécurité et de Prévention de la Délinquance, qui sont des lieux de dialogue et de négociation extrêmement importants. D’une certaine façon, il s’agit d’un acte de service public. Nous avons aujourd’hui besoin de ces lieux où un travail stratégique et politique se met en place de façon complémentaire avec l’action quotidienne des services publics.

L’état des services publics est inquiétant. La moyenne d’âge des policiers en Seine-Saint-Denis est de 26 ans. La moitié des enseignants nommés en France le sont pour la première fois en région parisienne. Il existe donc de vrais problèmes de nomination, d’encadrement et de nature de service.

Je suis très inquiète concernant les opérations de démolition-reconstruction de Monsieur Borloo. En effet, certains des plus pauvres sont ainsi expulsés des quartiers d’habitat social vers le périurbain où les services publics sont totalement absents. Cette situation favorisera la violence et l’islamisme. De plus, la confrontation avec les populations qui se sont installées en accession à la propriété dans les quartiers périurbains précisément dans le but d’échapper aux cités sera extrêmement violente. L’enjeu est essentiel concernant la ségrégation sociale spatiale et des processus de gentrification urbaine au sens de la reprise des territoires de la première couronne en région parisienne, par exemple, pour les gens les moins pauvres. Il existe de vraies poches de paupérisation. Je l’ai constaté en travaillant à Grigny pendant plusieurs années. A mon sens, le développement social urbain était et reste une perspective positive, avec des enjeux de co-développement et de subsidiarité financière. Toutefois, certaines communes n’ont pas les moyens de faire ce qu’elles voudraient. A Pierrefitte et à Stains où je travaille, les élus ont d’énormes difficultés à créer la même capacité de développement stratégique que celle qui a été suscitée à Gennevilliers grâce à l’embauche de chefs de projet et à la construction d’un étage stratégique territorial.

Je ne crois pas qu’il faille revenir à des équipements publics, mais avoir une approche territoriale de la question du bien public avec un vrai travail démocratique. Les politiques de la ville élaborées il y a vingt-cinq ans et auxquelles j’ai participé ne sont pas allées assez loin. En effet, elles ont mis l’accent sur la réparation des effets du chômage et des déstructurations. Or aujourd’hui, dans les villes de gauche, on n’arrive pas à passer à des politiques démocratiques en donnant du pouvoir à la population, et aux jeunes en particulier. Par exemple, j’enseignais l’année dernière à Villetaneuse : les jeunes vont en sortir avec des DESS et ne seront même pas embauchés à Pizza Hut. Tous ces jeunes des classes populaires, issus ou non de l’immigration, ont fait l’effort de prendre l’ascenseur social mais se retrouvent aujourd’hui en situation de déqualification absolue. Cette situation d’échec constitue dès lors un enjeu majeur. De même, leur place en tant qu’acteur social réel est aussi un enjeu primordial.

Récemment, dans une ville, un travail a réuni le maire, les animateurs, les éducateurs et 40 jeunes. Un jeune noir a alors dit au maire : « Finies les discussions. Nous voulons de vraies responsabilités ». Comme je devais reformuler les propos tenus lors de la réunion, j’ai souligné l’importance du pouvoir et du rôle d’acteur et j’ai ajouté qu’une ville n’était pas un supermarché. C’est sur ce point que le maire a insisté pour faire la morale aux jeunes alors que ces derniers venaient de lui réclamer du pouvoir.

Pour avoir suivi le conseil local de jeunes de Blanc-Mesnil pendant trois ans, je reconnais qu’un tel rôle n’est pas facile pour les élus. Une fois qu’un tel processus est lancé, il faut réussir à donner des bases solides aux adultes, sachant qu’il n’est pas possible de s’appuyer sur le salariat. La démocratie locale devra gérer tout ce qui n’a pas été traité sur le statut social. En outre, je suis en train de lancer un programme avec Claire Villiers sur la démocratie locale et la jeunesse dans quatre villes en Ile-de-France. Nous savons que ces questions vont devoir être traitées et que ce ne sera pas simple.

A Saint-Denis, nous avons travaillé sur les identités sociales et politiques des jeunes. 45 jeunes ont été interviewés trois fois sur la question : « Qu’est-ce que le politique pour vous ? ». Il en ressort que plus ils ont une expérience positive, moins ils sont dans la fragmentation. J’ai également mené des entretiens avec un groupe de 25 filles dans une barre d’immeuble délabrée derrière la faculté de Saint-Denis avec des populations maliennes essentiellement. L’une d’elle m’a dit : « Les films français sont nuls. On aime les films américains parce qu’ici, c’est le ghetto américain ». Une autre dit : « Les confessions de Rousseau, c’est chiant. Mais Les mains sales de Jean-Paul Sartre, c’est le pied ». Une autre encore : « L’avortement, c’est pas bien. Si on ne peut pas faire autrement, les foyers existent ». Et une dernière, habillée en jean et petit tee-shirt : « Le voile, c’est la dignité ». C’était un vrai kaléidoscope. Nous avons ensuite travaillé avec elles sur les petits extraits de films. Il a dès lors été possible de relier certaines choses. Un travail de débat public a été fait. Ils sortent un journal.

