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> Les crises du marxisme (http://lipietz.net/?article301)
votre référence : [1990e] "Les crises du marxisme : de la théorie sociale au principe d’espérance", intervention au Colloque Fin du communisme ? Actualité du marxisme, Paris, 17-19 Mai. Edité par Bidet & Texier, P.U.F., Paris, 1991. (art. 301).par Alain Lipietz | 17 mai 1990 Les crises du marxisme de la théorie sociale au principe d’espérance LANGUE ET TRADUCTIONS DE L’ARTICLE : Langue de cet article : français
À quelques encablures de la fin du siècle, l’attitude de la plupart des intellectuels français qui se firent jadis connaître dans l’arène académique, politique ou médiatique, comme "marxistes" (et ils furent nombreux !) peut se résumer au cri de saint Pierre : " Non fui, non eram, non novi hominem ". Je n’en fus pas, je n’y étais pas, je ne connais pas cet home... Les stratégies de reconversion de ces auteurs dans le champ intellectuel sont plus ou moins vulgaires ou subtiles, elles ne trompent pas leur pairs (tout au plus leurs étudiants et leurs jeunes lecteurs). Mais la complicité générale joue en leur faveur : affaire classée. L’écroulement du Rideau de Fer et de la Grande Horreur à l’Est semble liquider définitivement la question : de crise en crise, le marxisme est entré en état de coma dépassé. En fait, presque tout était déjà joué au début des années 80. Ceux-là même qui se disaient encore marxistes dans les années 70 ne se reconnaissaient plus guère dans le "marxisme de l’Est", ils en étaient souvent même les plus rigoureux procureurs. Qu’aujourd’hui la plupart d’entre eux ne se targuent même plus de leur innocence d’alors pour se réclamer d’un " autre marxisme" en dit long sur la profondeur de la crise. Pour ma part, je le dis sans honte : j’en fus, j’y étais, et si je n’éprouve plus guère le besoin de me dire marxiste (pas même pour le dérisoire dandysme de la fidélité, peut-être davantage par honnêteté vis-à-vis de la propriété intellectuelle), je ne saurais nier que j’ai connu cette œuvre et que je m’en sers encore, dans le développement de ce qu’on appelle aujourd’hui "l’approche régulationniste". C’est donc d’un point de vue bien utilitaire ("faire le point") que j’explorerai ici la profondeur de la crise du marxisme : qu’en reste-t-il ? en quoi peut-il encore nous servir ? de quoi faut-il à tout prix faire son deuil ? "Crise du marxisme" : on ne peut plus ergoter en effet. Ce n’est pas le marxisme des autres (les staliniens, les léninistes, celui du vieil Engels) qui est en crise. C’est le marxisme tout entier en tant que présence dans le siècle d’une œuvre, bien sûr bafouée, défigurée, mais jamais totalement innocente de ce que ses lecteurs en ont fait (sauf quelques cas limites, Khmers Rouges, Sentier Lumineux, dont on se demande par quelle bizarrerie ils ont pu se dire marxistes). Quoique relevant, par définition, de l’ordre du subjectif, les "crises du marxisme" sont des faits réels, empiriquement constatables : il suffit qu’un nombre significatif d’(ex-)tenants du marxisme le proclament en crise pour que celle-ci soit ouverte de droit ! Il est alors vain de noter que par principe le marxisme, de par sa nature (auto-)critique, est toujours en crise : à l’évidence, il y a des périodes où il l’est davantage qu’en d’autres ... et celle-ci semble bien être la crise finale. Pourtant, le marxisme a connu d’autres périodes de crise profonde. Ces périodes sont celles où les éléments contradictoires qui le constituent (théorie à prétention scientifique de la réalité historique, idéologie d’une partie du mouvement ouvrier, programme de travail et d’action, conception du monde) perdent leur apparence d’adéquation relative, et d’adéquation à la réalité. Les crises du marxisme vont donc de paire avec les crises socio-politiques, et tout particulièrement avec les crises du mouvement ouvrier. Cependant elles ne s’y dissolvent pas. Pour autant que "le marxisme" (c’est-à-dire, au delà des écrits de Marx, le "marxisme historiquement constitué", sa lecture et son interprétation dominante, y compris les hétérodoxies qui se posent en s’opposant à cette lecture dominante) constitue un mouvement réel et relativement autonome, il est sujet, comme tout processus, à des périodes de stabilité structurelle et à des phases (ouvertes par ses crises) pouvant