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[2000e]"Relations économiques internationales : renforcer les normes sociales pour protéger les territoires " vertueux "", Intervention au Colloque de l’IRIS Morale et relations internationales , Assemblée Nationale, Paris, 17 mai 2000. Publié dans Bonitzer P., Morale et relations internationales, IRIS-PUF, Paris, 2000

(art. 350).


par Alain Lipietz | 17 mai 2000

Colloque de l’IRIS Morale et relations internationales , Assemblée Nationale, Paris
Renforcer les normes sociales pour protéger les territoires ’ vertueux ’
Relations économiques internationales
[2000e]"Relations économiques internationales :renforcer les normes sociales pour protéger les territoires " vertueux "", Intervention au Colloque de l’IRIS Morale et relations internationales , Assemblée Nationale, Paris, 17 mai 2000.

Dire aujourd’hui que l’on veut voir la morale prévaloir sur le plan économique et social, c’est vouloir s’assurer que le progrès de l’efficacité du travail, les sciences, etc., produisent plus de bonheur - ou en tout cas plus d’opportunité de bonheur.

C’est-à-dire : une augmentation du niveau de vie, du temps libre, en veillant à la fois à ce que ces progrès profitent à l’ensemble de notre génération, au Sud comme au Nord, et à ce que ce progrès humain ne compromette pas la capacité des générations suivantes à satisfaire leurs propres aspirations.

Cependant, si l’on essaie de réaliser ce programme " vertueux " de manière isolée, est-ce que " le vice " - c’est-à-dire l’ensemble des acteurs qui refusent ces impératifs - ne va pas triompher, dans un monde globalisé et sans règles du jeu, par le biais de la libre concurrence ? Comment, dans ce contexte, essayer de protéger la vertu et de contenir le vice ? Mais la vertu ne serait-elle pas, par elle-même, supérieure au vice, même du point de vue de la concurrence ? C’est sans doute cet enchaînement d’interrogations que l’on doit avoir à l’esprit lorsqu’il s’agit de poser la question des normes sociales et de la compétitivité entre les territoires.

En tant qu’économiste, j’ai été amené à me demander pourquoi, dans un monde pratiquant apparemment un libre-échange complet, ce sont plutôt les régions où les salaires ont augmenté, celles où la flexibilité du travail est relativement moins forte (c’est-à-dire plutôt la Corée du Sud que le Brésil), qui ont gagné la guerre commerciale dans les années 90 [1]. Pourquoi a-t-on vu, au cours de ces années, se maintenir l’excédent commercial des pays apparemment engoncés dans des normes sociales excessives du point de vue de la concurrence, comme l’Europe et le Japon ? Pourquoi, en cette année 2000, on peut légitimement parler de " l’Europe qui gagne " - comme le titre ce jour le quotidien Le Monde -, non seulement dans l’aviation civile, mais même dans l’industrie de l’Internet, avec des rapports sociaux dont on nous disait naguère qu’ils souffriraient de la concurrence de pays à très bas salaires, comme ceux du tiers-monde, ou de la concurrence de pays à haute technologie, mais également à haute flexibilité du travail, comme les États-Unis ?

S’il ne faut pas exagérer la capacité de la vertu à se défendre seule contre le vice, il reste que, d’une certaine façon, des rapports sociaux plus stables, des rapports sociaux de partenariat, qui tiennent compte de l’intérêt des entreprises et du profit à court terme, mais également de la nécessité d’investir dans le capital humain, dans la recherche, dans le développement durable, bref qui tiennent compte également de l’intérêt des salariés, en les associant, en les invitant à contribuer par leur capacité de travail à la promotion scientifique et technique de leurs entreprises - tout cela constitue un facteur de compétitivité. Lorsque le constructeur automobile japonais Toyota décide, malgré le vote des 35 heures, d’installer un site industriel à Valenciennes, et vient expliquer que l’Europe lui apparaît plutôt comme une société de stakeholders - c’est-à-dire une société où l’on tente de faire en sorte que les bons résultats bénéficient à tous les partenaires de l’entreprise, et pas seulement aux shareholders (les actionnaires) - c’est la capacité des économies européennes à se défendre sur le plan commercial, tout en allant de l’avant du point de vue éthique, qui se trouve confortée.

Encore une fois, il ne faut pas pour autant exagérer cette capacité à faire face, seuls, à la concurrence mondiale. J’ai moi-même eu tendance à l’exagérer au début des années 90. En 1995, dans une allocution prononcée pour la conférence annuelle de la Review of International Political Economy [2], j’ai tenté de montrer pourquoi le vice peut gagner dans certains cas, et pourquoi, dans d’autres cas, la vertu bénéficiait tout de même de meilleures défenses. Il s’agit, en ce domaine, de se montrer nuancé. S’il est vrai qu’en certaines circonstances, de bons rapports sociaux améliorent la compétitivité, en d’autre occasions les mêmes bons rapports sociaux peuvent diminuer la compétitivité. C’est à ce moment-là que le politique doit prendre le relais, et assurer la protection des conquêtes sociales.

