vendredi 19 avril 2024

















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1er mai 2000

Mouvements n°9/10
Pour une troisième gauche qui ne glisse pas vers la deuxième
Mouvements : Démarrons sur la conception même de la transformation sociale qui est celle des Verts. On connaît la célèbre formule de Lionel Jospin : " oui à l’économie de marché, non à la société de marché ". Comment réagissez-vous ?

Alain Lipietz : Pour nous, c’est " oui à l’économie… avec marché. " Même en économie, le marché n’est pas tout. Pourtant, le mouvement écologiste, dès les années soixante-dix, s’est défini comme anti-productiviste et anti-étatiste. C’était un peu une réaction contre les compromis fondamentaux " fordistes " communs aux sociales-démocraties et au stalinisme : le progrès, c’était celui des forces productives, l’État s’occupait de redistribuer ce progrès aux larges masses. La hiérarchie régnait dans l’État comme dans les entreprises, il y avait des ingénieurs ou des hauts fonctionnaires qui dirigeaient, et des OS ou des usagers qui obéissaient. Le mouvement écologiste s’est révolté contre cela. Tout le discours de l’écologie s’est construit, non seulement contre le productivisme, la dictature des ingénieurs cristallisée dans la dictature des méga-machines, des méga-outils, mais également contre l’étatisme ou la dictature de la technocratie. Vingt ans plus tard, c’est l’ultra-libéralisme qui a pris la succession.
Problème : nous sommes contre ce libéralisme économique, mais pas au nom de l’ancien fordisme. Aujourd’hui, par exemple dans Le Monde, on présente le débat économique comme se situant entre le libéralisme et les thèses de Fitoussi, qui reprend le vieux keynesianisme : " l’État n’a qu’à faire de la dépense publique financée par le déficit, ce sera la reprise et la fin du chômage. " Ce genre de polarisation, en fait toujours la même depuis les années soixante-dix, ne nous intéresse pas. C’est enfermer les gens dans un débat où il n’y a que l’État et le marché, sans associations, sans entraide, sans partenariat solidaire, et où la solution consiste toujours à produire toujours plus, car par la production on espère qu’il y aura baisse du chômage. Ce n’est pas notre problématique, et donc la façon dont nous critiquons le libéralisme n’est certainement pas celle de la majorité des économistes de la gauche classique, toujours renaissante. Pour nous, la production doit être subordonnée aux besoins et pas l’inverse.

M : Aujourd’hui presque tout le monde dit cela.

A. L. : Non, certains opposent " profits " et " besoins ", mais énoncent des besoins illimités pour justifier une production illimitée. Or la notion de besoin implique également le besoin de soutenabilité de la vie sur la planète, et c’est même pour nous l’essentiel. À quoi sert d’augmenter notre consommation, si l’on sait qu’elle nous rend malades et condamne nos enfants à un monde ravagé par les crises géo-politiques, découlant de la raréfaction de l’eau potable, du dérèglement du climat, etc. ? Si la production n’est donc plus illimitée, le droit pour chacun d’avoir sa place dans la société, c’est-à-dire une reconnaissance de soi-même et par les autres, avec un revenu correspondant à sa contribution et ses besoins, ne peut plus venir uniquement de la production marchande. Nous sommes donc pour une société avec du marché, mais c’est une des formes de production parmi d’autres, à côté du service public, du tiers secteur, à côté de l’entraide, des SEL, de l’économie domestique, etc. Nous voulons la coexistence de plusieurs modes de production. Mais comme le capitalisme a une tendance hégémonique assez ravageuse, il faut lui fixer des bornes. Il faut également mettre des limites à la tendance de l’État à régenter toute la production.

M : En creusant un peu, l’économie plurielle est-elle un concept viable dans une société dominée par des dynamiques capitalistes ?

A. L. : Le pari de toute transformation sociale, c’est que quelque chose est possible et que l’on peut gagner ! Est-ce qu’on peut contrôler le capitalisme sans l’éradiquer totalement ? Si la réponse est non, comme nous ne savons pas nous débarrasser du capitalisme, eh bien il n’y a plus qu’à rentrer chez nous, cultiver notre jardin, faire de la musique, et tout au plus lutter syndicalement contre les pressions du capital. Notre pari, c’est que nous pouvons imposer au capital des transformations sociales et écologiques, et nous faisons ce que nous pouvons dans ce sens. Lui fixer des bornes, ça peut vouloir dire " lutter contre ses excès " (par exemple par la taxe de Tobin), et, contrairement aux trotskistes, nous le faisons, mais cela ne suffit pas. Et le meilleur moyen de limiter les excès, c’est de construire quelque chose à côté, sans attendre " la " révolution. Quelque chose qui un jour deviendra dominant et reposera sur la libre association.