conduire à sa disparition, à sa mutation, à des bifurcations ... L’histoire des crises du marxisme (y compris l’actuelle crise, manifeste en Europe occidentale depuis le milieu des années 70) montre la récurrence de certains thèmes, qui engagent plus ou moins la réalité du "marxisme constitué", et dont l’issue remanie plus ou moins profondément l’héritage de la période antérieure. Naturellement, plus profonde est la remise en cause, plus large est le champ de la contestation, car les débats sur les niveaux plus superficiels et mineurs de la doctrine sont automatiquement réactivés. La faillite proclamée sur tel point de théorie économique est trop souvent mobilisée au service des reniements politiques... On peut en effet esquisser une classification de ces niveaux de crise par profondeur croissante. Par "profondeur" j’entends non pas une hiérarchie quant à la validité, à l’objectivité de la théorie, mais (presqu’au contraire) une hiérarchie subjective : de ce qui nous ébranle le moins (dans notre rapport au marxisme constitué) vers ce nous ébranle au plus intime. Soit, du plus superficiel au plus profond, ce qui nous fait dire : "En ce sens, je suis, ou ne suis plus, marxiste". Soit encore, les questions : que dire ? que faire ? que penser ? et enfin : à quoi bon ? Un ordre de profondeur psychanalytique, en quelque sorte... A un premier niveau, le plus superficiel ("que dire ? "), le marxisme se veut une analyse scientifique de la réalité historique et sociale, et en particulier de l’économie capitaliste. A ce titre, ses périodes de triomphe et de crise concernent essentiellement les universitaires et les chercheurs, car on sait bien qu’une idéologie fumeuse (comme le nazisme) peut avoir les plus grands effets politiques sans jamais ne susciter que le mépris des chercheurs, et inversement, une théorie ou une épistémologie peut faire l’objet de débats théoriques infinis sans aucun effet sur les mouvements réels de l’histoire : c’est le vieux jeu de mots "Pourquoi Marx et pas Spencer ?". La réponse non-humoristique à ce jeu de mots est bien sûr que les théories marxistes prétendent étayer des stratégies politiques. A ce second niveau ("que faire ?"), les crises du marxisme sont liées aux crises du mouvement social, mais elles n’en restent pas moins aussi des crises théoriques (plus fondamentales et "intéressantes" que les précédentes). Ce sont des "crises des conclusions" plutôt que des crises des analyses : mais ce sont toujours des crises dans le marxisme, même si, comme les premières, elles peuvent conduire à rompre avec le marxisme. Il peut alors arriver que la crise secoue jusqu’à l’architecture, au "noyau dur" lui-même de ce qu’on appelle marxisme, en tant que programme à la fois d’action et de recherche, en tant que conception du monde et de l’histoire. Ce ne sont plus seulement les analyses et les réponses qui sont remises en cause, mais les questions elles-mêmes, ou plutôt l’intérêt de les poser : "que penser ?". Mais on leur oppose alors d’autres bonnes questions. Il ne s’agit plus tout à fait de crise "dans le marxisme", car celui-ci ne peut en sortir qu’en s’inscrivant dans une problématique plus large, qui peut garder cependant une coloration marxiste (schématiquement : matérialiste, dialectique et critique). Enfin, la crise peut atteindre jusqu’au "pourquoi" des "pourquoi ?", à l’"à quoi bon ?". On en est là. l. REMISE EN CAUSE DES ANALYSES THÉORIQUESSi le marxisme n’était qu’une théorie scientifique de l’histoire, les problèmes laissés ouverts par Marx, et ceux soulevés par l’évolution même de ses objets d’études (par exemple : le capitalisme) n’auraient appelé ses successeurs qu’à un paisible programme de travail : continuer, adapter, affiner, élargir les analyses. Malheureusement, la prétention des marxistes à fonder "scientifiquement" leur politique (thèse vigoureusement défendue lors de la crise fondatrice de la Seconde Internationale, et lors de la crise "révisionniste" de la fin du XIXè siècle - en particulier par Engels, Labriola, Kautsky, etc...) devait dès l’origine coupler brutalement les incertitudes théoriques et les vicissitudes du mouvement social. Ainsi, ce qui apparaît comme un "programme de travail" en temps "normal" devient, en période de reflux, autant de "failles originelles" censées miner l’édifice. Exemple caricatural : le ridicule