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par Alain Lipietz | janvier 2005

Hors série de Alternatives Economiques
Les négociations écologiques globales au coeur d’un "New Deal" pour le XXIème siècle
1er trim 2005
"Penser globalement ; agir localement" : cette devise des écologistes se heurte à de sérieuses limites... Quand il s’agit des crises écologiques globales. Celles dont les causes sont locales mais les effets retentissent sur toute la planète.

Agir localement, avec toute la conscience des conséquences globales de ses actes, est assurément la base de toute action réaliste. Mais que faire si le pays d’à côté n’atteint pas une même conscience écologiste ? Si les efforts locaux sont anéantis par l’irresponsabilité du voisin ? Face à une crise globale il faut que tous les pays ou du moins la plupart agissent de concert. La devise des écologistes va donc être complétée par "agir aussi globalement". D’où l’ouverture, autour de la conférence de Rio (1992), de plusieurs grandes négociations globales.

Agir globalement présente une très grande différence avec l’action locale. Pour l’action locale, on chercher d’abord à convaincre ses compatriotes, puis à traduire cette majorité culturelle dans des votes. Dans le cas de l’action globale s’intercale une médiation : la négociation inter-nationale. Chaque nation y est représentée par son gouvernement. Or, un gouvernement représente une alliance de groupes sociaux dont les intérêts peuvent diverger assez profondément de ceux de ses citoyens, à plus forte raison peuvent-ils diverger de ceux des citoyens du monde. Le combat écologiste pour convaincre les terriens de l’importance d’une action résolue reste indispensable, mais la négociation qui permet cette action implique des pays où une telle "conversion" n’a pas eu lieu. Or ces pays peuvent être parmi les plus puissants et les plus pollueurs. Le jeu complexe de compromis diplomatiques prend en compte les pays tels qu’ils sont.... Pas forcément avec des majorités écologistes !

La lutte contre la destruction de la couche d’ozone constitue un cas d’école. D’abord, des savants désignent le danger. Puis les victimes potentielles (les citoyens d’Australie ou de Nouvelle-Zélande menacés par les ultra-violets) se mobilisent, et leurs gouvernements posent la question sur la scène internationale. Puis les pays dominants se mettent d’accord : on remplace progressivement les produits nocifs (CFC) par d’autres moins dangereux. C’est alors que les pays moins "avancés" comme la Chine et l’Inde objectent qu’eux n’ont pas atteint le stade de développement qui leur permet cette substitution, et donc exigent des délais.

Cette contradiction entre le Nord et le Sud se retrouve dans toutes les négociations. Prenons les deux grandes négociations ouvertes autour de Rio. Dans le cas de la négociation pour la défense de la biodiversité, on est dans une situation classique, où la matière première (c’est à dire la biodiversité) est au Sud, et les usines et les firmes qui en tirent profit pour sélectionner des gènes intéressants sont au Nord. La négociation se résout alors en un problème de partage des bénéfices entre les détenteurs et les exploitants de cette matière première. La notion de détenteur se dédouble à nouveau, d’ailleurs, entre les Etats qui n’ont pas toujours défendu leur biodiversité (pensons à la politique forestière du Brésil et de la Malaisie) et les peuples indigènes ou les paysans qui ont maintenu cette biodiversité par leurs pratiques agricoles. En tout cas, la demande de protection de la biodiversité vient du Nord, tandis que les États du Sud plaident pour leur droit à défricher leur forêt et à moderniser leur agriculture comme les pays du Nord l’ont fait depuis des siècles.

Dans le cas de la lutte contre l’effet de serre, les positions sont inversées. Les pays les plus menacés sont des pays du Sud : les États insulaires, l’Asie avec ses grands deltas, et tous les pays dépendants crucialement de l’agriculture. Au contraire, la cause de leur futur malheur est au Nord : c’est l’activité industrielle et les modes de transport des pays industriels. On pourrait donc croire que les pays du Sud seraient pour agir vigoureusement contre l’effet de serre, et les pays du Nord tous réticents. La situation est plus complexe. Une partie du Sud est engagée dans une "modernisation" accélérée. Inversement une partie du monde développé ressent déjà les effets du réchauffement planétaire, et surtout elle se sent exposée aux troubles géopolitiques qui résulteraient d’une déstabilisation climatique des pays du Sud. C’est le cas de l’Europe. Les Etats Unis, au contraire, s’estiment assez vastes pour s’adapter à un changement climatique, et assez bien protégés contre l’immigration sauvage.

