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par Alain Lipietz | 8 août 1998

Le Monde
Prendre au sérieux Charles Pasqua
Les semaines passent et les sondages confirment l’onde de choc de l’événement "Coupe du Monde". Pas l’événement sportif, mais l’événement politique, l’émotion populaire qui a jeté des millions de résidents de France, toutes cultures, ethnies, nationalités confondues, dans les bras les uns des autres, sous des drapeaux français. La France s’est reconnue au miroir des Bleus, elle s’est trouvée belle, elle a ri, elle en rit encore.

Effets :

- Les deux chefs de l’exécutif atteignent des sommets de popularité.
- Jacques Chirac rattrape et dépasse Lionel Jospin.
- Les autres leaders de la droite s’effondrent.
- La majorité absolue des Français approuve les "nouvelles" (et inattendues) propositions de Charles Pasqua sur l’immigration.

Ma thèse : ces quatre effets sont liés, parce que, d’une part, les propositions de Pasqua, formulées dans les colonnes du Monde, sont adéquates à une réalité sociologique dont la France a pris conscience à l’occasion de "l’événement", et parce que, ce faisant, Pasqua a trouvé la faille permettant à la droite d’échapper à l’étau du Front National.

Voyons d’abord l’adéquation des propositions Pasqua. Rejoignant la position des Verts et des associations de défense des droits de l’Homme, Charles Pasqua propose une mesure "simple et pratique" (comme disait Chevènement pour enterrer la guerre scolaire) : la régularisation de tous les immigrés qui en ont fait la demande. Cette proposition réglerait d’un trait de plume le problème des sans-papiers auto-désignés, qui, sinon, de grèves de la faim en recours devant la commission Galabert, restera à l’affiche pendant des années. Il s’agit, rappelons-le, de 70 000 personnes, moins de 2 par commune, même pas la capacité du Stade de France ! A nouveau prête à admettre que l’immigration peut être une richesse, l’opinion préfère cette solution simple.

Ce choix n’est pas étonnant : le rapport de l’Observatoire du Racisme, publié dans ces colonnes avant la Coupe du Monde, révélait des Français plus explicitement racistes que les autres européens, mais en fait plutôt moins racistes que la moyenne, et surtout nettement moins qu’en 1992.

Ce qui permet à Pasqua d’avancer une autre proposition : rouvrir les portes de l’immigration, mais avec des quotas. Il ne le dit pas, mais la raison en est claire : la crise démographique de 2005 rendra nécessaire l’arrivée d’une flux de jeunes adultes pour "payer les retraites". L’immigration pour rééquilibrer la pyramides des âges : la France a toujours procédé ainsi, Pasqua le sait, et il ose le dire. Il ouvre ainsi un débat tabou : quel serait l’effet d’un retour à la liberté d’établissement en France ?

Le "modèle réduit" du Brésil (où l’on peut circuler et s’établir entre régions fortement contrastées, du paléolithique à la post-modernité) donne une réponse nuancée. L’Amazonie et le Nordeste ne se sont pas "vidés" dans Sao Paulo, mais la pression sur le marché du travail et du logement y est sensible. Confusément, les Français le craignent, et la réponse-bateau des quotas l’exprime avec imprécision : "Immigration, oui, mais pas trop".

Ce couplage "régularisation-immigration maîtrisée" permettra en outre de glisser, par élargissements successifs, de la "régularisation des sans-papiers qui en ont fait la demande" à la régularisation de tous les sans-papiers présents en France et actuellement surexploités dans les travaux publics et les petites entreprises.

Mais passons à l’autre aspect de la question : pourquoi un homme de droite ose-t-il dire cela ? Parce que la droite, qui défend les intérêts d’une minorité privilégiée, a besoin pour conquérir la majorité de rallier le "petit peuple" sur une argumentation extra-économique : peur du Rouge, valeurs familiales, nationalisme, populisme... Le populisme est précisément le ralliement du "petit peuple" sous une conscience en quelque sorte "sentimentale" de l’appartenance.

Or la France est historiquement une nation d’immigrants. Le sentiment d’appartenance y est donc ambigu, unanimisme et racisme y sont réversibles. La concurrence entre les "avant-derniers arrivés" et les "nouveaux arrivants" peut susciter l’hostilité (pas seulement économique d’ailleurs : fascination, attrait et répulsion pour l’Autre, pour son corps, pour sa communauté familiale). Mais la communauté de trajectoires peut susciter la solidarité.

Il y a donc place pour un populisme "anti-immigrés" (Le Pen), mais aussi pour une populisme "pro-immigrés" (Tapie). Et le temps joue pour le second, les migrants d’aujourd’hui sont les électeurs de demain. L’expérience latino-américaine montre d’ailleurs qu’une stratégie populiste de droite pro-immigrés est plus efficace, parce qu’elle reflète mieux la mosaïque du "petit peuple". Mieux vaut aujourd’hui s’y appeler Menem, Malouf ou Fujimori qu’exhiber des quartiers de noblesse ibérique.

Telle est la porte de sortie que Pasqua offre à la droite, en alternative à la reddition des autre leaders, de Millon à Balladur, devant Le Pen et Mégret. Et de fait, quoique s’en tenant au vieux discours décrédibilisé des "bons intégrés contre les mauvais arrivants", Jacques Chirac en a spontanément profité, parce que la télévision a retenu de lui l’image d’un fraternel capitaine Haddock trépignant d’allégresse avec le peuple mosaïque. Cette même allégresse que suscitait Jospin au Zénith quand il annonçait l’abolition des lois Pasqua...

Mais les conseillers de Lionel Jospin sont restés bloqués sur une analyse partielle du peuple de France, opposant une "gauche intellectuelle" pro-immigrée à une "gauche populaire" qui serait par nature anti-immigrée. Or les immigrés, de la seconde... ou de la prochaine génération font plutôt partie du peuple que de l’intelligentsia ! Et le peuple s’en souvient, de temps en temps. Parce que chaque Français du "peuple de gauche" est immigré par ses grands parents, sa compagne ou son compagnon, par les petit(e)s ami(e)s de ses enfants. Avec ou sans-papiers.

Or, en ce "moment de grâce" où la France s’aime telle qu’elle est, le peuple n’a entendu de la bouche de Lionel Jospin que des mots terribles ("prise d’otages", "filières criminelles") contre des grévistes prêts à se laisser mourir de faim plutôt que de quitter la France. Résultat : le leader d’une coalition victorieuse entre la petite-bourgeoisie "pro-immigrés" (disons : les Verts) et le traditionnel "peuple de gauche" se voit dépasser par le leader de la droite, pour avoir donné l’impression de rompre cette alliance, au moment même où elle s’identifiait à la réalité sociologique perçue par la société elle-même !

S’il souhaite être un jour président, il reste quatre ans à Lionel Jospin pour rectifier cette erreur. Le temps qui a suffi à Aimé Jacquet...



À noter :

Cet article est paru dans Le Monde.

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