Pourquoi la vertu - au sens de bons rapports sociaux, de loyauté entre capital et travail, d’augmentation des salaires ou de baisse régulière du temps de travail, de loyauté entre les grandes et les petites entreprises, etc. - peut-elle dans certains cas être plus compétitive ? Tout simplement parce que certaines branches d’activité demandent plus de savoir-faire, plus de matière grise, plus de qualification des travailleurs. Or, la qualification est une chose qui s’accumule dans la tête et les mains des travailleurs dans la seule mesure où prévaut une certaine stabilité dans les rapports sociaux. On ne peut demander à un salarié flexible, c’est-à-dire à un salarié qu’on peut licencier du jour au lendemain, de s’investir avec toute sa force d’imagination et son savoir-faire, pour la plus grande gloire de son entreprise. Pour ce faire, une certaine loyauté, une certaine stabilité dans les rapports sociaux sont nécessaires. On ne peut demander à un sous-traitant d’investir lui-même dans la recherche et développement pour améliorer les pièces qu’il livre à son fournisseur, si dans le même temps, par la mise en compétition aux enchères avec n’importe quel autre sous-traitant dans le monde, il risque de perdre le marché en question parce que les mêmes pièces en provenance de Thaïlande coûteraient 3 % moins cher ?

Partout où la qualification prévaut, on constate que joue une prime aux rapports sociaux de haute qualité. Ce n’est pas un hasard si aujourd’hui, pour la fabrication du produit le plus avancé dans le e-business - le m-business, c’est-à-dire la téléphonie mobile -, ce sont deux des pays les plus sociaux-démocrates, les plus cadenassés par des conventions collectives et une législation sociale avancée, la Suède et la Finlande, qui détiennent les deux entreprises phares, qui se partagent à elles seules 80 % du marché : Ericsson et Nokia. Ce n’est pas un hasard car, comme l’avait dit Marx dès 1865 dans Salaire, prix et profit, c’est en augmentant les salaires qu’on oblige les entreprises à introduire de plus hautes technologies. Ce que Marx n’avait pas vu à cette époque - et pour cause, car il n’y avait pas alors tellement matière à ouvrir cette discussion -, c’est qu’augmenter les salaires permet d’obtenir le consensus des salariés, dans la bataille de tous contre tous du marché mondial, pour la qualité des produits qu’offre la firme. C’est un peu la formule de Ford : " la plus grande affaire de ma vie fut de porter le salaire quotidien à 5 dollars dans mon entreprise, mais j’en ai fait une meilleure encore quand je l’ai porté à 6 dollars ".

L’idée qu’un bon rapport salarial améliore la compétitivité de l’entreprise est une idée fondamentale. Il est faux de dire que c’est parce que les pays développés étaient déjà riches auparavant qu’ils sont aujourd’hui plus démocratiques, qu’ils ont des rapports salariaux plus avantageux et qu’en plus de l’État-providence leurs travailleurs y disposent de salaires plus élevés et de temps de travail plus courts que dans le Tiers-Monde. C’est précisément parce que les luttes sociales ont imposé des salaires plus élevés, des temps de travail plus courts et un État-providence que les entreprises de ces pays ont été obligées de jouer à fond la carte de l’innovation et du progrès technologique, et que ces pays sont aujourd’hui développés. Pour s’en tenir à la période de l’après-guerre, l’écrasante victoire économique de l’Asie du Sud-Est sur l’Amérique latine illustre cette thèse. L’Argentine, qui avait en 1950 le cinquième niveau de salaires du monde, qui était un pays développé, et qui a joué la carte des bas salaires, s’est fait distancer depuis par la Corée du Sud qui, à l’époque, était un des pays les moins avancés. On pourrait multiplier les exemples, comme celui, en Europe, de la Finlande qui a fini par surpasser la Grèce, grâce à l’investissement en capital humain et au choix de rapports salariés avancés.

Ainsi, la compétitivité est bien une question territoriale. Mieux : à l’intérieur de mêmes pays, certaines régions se révèlent plus attractives que d’autres - comme l’exemple du nord de l’Italie l’illustre parfaitement. La compétitivité de ces régions dépend fondamentalement de la haute qualité des rapports sociaux, des choix sociaux en faveur de la qualité, de la stabilité des rapports sociaux et du partage des gains de productivité qui y prévalent.