C’est à partir de ces données qu’il faut mener les négociations. Ce serait plus simple si tous les pays étaient gouvernés par des Verts ! On en est très loin. Les gouvernements sensibilisés aux risques écologiques vont donc jouer un rôle médiateur entre les exigences d’un intérêt à long terme de la planète et la possibilité de faire accepter les mesures contraignantes par leur propre peuple et par les autres États. Ces compromis sont internes à chacune des négociations, mais elles il peut y avoir aussi des "compensations" entre plusieurs négociations parallèles : sur la dette, à l’OMC, etc.

Partons de la négociation la plus décisive de ce premier quart du 21ème siècle : la lutte contre l’effet de serre. Alors que tous les États de la planète s’étaient engagés lors de la conférence de Rio à ramener la production de gaz à effet de serre en l’an 2000 au niveau de 1990, on s’est très vite aperçu que faute de mesures contraignantes on n’y arriverait pas. L’accord de Kyoto a repoussé l’échéance à 2010, mais en lui adjoignant des clauses "d’observance" (avec des objectifs détaillés et des sanctions). Les pays "émergents" du Sud ont fait valoir que l’essentiel des gaz à effet de serre étaient émis par le Nord et qu’ils avaient eux aussi le droit de prendre toute leur part de ce bien collectif mondial : ils ont été dispensés d’objectif de réduction. Ce qui a permis aux États-Unis de ne pas ratifier le protocole de Kyoto, au prétexte que les grands pays du Sud ne tarderaient pas à dépasser le quota auquel ils pouvaient légitimement prétendre. L’Europe au contraire, soutenue par les pays les moins avancés et les pays insulaires, a pris des engagements fermes. La conférence de Marrakech, qui clôt provisoirement la négociation climatique, prévoit même un système de sanctions et un impôt mondial, basé sur la quantité des gaz carboniques émise, pour financer un fonds d’aide au développement d’énergies propres dans le Tiers-monde.

Comment aller plus loin ? Il faudrait pour cela débloquer l’opposition-complicité entre États-Unis et Pays du Sud émergents. Une solution serait dans doute de reconnaître aux pays du Sud un délai de grâce, délais qui prendrait fin dès que ces pays dépasseront une quantité fixée à l’avance de gaz à effet de serre émis par personne et par an. Cette quantité pourrait être par exemple la quantité soutenable de 600 kilos de carbone par personne et par an qui est compatible avec les capacités de recyclage des gaz à effet de serre par l’écosystème planétaire1. Les pays les moins avancés en sont encore très loin. Les Européens produisent 2000 kilos par an, les États-Unis 5000 kilos. La Chine, l’Inde ou le Brésil se rapprochent très rapidement de ce seuil.

Il est clair que les pays émergeants du Tiers-monde considéreront qu’un tel compromis ne prend pas en compte le stock de gaz à effet de serre émis dans le passé par les pays industrialisés. Pourtant leur acceptation d’une telle règle isolerait les Etats Unis et les placerait devant leur responsabilité. Cette pression morale ne doit pas faire sourire : l’expérience à montré qu’un pays peut difficilement s’abstraire d’un consensus établi sur la plus grande partie de la planète. Pour obtenir rapidement l’acquiescement des grands pays du Sud à ce compromis, il importe d’affirmer qu’à l’horizon du milieu de ce siècle le droit d’émission concédé à chaque habitant de la terre sera le même. Ce qui a d’ailleurs été acté lors de la Conférence des Parties à Buenos Aires. Il faudra sans doute ajouter d’autres contreparties dans d’autres négociations.

Voyons donc la Convention de défense de la biodiversité. Elle fait des États les garants de la biodiversité de leur propre territoire, et les propriétaires des gènes qui s’y trouvent. Cette reconnaissance de la biodiversité comme patrimoine national est d’ailleurs la cause du refus des États-Unis de signer cette convention. Mais les firmes pharmaceutiques ou semencières qui détectent dans la nature les gènes utiles opposent à ce droit leur propre droit de propriété intellectuelle : "c’est nous qui avons découvert ce gène, il est à nous". On se déporte donc vers les négociations à l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle, ou sur les chapitres "ADPIC-TRIPS" (sur la propriété intellectuelle) au sein des négociations de l’OMC.