M : Posons la question différemment, quelles directions, pas nécessairement quelles réformes, mais quelles directions imaginer pour rendre viable d’autres formes que celle de l’économie de marché traditionnelle ?

A. L. : De façon très lapidaire : démocratiser le service public, c’est-à-dire le mettre sous le contrôle de ses usagers ; développer le tiers secteur, en donnant à quiconque la possibilité de s’associer pour proposer un service à la société, à la fois offert sur le marché et producteur de bien-être collectif ; et troisièmement, libérer les femmes au sein de l’économie domestique. Ça fait déjà du boulot ! Et c’est alors qu’il faut se demander qu’est ce qui, dans le capitalisme, avec la tendance des petites entreprises à devenir des moyennes, des grandes, jusqu’aux multinationales, qu’est ce qu’il faut limiter et réguler ? Bien sûr, sa pression sur l’environnement : c’est la " marque de fabrique " des Verts. D’où : réglementations, pollutaxes, quotas… Vaste chantier, qu’il n’est déjà pas facile à faire comprendre aux clients des entreprises capitalistes.
Mais nous n’oublions le rapport salarial. Est-ce que dans le rapport salarial, on vise à maximiser le temps de travail du salarié et son pouvoir d’achat, ou est ce qu’on cherche au contraire à minimiser son temps de travail avec un pouvoir d’achat qui lui permettra de vivre dignement lui-même et de façon soutenable pour la vie sur la planète ? Notre pari de mettre l’accent ,dans les pays développés, sur la réduction du temps de travail est lié à notre choix du deuxième terme de l’alternative. Cela implique que l’économie dans laquelle on la met en œuvre ne soit pas écrasée par la concurrence internationale. Ce qui peut se faire de deux façons. Soit en essayant d’établir les mêmes compromis et les mêmes régulations sur le rapport salarial dans tout le champ où s’exerce la concurrence : c’est le thème de l’Europe sociale, des clauses sociales imposées sur l’organisation mondiale du commerce. Soit essayer de défendre son petit territoire, en l’occurrence la France et demain l’Europe, en rendant cette société locale suffisamment compétitive malgré ses avantages sociaux. Je pense qu’il faut les deux.

M : Dans le refus du productivisme il y a aussi l’exigence de la qualité de ce qu’on consomme.

A. L.. : C’est pourquoi nous n’acceptons pas l’abdication des syndicats dans la bataille pour la qualité du produit, tant dans son processus de production que dans sa qualité même pour l’usager. Il faut assumer le débat sur la cogestion et les cercles de qualité. Pour nous c’est un objectif de lutte : il s’agit aussi d’une bataille sur l’organisation du travail et sur le choix des produits.

M : Les consommateurs doivent aussi pouvoir intervenir sur la qualité des produits.

A.L. : La résistance du consommateur est extrêmement importante… celle du riverain aussi ! Je me souviens de la difficulté que nous avons eu à lutter contre l’amiante, en nous heurtant aux syndicats de Ferodo, et ce n’est pas fini. Sans arrêt, des écologistes sont attaqués dans des entreprises par des salariés qui refusent de prendre en compte, dans le choix des produits, la dangerosité pour la société. Nous avons même subi, à propos de Super-Phénix, des manifestations physiques, violentes. Il est donc très important de ne pas limiter au salariat le débat sur le contenu même de la production. Il faut à la fois renforcer le pouvoir des salariés et celui des consommateurs.

M : Que penser dans ce cadre de l’actionnariat salarié ?

A. L. : Est-ce que les salariés ont intérêt à être représentés dans les organes de directions eux-mêmes ? Je pense que oui mais j’ai aussi tendance à penser que l’aspect juridique des choses est quand même l’aspect le moins important d’un pouvoir. Si les salariés devenaient partiellement propriétaires de leur entreprise, leurs mandataires au sein des conseils d’administration ou de cogestion auraient une forte tendance à se transformer en six mois en technocrates de la plus belle eau, recherchant le maximum de profits et les niches les plus compétitives.

M : La cogestion allemande par exemple est-elle un échec ?