Nous avons aussi organisé un débat lors des rencontres urbaines de La Villette avec le service municipal de la jeunesse de Gennevilliers, Saint-Denis et Dunkerque sur le thème « Les jeunes, ici et ailleurs ». Tous les jeunes qui y participaient étaient partis en mission à l’étranger. Leur discours était fort et construit. Ils ne sont pas du tout incultes. Mais s’ils n’éprouvent pas qu’ils sont des acteurs historiques dans un lieu, où deviendront-ils des acteurs politiques ? Aujourd’hui, il n’y a pas de lieu pour cela, ou il n’y en a pas assez. Où est l’exercice de la puissance ? Ils disent : « Quand on est allé manifester contre la guerre en Irak, on s’est senti français, mais quand on revient ici, on n’est plus français ». Ils sont ambassadeurs de la France quand ils partent en mission à l’étranger mais quand ils reviennent, ils subissent cinq contrôles policiers entre Saint-Denis et Paris. Leur identité française est sans cesse mise en cause. Ils ne sont ni d’ici ni de là-bas. Tant qu’ils ne pourront pas dire « On est d’ici », ils seront renvoyés vers la violence.

J’anime un programme qui s’appelle Coexiste et réunit l’Union des étudiants juifs de France et l’association Convergence. Nous formons des jeunes entre 20 et 25 ans pour aller évoquer pendant deux heures dans des écoles l’attitude stigmatisante.

Depuis quatre ans, j’anime un séminaire à l’Ecole Centrale sur le thème « Exclusion sociale, mondialisation et démocratie ». Les étudiants sont envoyés en banlieue pour y rencontrer des habitants. L’année dernière, alors que j’étais professeur à Villetaneuse, j’ai proposé à mes étudiants de rencontrer les étudiants de l’Ecole Centrale. Leur réaction a été de me dire : « Ils veulent voir des immigrés ? ». J’ai répondu par la négative, ajoutant que je pensais qu’ils avaient des choses à apporter aux Centraliens. Ces derniers sont donc venus à Villetaneuse où les étudiants leur ont immédiatement demandé : « Qu’est-ce que vous pensez du 93 ? ». Au retour, les Centraliens m’ont dit leur étonnement à voir autant de bâtiments. C’était la première fois qu’ils se rendaient dans les quartiers Nord. Nous sommes bel et bien face à des ségrégations sociales et spatiales considérables. C’est pourquoi, à mon sens, parler de service public est synonyme de mobilité, de rencontre et d’altérité. Il ne faut pas penser uniquement en termes d’offre, sous peine d’échouer. Les moyens ne seront en effet jamais suffisants. En outre, je considère que de telles questions relèvent avant tout de valeurs, de mentalités, de rencontres et aussi de travail politique. Il faut déterminer quel doit être le travail politique aujourd’hui pour ne pas s’enfermer dans des pratiques autodestructrices.

Pour cela, il faut aussi faire le lien avec le travail international. Il apparaît clairement dans l’enquête que nous avons menée que les jeunes, et c’est une richesse, naissent dans la mondialisation et parlent en même temps de la ville, du local et de la France. Pour autant, ils parlent peu de l’Europe. La France renvoie aux institutions, au droit, aux recours, etc. La ville est extrêmement importante pour eux. Par exemple, à Saint-Denis, les jeunes éprouvent un véritable sentiment d’appartenance à leur ville. Il faudrait le vérifier selon les villes.

Enfin, les trois-quarts de leur discours porte sur le conflit au Moyen-Orient, et pas seulement de la part de ceux issus de l’immigration maghrébine. La fixation et l’enfermement au Moyen-Orient leur font dire qu’ils vivent la même chose que les Palestiniens. Lors d’un débat de soutien à la paix au Moyen-Orient qui s’est tenu à La Ferrière, nous avons téléphoné à un éducateur à Gaza et à un journaliste engagé pour la paix en Israël. J’ai fait une allusion sur un travail que j’avais effectué avec la police à Mantes-la-Jolie. Un jeune m’a interpellé en me disant : « Est-ce que nous ne sommes pas les nouveaux Palestiniens ? ». Que répondre à cela ? Je crois véritablement que la question de l’identité, de l’appartenance et de la place de chacun en tant qu’acteur dans ce monde mondialisé est très importante ainsi que celle de savoir assumer, en termes de pédagogie, la mondialisation dans le débat politique.




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