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par Alain Lipietz | 2 mai 1998

Vert-Contact n°500
Ce que nous avons gagné
Il y a un quart de siècle, René Dumont, devant la France ébahie, buvait solennellement, à la télévision, un verre d’eau. "Profitez en bien, car l’eau potable deviendra un bien rare." La France achevait trente années de glorieuse croissance, fondée sur l’atomisation du travail et le saccage des ressources naturelles.

Vingt-cinq ans plus tard, les crises écologiques, crise de l’air, de l’eau, crise du travail, du projet et de la foi en l’avenir, sont au cœur de notre actualité politique. La réalité s’est chargée de nous donner raison. Le tissu social fondé sur le pacte productiviste "Travailler pour consommer, gagner sa vie en la perdant" s’est déchiré. Tchernobyl a brisé le mirage du nucléaire, la révolution agricole a épuisé la terre et l’eau, l’automobile a empoisonné notre air.

Alors les écologistes ont su convaincre, proposer, et, depuis peu, appliquer. La foi dans un progrès technique construit contre les femmes et les hommes, contre le tiers-monde et contre les générations futures, contre la vie et la nature, a fait place à une nouvelle idée du progrès. Les écologistes ont su exprimer cette prise de conscience : si nos rapports avec la nature sont mauvais, c’est que les rapports sociaux sont eux-mêmes viciés. Approfondissant la devise de la démocratie "Liberté, égalité, fraternité", ils l’ont traduite en "Autonomie, solidarité, responsabilité". Que chacun voit le bout de ses propres actes, que nul ne reste sur le bas-côté, que chacun agisse comme si le sort du monde en dépendait.

Ces idées ont mûri dans les révoltes et dans les bouffées d’espérance, au sein même du naufrage de ce Titanic qu’est la société libérale et productiviste. Mais ce qui distingue les militant(e)s de l’écologie politique, organisée en parti Vert en France en 1984, c’est qu’ils ont su les exprimer comme un regard global sur le monde et se sont montrés les plus résolus à en développer la logique. Et aujourd’hui ils sont en passe de conquérir la majorité culturelle. Nos concitoyens partagent nos préoccupations, acceptent de mieux en mieux nos propositions. Mais voilà, quand il s’agit de les appliquer, ils donnent encore la majorité de leur suffrage aux "gens sérieux", ceux-là même qui nous ont conduits droit sur l’iceberg.

Et pourtant, cette majorité culturelle impose nos idées à ceux qui les refusaient. Le P.S. qui, en 1992, se riait du partage du travail, affirmant que seule la croissance créait des emplois, s’est enfin rallié aux 35 heures et les a votées. Le monde agricole se rallie à l’idée d’une agriculture, autant responsable du paysage et des ressources naturelles que de la production. Le monde politique envisage enfin la parité et le non-cumul des mandats.
L’environnement n’est plus considéré comme un supplément d’âme, mais comme la base de la santé publique et du bonheur de vivre. Entre le tout-État et le tout-marché, émerge l’idée d’un tiers secteur assumant des missions de service public.

Mais que de résistances ! Que de marchandages ! Pour chaque autoroute abandonnée, faut-il accepter une autre autoroute ? Pour un surgénérateur éteint, un plus petit remis en marche ? Oui, il n’y a pas de majorité progressiste en France sans les Verts. Mais les Verts, politiquement, sont encore bien minoritaires dans cette majorité. Et des pans entiers de leurs exigences, comme le respect des droits des étrangers, sont encore foulés aux pieds par leurs alliés qui, l’œil rivé sur les sondages d’opinion, constatent que sur ce point nous n’avons pas gagné la majorité culturelle.

Les Verts ne pourront pleinement appliquer leur programme que s’ils savent approfondir la majorité culturelle et peser d’un bien plus grand poids dans la majorité politique. En 1992, quand les projecteurs étaient braqués sur nous, nous n’avons offert que le spectacle de nos divisions, de chamailleries puériles. Il a fallu trois ans pour repartir, mûris, unifiés autour de la campagne de Dominique Voynet, indépendants de la gauche instituée, mais prêts à lui tendre la main. C’est sur la base de cette autonomie que nous avons pu, en 1997, nouer une alliance sur la base d’engagements reprenant largement nos vues. Les Verts ne donneront force à ces engagements que s’ils savent pédaler des deux pieds : autonomie et alliances.

Toujours nous guetteront ces deux éternels récifs du militantisme que dénonçait Gérard Mendel : "la peur du Père", le système globalisé, contre lequel on ne pourrait rien, et le "narcissisme blessé", le dédain des réformes arrachées pas à pas, y compris la loi sur les 35 heures.

Deux grands alliés du conservatisme que ces récifs-là ! Mais la "peur du Système" n’est que la s ?ur jumelle de notre lucidité, le "narcissisme blessé" le frère jumeau de notre exigence. Pour déjouer leurs pièges, les écologistes ont deux sûrs instruments : la ténacité de ceux qui mesurent leur action à l’échelle des générations, la modestie de ceux qui savent que les chênes ne poussent pas en un jour ?




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