Que la vertu améliore la compétitivité n’est cependant pas vrai dans tous les cas. Pour certains produits aux procédés de fabrication banals, pour lesquels des plans existent, et qu’il suffit de reproduire, on peut dire qu’effectivement la compétitivité croît en proportion inverse du niveau des salaires, de la limitation des horaires de travail et du souci porté à l’environnement et aux conditions de production. Il existe d’ailleurs un risque réel de voir s’opérer une délocalisation de plus en plus systématique. Ce risque de déplacement s’est trouvé encore renforcé par la mise en place des systèmes d’enchères sur Internet - le fameux B to B qui permet, par exemple, à un constructeur automobile européen de lancer une offre pour un nombre donné de poignées de portières pour l’un de ses modèles. Il ne s’agit pas là de produits qui demandent un grand savoir-faire, ni des innovations importantes de la part des ingénieurs, ni la méticulosité du salarié de base. Ce genre de produits peut être fabriqué par n’importe qui, jusque dans les endroits les plus récemment industrialisés. Face à ce type de demande, où le coût final constitue le facteur principal, c’est bien la zone franche perdue au fin fond du Vietnam qui l’emportera, parce que les salaires qu’elle accorde sont les plus bas.

C’est la raison pour laquelle il est nécessaire qu’il y ait des règles ; c’est aussi le point où le politique reprend toute son importance. Cela explique également la présence des écologistes et des syndicalistes à Seattle, où il ne s’agissait pas de supprimer toute organisation mondiale du commerce, car cela signifierait la loi de la jungle.

Lorsque l’Europe a renforcé ses protections sur le secteur de la banane, et en a fait profiter l’ensemble des pays ACP (Afrique, Caraïbe, Pacifique) couverts par les accords de Lomé, la Colombie - qui ne fait pas partie de la zone ACP -s’est récriée face à cette fermeture du marché européen pour sa production de bananes. Sur place, néanmoins, les syndicalistes que j’ai pu rencontrer estimaient que, confrontés aux escadrons de la mort - qui venaient de tuer quelque 200 syndicalistes au cours des trois dernières années - ils n’avaient pas les moyens d’arracher à leurs employeurs une augmentation des salaires des travailleurs de ce secteur. Ces syndicalistes en appelaient à un boycott de la banane colombienne de la part des Européens, faute de pouvoir agir sur les prix dans leur pays. Cet exemple montre que la volonté d’imposer des normes sociales dans le commerce mondial n’est pas seulement une préoccupation propre aux salariés des pays développés ; il s’agit également d’une demande provenant des travailleurs du Tiers-Monde, qui veulent être protégés, par l’élaboration de normes sociales efficaces dans le cadre du libre-échange, contre certaines de leurs élites qui ne demandent qu’à les pressurer au nom de la libre concurrence.

Ainsi, il faut des clauses sociales sur le libre-échange au niveau mondial. La question du travail des enfants constitue une illustration parfaite de cette nécessité. Dans le cadre des travaux préparatoires à la première réunion de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à Singapour, à l’évocation de cette question du travail des enfants, un ministre indien demandait que ne soit pas imposé à son pays un fardeau excessif en matière de droits sociaux. Il faut pourtant savoir qu’en Inde, selon le Fonds des Nations unies de secours d’urgence à l’enfance (UNICEF), des enfants de trois ans travaillent dans les usines d’allumettes, et rappeler que le travail des enfants de six ans a été interdit en France dans les années 1840, alors que le monde ne connaissait pas encore l’électricité. L’Inde, qui envoie dans l’espace des satellites artificiels, possède des bombes atomiques et produit des ordinateurs, est sans doute en mesure d’assurer à ses enfants les mêmes droits sociaux que ceux dont disposaient dès 1840 les enfants de France, à l’époque où n’existait pourtant pas le moteur électrique.

Enfin, que peut-on réaliser à un niveau encore plus contraignant, à savoir le niveau européen ? Il est sans doute impossible d’assurer quelque forme que ce soit de protectionnisme à l’intérieur de l’Europe, celle-ci étant aujourd’hui totalement intégrée. C’est pourquoi l’ensemble des droits sociaux doit maintenant être unifié par le haut à l’intérieur de l’Europe. Il s’agit de se battre pour définir la Charte des droits sociaux et fondamentaux, qui incluent droits sociaux, droits environnementaux et droits de la personne humaine. Il faut que cette charte soit définie lors des prochaines conférences de l’Union européenne, afin de l’intégrer dans les traités. Dans la construction d’un bloc européen de constitutionnalité, il importe que cette charte comporte des droits sociaux fondamentaux, et qu’elle revête le même statut de source pour la jurisprudence ultérieure que les traités actuels, quand ils définissent la réalisation d’une " économie de marché où règne une libre concurrence " comme l’objectif de la construction européenne. À force de s’attacher à cette réalisation d’une économie de marché de libre concurrence, on sape les bases de la morale civique en Europe - et celles de la morale tout court. Il faut absolument renverser la vapeur, en mettant la morale sociale, la morale environnementale et la morale des droits de la personne humaine au centre de l’édification européenne.



________
NOTES


[1Voir G. Benko &A. Lipietz, La richesse des régions. Pour une géographie socio-économique, PUF, Paris, 2000.

[2" The world after Fordism ", publié dans Review of International Political Economy, 4:1, Spring 1997.

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