A. L. : Non, mais il ne faut absolument pas se contenter de cela. Le fait que les salariés soient directement à la direction des entreprises est un bon objectif, mais on ne doit pas en surestimer les effets, pas plus que ceux de la résistance des salariés au niveau du processus de production, ou de la clientèle. Avoir une conception de l’économie plurielle, c’est toujours se méfier de " la " solution unique qui permettrait d’assurer le bonheur. Comment les salariés peuvent-ils arriver dans les instances de direction, en même temps que dans les conseils de productivité ou de qualité ? Soit ils le font en tant que salariés, soit ils le font en tant que propriétaires. Il faut absolument essayer les deux voies à la fois. Je ne partage pas l’espèce d’hystérie contre les fonds salariaux qui est typiquement française. La gauche anglaise avait souligné il y a quelques temps l’importance d’utiliser cet outil parmi d’autres que représente la propriété du capital par les salariés eux mêmes, mais pour elle aussi, c’est l’ensemble de l’économie plurielle qui représente une garantie, et jamais un élément pris séparément. Il faudra aussi lutter contre la formation d’une technocratie d’origine salariée ou d’une aristocratie ouvrière propriétaire du capital.
Exemple : une partie du salariat demande des retraites surcomplémentaires par capitalisation libre. Les syndicats l’admettent de plus en plus (même la CGT), mais ne l’acceptent qu’avec des fonds salariaux contrôlés par les syndicats de l’entreprise. Je suis d’accord, mais attention. Cela voudrait dire qu’il y aurait des entreprises comme la Société Générale, où 9 % d’actionnaires salariés peuvent bloquer une fusion, et puis il y aurait des centaines de milliers de petites entreprises où évidemment il n’y aurait rien de tel. Il est donc très important que, si ça existe, cela s’accompagne d’une mutualisation interentreprises. C’est la raison pour laquelle j’ai organisé un colloque pour introduire le mouvement mutualiste dans la question des parts salariales par capitalisation.

M : Derrière ce problème des retraites et des fonds de pensions, il y a une question de choix stratégique. Il y a des gens qui disent en gros qu’il ne faut pas faire rentrer les salariés dans cette logique là parce que sinon on va faire assumer par les salariés la gestion du système capitaliste lui-même.

A. L.. : C’est irréel. Les salariés sont déjà au coeur même des contradictions du capitalisme, et actuellement ils en supportent tout le poids. Si l’on pouvait simplement faire qu’ils aient leur mot à dire, ça serait un énorme progrès. Mais encore une fois, il ne faut pas surestimer ce progrès. Le mandataire salarié, quand il sera dans les conseils de direction, aura parfois tendance à dire qu’il faut défendre l’entreprise contre la concurrence d’autres salariés, à inciter les salariés à manifester contre les écologistes qui dénoncent la dangerosité d’une usine, à courir le risque de mettre en danger eux-mêmes, leurs propres enfants et leurs voisins plutôt qu’affaiblir la compétitivité de l’entreprise.
La tendance des salariés à croire que leur meilleure défense est la défense de l’entreprise elle-même sera sans doute renforcée par la présence de leurs représentants à la direction des entreprises. La différence, c’est que le capital est de plus en plus prêt aujourd’hui à défendre l’intérêt des actionnaires y compris contre l’entreprise elle même ! C’est là que la présence des salariés peut être un progrès. Limité, mais un progrès quand même.

M : Les Verts critiquent le type actuel de croissance mais que répondre aux gens qui disent que celle ci permet de créer 400 000 emplois par ans, facilite la résolution des problèmes de financement de la protection sociale, de partage de la valeur ajoutée, etc. ? Le problème est-il son rythme ou les conditions dans lesquelles elle est réalisée ?