Et là on entre dans une bataille majeure du 21ème, en apparence bien loin des problèmes écologiques. La nouvelle division internationale mise en place depuis le dernier quart du siècle dernier se radicalise. Pratiquement toutes les activités manuelles, routinières, ou banales, dans l’agriculture, l’industrie ou le tertiaire, peuvent être réalisées à bien meilleur marché en tirant partie des basses conditions salariales du Tiers-Monde. Le Nord cherche alors à se réserver les activités de conception, d’ingénierie, de mise en formes. La bataille des brevets devient un enjeu majeur de la guerre pour le contrôle du travail mondial : logiciels, médicaments, biodiversité, oeuvres artistiques, tout est matière à brevet. Ce qui pèse très lourdement sur les négociations écologiques elles-mêmes par le biais de la rémunération de la biodiversité. Comment convaincre le Brésil de protéger ses forêts (que ce soit pour sauvegarder le climat et la biodiversité) si on ne rémunère pas cette activité alors que les firmes du Nord exigent de l’économie brésilienne des royalties sur les semences et les logiciels qu’elle utilise ?

Mais ce n’est qu’un chapitre parmi d’autres de la négociation à l’OMC. Les puissances émergentes du Sud, et notamment la Thaïlande et le Brésil, exigent avant tout l’ouverture des marchés du Nord à leurs produits agricoles. Il est urgent d’expliquer, hors du cadre des négociations internationales, qu’une spécialisation agro-exportatrice du Brésil ou de la Thaïlande n’est pas dans l’intérêt des peuples brésiliens ou thaÏlandais. Mais nous avons actuellement sans doute le gouvernement le plus progressiste auquel le Brésil puisse prétendre, et même Lula a dû composer avec le parti des grands exportateurs agrariens. Dans les négociations internationales, on a affaire au Brésil tel qu’il est, représenté par des avocats de ce groupe, qui plante des OGM et qui cherche à les exporter vers l’Europe. Dénouer de telles contradictions ne sera possible que si l’Europe est capable de faire une offre au Brésil (et à la Thaïlande, etc.) rentabilisant le choix d’une agriculture sans OGM.

Ce qui nous amène à une négociation qui surplombe toutes les autres : l’annulation de la dette. Ce thème est progressivement sorti de l’agenda international au fur et à mesure que les pays-phares du Tiers-monde se résignaient à une stratégie exportatrice pour payer cette dette. On peut considérer qu’ils ont fait là une erreur, qu’ils n’ont pas su s’allier dans les années 1980-1990 pour imposer la répudiation des dettes injustes, mais le fait est qu’aujourd’hui ces pays se sont "calés" sur cette stratégie "odieuse" au nom du remboursement de cette dette. On ne pourra pas obtenir d’eux une modification de leurs exportations sans en contrepartie revoir la question de la dette.

Au fond, l’aboutissement, conformément aux intérêts de tous, des grandes négociations globales de défense de l’environnement suppose une sorte de New Deal à l’échelle mondiale impliquant des concessions telles que : la renégociations de la dette, l’ouverture de marchés agricoles du Nord au moins à des produits écologiquement sains (sans OGM), le partage de la propriété intellectuelle reconnaissant le rôle des peuples indigènes dans la protection de la biodiversité et des savoirs sur ses vertus, un partage des technologies soutenables et des financements etc. Un tel compromis semble épouvantablement complexe à obtenir, surtout quand, contrairement au New Deal rooseveltien, il ne peut se régler par une élection dans le cadre national !

Faut-il pour autant désespérer de l’avenir de l’humanité ? Il est probable qu’en effet le 21ème siècle soit assez tragique. Pourtant le pire n’est jamais sûr. La meilleure contribution que les intellectuels, les militants, les enseignants puissent apporter localement au règlement de ces problèmes globaux est d’exposer l’ensemble des enjeux de créer une opinion publique mondiale favorable. Chacun doit comprendre l’intérêt de ses voisins. Chacun doit faire l’effort d’admettre que des contreparties seront nécessaires aux efforts que nous demandons des autres. La façon dont le poids de ces contreparties sera réparti à l’intérieur de chaque société nationale est encore une autre histoire.



À noter :

La version publiée dans le numéro hors série est légèrement raccourcie.

Sur le Web : Hors série 63 de Alternatives économiques

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