problème de la "transformation des valeurs en prix de production". En principe, tel que Marx le laisse explicitement ouvert, il s’agit d’un simple problème algébrique de réévaluation des coûts de production. Mais aussitôt s’y investit la charge affective du rôle exclusif du travail ouvrier dans la production des richesses, du caractère déterminant de l’instance productive, etc. D’où la récurrence de ce problème ultra-mineur dans chacune des "crises du marxisme" [1]. Très significative est l’évolution des économistes marxistes français. Au début des années l970, le mouvement ouvrier est encore fort, les intellectuels traquent l’exploitation dans l’antre de la production. La "valeur-travail " est au pinacle, on mesure jusqu’aux pores au cœur du procès de production pour évaluer le travail incorporé par heure de travail concret. La question de la "transformation en prix" est ignorée. Quelques spécialistes ferraillent avec le néoricardisme, défendant l’irréductibilité de la valeur-travail au prix de la marchandise-force-de-travail. Début des années l980 : l’atmosphère a tout à fait changé. Le mouvement social s’est éteint. Alors même que dans la "presse bourgeoise" il n’est plus question que de productivité et de repartage de la valeur-ajoutée (soit, en bon marxisme : de l’inverse mathématique de la valeur, et de la plus-value relative), l’idée même d’un rapport étroit entre le temps de travail et la valeur des marchandises ne suscite plus qu’une totale réticence chez les anciens chevaliers du marxisme. Le problème de la transformation est réputé insoluble, et on a choisi le camp des prix, plus ou moins subjectifs, contre le camp du procès objectif de la production de valeur [2]. Du dédain de Bohm-Bawerk au retour à Bohm-Bawerk... au nom bien sûr de l’épistémologie ! Moins caricaturaux furent les débats sur l’émergence des classes moyennes salariées, sur le rôle du capital financier, les mutations de l’impérialisme, et surtout sur la théorie des crises, l’autonomie du politique et de l’idéologique, la question de l’État, etc... : toutes questions superficiellement (quoique souvent génialement) effleurées par Marx, et de plus, par nature, légitimement sujettes à réexamens périodiques. Non, l’émergence des Nouveaux Pays Industrialisés ne balayait pas toute la problématique marxiste du marché mondial (mais elle relativisait les théorisations de l’impérialisme [3]). Non, les actuelles évolutions vers un " post-taylorisme" n’infirment pas toute la réflexion de Marx sur la "subsumption réelle du travail au capital" - mais elles conduisent à réévaluer la permanence de la subjectivité ouvrière dans le procès de production, et la complexité des compromis dont "l’extorsion du surtravail" est le siège. Quand bien même les conclusions de Marx et de ses successeurs se trouveraient ainsi démenties par l’évolution réelle, on peut rester marxiste quant aux outils de théorie sociale et produire, en tant que marxiste, des réponses plus pertinentes. C’est ainsi que travaille n’importe quel chercheur. On ne "rompt" pas avec Newton et Maxwell en découvrant la Relativité Restreinte, et même pas tout à fait en explorant le paradigme plus étrange de la mécanique quantique. Bref, les crises de ce niveau resteraient bien superficielles, si les résultats des analyses sociales n’engageaient ou du moins ne justifiaient pas de manière décisive les options politiques de celles et ceux qui se réclament du marxisme : nous en venons aux crises du second niveau. 2. REMISE EN CAUSE DES ORIENTATIONS STRATÉGIQUESTelles apparaissent après-coup, et pour autant que "le marxisme s’en sort", les conséquences majeures de ces crises. On continue à se dire marxiste, on s’appuie toujours sur des analyses théoriques inspirées des outils de Marx, mais, à l’épreuve des faits, des débats, des scissions, le contenu des conclusions pratiques a changé. Ainsi, le "catastrophisme". dérivant indûment la nécessité prochaine de la révolution de la nécessité des crises, fait à l’origine partie du "noyau dur" du marxisme. On attend incessamment la Révolution Prolétarienne de la croissance du prolétariat, des contradictions insurmontables du capitalisme, et de l’insuffisance de la révolution démocratique bourgeoise. Dans Les luttes de classes en France, la revanche de l848 est annoncée pour la prochaine crise commerciale. L’échec