A. L.. : Le problème c’est qu’elle est limitée par des contraintes écologiques. Le rythme fait partie des conditions. À partir d’un certain niveau de gaz carbonique émis, on déclenche une dérive de l’effet de serre. C’est une question de rythme dans la mesure où l’écosystème mondial ne peut recycler qu’une partie du gaz carbonique émis : environ 500 kilos par an et par personne sur la planète. En Europe, on en produit 2000, aux USA, 5000 ! Sauf à interdire la croissance d’une partie du monde, c’est bien une contrainte !
D’ailleurs, dire que c’est la croissance qui dicte la possibilité de trouver un emploi est contredit par l’expérience de la gauche plurielle. On a répété pendant des années que, en dessous de 2,4 % de croissance, on ne créait pas d’emplois, et qu’en dessous de 2,9 % on ne faisait pas reculer le chômage. Pourtant, 2,4 % c’est ce qu’on a eu pendant le dernier semestre 98 et le premier de 99, ça ne nous a pas empêché de faire reculer le chômage. Pourquoi ? Parce qu’en même temps on développait le tiers secteur (sous une forme assez pauvre, celle des emplois jeunes) et l’on réduisait le temps de travail (pourtant de façon facultative dans la première loi Aubry). C’est donc le tiers-secteur et le partage du travail, et non pas la croissance, qui ont réduit le chomage.
Cela dit, je ne suis absolument pas contre la croissance, non pas au nom de l’emploi, mais au nom des besoins. Il y a besoin d’améliorer le cadre de vie, il y a une énorme pauvreté en France. Il y a besoin d’ici 2008, si l’on veut tenir l’accord de Kyoto sur les émissions de gaz à effet de serre, d’immenses chantiers de transports en communs. Mais là encore, de quelle croissance parle-t-on ? Pendant les trente glorieuses, nous avions une forte croissance, et nous étions beaucoup plus pauvres. Il y avait une longue plainte des gens contre l’excès du travail. Ce furent des années épouvantablement fatigantes, avec des accidents de travail permanents. Aujourd’hui nous avons à la fois ces accidents et cette fatigue pour ceux qui travaillent, et le désespoir pour ceux qui ne travaillent pas. Il faut rééquilibrer, par un partage massif du travail sur toute la société : répartir la charge du travail à la fois dans son aspect pénible et comme source de revenu et de reconnaissance de soi et des autres.

M : Passons à des aspect un peu plus politiques, vous avez été de ceux qui ont théorisé ce qu’on a appelé le " paradigme vert ". N’y a pas là une idée un peu dangereuse au sens où l’écologie a aussi une dimension scientifique. Or prétendre appliquer une politique à dimension scientifique, on a vu ce que ça a donné. Certains courants écologistes peuvent d’ailleurs développer sur la société des conceptions relativement totalitaires.

A. L. : Définissons d’abord le mot paradigme. Pour ceux qui font de l’histoire de la pensée, un paradigme, c’est un faisceau d’idées qui sont de la même famille. Les choses vont par paradigmes, en histoire des mouvements sociaux aussi : on ne picore pas les idées à la carte, mais par menu. Les idées d’une époque se tiennent ; les conceptions, les valeurs aussi. Les paradigmes relatifs au progrès humain ont-ils un rapport avec ceux du domaine scientifique ? Il y a certainement un certain cousinage entre les idées dominantes, la façon de faire de la science et celle de faire de la politique à une époque donnée. L’écologie s’est développée comme courant politique à l’époque où l’on commençait par exemple à parler de thermodynamique du déséquilibre (celle d’une casserole qui commence à bouillir). L’idée commune, c’est que le local peut influer sur le global. La restructuration de la société ne se fait pas que par le haut, mais également par les initiatives de la base. Les microstructures contribuent à la restructuration de l’ensemble. Cela s’oppose aux idées du " bloc moderniste des années trente ", qu’exprimaient à la fois le constructivisme en art, le bogdanovisme en sciences et le stalinisme en politique. Dans ce paradigme, le cadre politique peut définir de façon parfaite ce que devrait être la société, comme un ingénieur dessine une machine. Le fait que la politique se référait alors à la science correspondait à une vision donnée de la politique et de la science. On peut penser que d’autres rapprochements entre science et politique pourraient avoir d’autres résultats ! D’ailleurs, sont-ce les mutations de la science qui déterminent celles de la politique ou l’inverse, la sociologie des sciences en discute encore.

M : Notre question portait surtout sur le risque de scientisme et les dégâts qu’il peut faire en matière d’organisation sociale et cela n’est pas directement lié au contenu de telle ou telle science. D’ailleurs avant Bogdanov, Engels lui-même avait déjà parlé de socialisme scientifique.

A. L.. : C’était quand même un scientisme très XIXème. Cela dit, est-ce Staline qui avait besoin de Bogdanov ou est-ce que ce n’est pas surtout la société russe qui aspirait au modernisme ? Lequel devait être conduit par en haut et donc mise en œuvre par des spécialistes du bonheur des autres…

M : Dans certaines versions de l’écologie politique on trouve aussi cette prétention à savoir à la place des gens ce qui fera leur bonheur.

A. L.. : C’est exact, et ceux qui portent cette idée sont à leur façon des continuateurs du stalinisme. Il existe de par le monde des spécialistes, y compris dans les ministères de l’environnement, qui considèrent qu’il appartient à quelques savants de nous dire comment nous devons vivre pour sauver la planète. Mais je pense que ce n’est pas le problème principal de l’écologie politique, car celle-ci se situe dans une vision du monde pluraliste et autogestionnaire. Elle présente par contre d’autres défauts : elle sous-estime la capacité de la petite production à se transformer et à se concentrer, elle sous-estime les micro-pouvoirs technocratiques qui se développent dans les microstructures, elle risque, en croyant lutter contre l’étatisme, de ne faire que disperser les rapports hiérarchiques à travers toute la société. On basculerait ainsi dans le défaut essentiel de la " deuxième gauche " des années 70, qui au nom de la lutte contre l’étatisme, a relancé le mythe de la liberté d’entreprendre, pour au bout du compte conduire au social-libéralisme. La tendance de cette troisième gauche que représente l’écologie, a priori non étatiste et non libérale, à pencher vers le libéralisme est aujourd’hui son problème principal. Je ne crois pas trop au risque de la dictature technocratique exercée par des savants fous écologistes, mais je crains le basculement libéral.

M : Dans ces conditions la troisième gauche, thème favori de Dany Cohn-Bendit ne serait que la poursuite de la deuxième.

A. L.. : On peut dire aussi qu’elle attire les tenants de la seconde gauche qui ont résisté au social-libéralisme ! Revenons à l’histoire. Au milieu des années soixante-dix, la critique de l’étatisme productiviste se renforce. On verra bientôt les " nouveaux philosophes " critiquer violemment le modèle soviétique du progrès. Toute une partie de la gauche issue de 1968 reprend la critique des Grands Pouvoirs avec pour thème fondamental : " Prenons notre vie en mains ! ". Le courant libertaire de l’après 68 est alors gagné par le thème de la liberté d’entreprendre. Cela se traduit politiquement par l’initiative des dirigeants de la CFDT et du PSU, d’autres aussi, de se présenter comme " la deuxième gauche ". Ces leaders essaient de fixer tout ce qui est libertaire, féministe, écologiste et régionaliste dans un cadre réformiste, avec un discours anti-totalitaire. On en vient à l’idée que seule l’économie de marché permet la liberté, et dès lors la liberté d’entreprendre va peu à peu devenir la liberté d’entreprise. S’amorce une réduction de l’ambition libertaire vers une conception purement libérale.
En 1983, après deux ans de gouvernement d’union de la gauche, j’ai écrit un livre, L’audace ou l’enlisement, que je concluais en appelant à une troisième gauche. Les Verts m’ont alors dit " mais cette troisième gauche, c’est nous ! " et j’en suis assez rapidement tombé d’accord. En effet, l’écologie politique repose sur trois valeurs fondamentales : la solidarité, l’autonomie, la responsabilité. La responsabilité à l’égard de la planète et des générations futures, c’est ce qu’elle apporte en propre. Par l’autonomie, elle penche du côté de la deuxième gauche, et par la solidarité elle penche vers les aspirations qu’a tout de même représentées la vieille gauche. L’expérience de la deuxième moitié des années quatre-vingt a confirmé que la deuxième gauche oublie la solidarité en perdant de vue que le marché ne la garantit pas, il n’est pas fait pour ça. Il faut du politique pour faire de la solidarité. La deuxième gauche est donc devenue un social-libéralisme, un libéralisme où l’on injecte juste un peu d’État-compassionnel. Michel Rocard a mis en place le RMI, ce n’est pas si mal, mais pendant ce temps-là son gouvernement et ceux qui l’ont suivi faisaient éclater tout le corset des conventions collectives, mettaient en place l’Europe de l’Acte unique puis celle de Maastricht, déchaînaient la concurrence sans règles sociales qui exigeait la " flexibilité ".
Le problème de la troisième gauche, c’est donc qu’elle doit se défendre contre les deux autres gauches en même temps. Chez les Verts, nous sommes envahis, dans notre désir de lutter contre le libéralisme, par une tendance à utiliser des armes anciennes, celles de la première gauche : plus d’État, plus de déficit fiscal… Sur le terrain, nos partenaires, le PCF, la LCR, nous maintiennent sous cette pression de la première gauche. La lutte contre les licenciements nous pousse à résister au libéralisme en s’accrochant aux vieilles recettes. Pour autant, nous ne pouvons lâcher un instant sur la solidarité avec les victimes du libéralisme, sinon ce sera une glissade rapide à l’allemande vers une sorte de centrisme vert.

M : Cohn-Bendit doit se sentir visé….

A. L.. : Pas seulement lui. Notre situation est instable. Il faut trouver comment assurer le maximum d’autonomie aux individus, sans que cette autonomie aboutisse à l’élimination des moins bien dotés, ou des moins entreprenants. C’est le fil du rasoir. Dany, du fait de son itinéraire (libertaire en 68, il est rentré très tôt chez les verts allemands), est allé plus loin que nous dans le mouvement vers la deuxième gauche. Quand il dit que le problème en France, c’est que nous avons mal digéré le mouvement de 95, il n’a pas tort. Cette Bataille de la Marne contre le libéralisme, nous l’avons menée avec les pires alliés, du type Blondel et FO. Pour gagner contre l’ultra-libéralisme, nous avons remis en selle ce qu’il y a de pire dans la première gauche. Même le fait que la LCR se subordonne à Lutte Ouvrière (qui défend avec intransigeance le compromis fordiste, y compris contre le partage du travail) est aussi une conséquence de 95. Dany a donc raison de dire que l’héritage de 95 nous enferme pour une part dans cette alliance-là, mais en sortir, ce qui est nécessaire, risque de déclencher la glissade vers la deuxième gauche.

M : Qu’est ce qui peut permettre de conserver le bon équilibre ?

A. L.. : C’est de viser toujours l’alliance des professions intellectuelles qui se fixent des objectifs d’intérêt général, et des exclus du productivisme. Cette alliance, pour le moment, nous la réussissons puisque notre électorat repose sur ces deux catégories, avec environ 25 % chez les " bac plus ", et plus de 20 % chez les chômeurs.

M : De ceux qui votent et qui parmi les exclus ne sont pas très nombreux. Mais quid des catégories populaires entre les deux, qui sont quand même la plus grande part de la société ?

A. L.. : Nous ne recueillons que 11 % chez les ouvriers, et c’est bien là le problème. De plus l’alliance dont je parlais ne repose que sur la bonne volonté de cette petite bourgeoisie éclairée à s’occuper des exclus. C’est très fragile, on fait preuve de générosité un temps et puis ensuite on s’occupe d’autre chose. C’est le problème des Verts allemands. Comment consolider cette alliance ? Par le biais, notamment, du développement du tiers-secteur. Ce qui permettra également de gagner les classes populaires. Aujourd’hui, pour l’ouvrier de la Somme avec sa petite maison qui est déjà en ruines avant qu’il ait fini de la payer, avec sa voiture diesel avec laquelle il fait trente kilomètres pour aller au boulot et à la chasse, nous sommes des emmerdeurs. Comment contourner ce fait que ce qui demeure de la classe ouvrière s’est intégré dans la société sur la base d’un compromis opposé aux exigences de l’écologie ? Une partie des Verts pense qu’il faut tenir compte de leurs aspirations, se centrer sur les augmentations de salaires, voire refuser les éco-taxes. Je pense que c’est une option absurde et perdue d’avance. Il faut au contraire attaquer le problème en se demandant quelles valeurs écologiques existent dans la classe ouvrière. Il y a le sens de la fête, la convivialité, la fierté du travail bien fait.
La construction du tiers-secteur vise d’abord la réintégration des exclus, mais souvent contourne ces couches populaires qui gagnent de 90 000 à 120 000 francs par ménage et par an. C’est une erreur, le tiers-secteur peut permettre de contribuer à changer la vie dans les quartiers, avec des régies de quartier, des activités socio-culturelles, la redécouverte de l’éducation populaire. Cela permet de s’adresser aux couches populaires et de commencer à les rallier à une autre façon de vivre. Mais pour çà il faut gagner les professions intermédiaires qui jouent un rôle médiateur. C’est ce qui me fait dire que les Verts deviendront une vraie force politique populaire quand ils renouvelleront ce qu’a réalisé en son temps le PS avec les instituteurs et le PC avec les syndicalistes ouvriers. Nous devons être le parti d’une couche sociale médiatrice, et je pense que ce seront les animateurs du tiers-secteur, du monde associatif et coopérateur.




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