de la Commune de Paris conduit le rameau dominant (la section allemande de la Seconde Internationale) à pratiquer (Kautsky) ou à théoriser (Bernstein) l’insertion progressive du mouvement ouvrier dans l’Appareil d’État bourgeois. Pratique qui se heurte à une opposition "fondamentaliste" et débouche sur une véritable crise du mouvement ouvrier : la scission de l’Internationale Communiste et de l’Internationale Ouvrière. Se trouve réactivées en ces circonstances les faiblesses de la théorie marxienne de la Crise, de l’État, etc... : c’est le fameux débat triangulaire Kautsky-Lénine-Rosa Luxemburg. Parallèlement (et avec des interférences multiples et contradictoires) se développe la crise de la notion de "constitution de la classe en sujet . La pratique éclectique de Marx à la tête de l’Association Internationale des Travailleurs avait laissé le débat ouvert. L’organisation internationale du mouvement ouvrier regroupait pêle-mêle des individus, des cercles, des partis, des syndicats. On pouvait en être membre par choix individuel ou par situation collective de classe ! Option conforme au millénarisme initial, et que l’institutionnalisation durable du rapport entre classes ennemies se devait de clarifier. Les uns (en Angleterre) s’orientèrent vers le trade- unionisme, les autres (en Allemagne) vers un parti de masse, d’autres vers un parti de " spécialistes qualifiés" (Lénine), d’autres (luxemburgistes, "ultra-gauchistes") affirmèrent que le sujet prolétarien trouverait ses formes d’expression dans le feu de l’action (conseils, soviets ...). Ces débats avaient déjà suffi à faire éclater le mouvement ouvrier (et le marxisme) en plusieurs rameaux, quand la stabilisation de la première république socialiste marxiste ouvrit tout le champ des problèmes que Marx, refusant de "faire bouillir les marmites de l’avenir", avait laissés de côté : ceux de la dictature du prolétariat. Et d’abord, la question même de la possibilité des révolutions "décalées" par rapport à la vulgate, parce qu’elles n’avaient pas lieu dans les pays capitalistes "les plus avancés". D’où l’immense débat sur les révolutions "démocratiques populaires" (Staline/Trotzky/Mao), sur la possibilité du "socialisme dans un seul pays" etc... Mais infiniment plus graves allaient être les problèmes soulevés par la pratique du "socialisme réellement existant" dans ce seul pays. Problèmes qui allaient remettre en cause l’architecture même de la doctrine. 3. REMISE EN CAUSE DE LA CONCEPTION DE L’HISTOIREAu sortir de la Seconde Guerre Mondiale, un cadavre empuantit le monde : celui du stalinisme. Des fractions minoritaires du mouvement ouvrier (trotzkystes, bordiguistes, conseillistes, etc...) cherchent à sauver un marxisme fondamental malgré et contre l’aberration stalinienne, mais la crise est bien plus profonde : elle implique une remise en cause de ce "noyau fondamental" lui-même. La reprise du mouvement révolutionnaire (essentiellement dans le Tiers-Monde) et des mouvements radicaux dans les pays développés appellera dès lors une relecture de Marx, qui, au contact de la psychanalyse, de l’existentialisme, du structuralisme etc... engendrera de nouveaux " marxismes" sans grand rapport avec celui de la Troisième Internationale. Le "noyau dur" jusque là reçu (celui de la Préface à la Contribution à la critique de l’économie politique de l859) enchaînait avec plus ou moins de variantes la séquence : développement des forces productives - développement du prolétariat et de sa conscience - crise du capitalisme, - révolution prolétarienne - socialisme et édification du communisme. La "crise du marxisme" du second Après Guerre remit en cause tout ou partie de ces enchaînements. Rompant avec cette trop fameuse "Préface de l859", certains (en particulier Che Guevara et Mao Zedong) osèrent inverser la séquence "forces productives - rapports sociaux - conscience de classe". Pour Mao Zedong en particulier, les forces productives devenaient elles-mêmes la matérialisation de rapports sociaux, et ceux-ci le résultat de luttes de classes, ayant leur moteur dans le projet politico-idéologique de mouvement de masse. L’althusserisme en France, l’opéraïsme en Italie, les Écoles de Francfort et de Budapest, etc. théorisèrent plus ou moins cette inversion (ou en tout cas affirmèrent "l’autonomie relative des instances"). Elle offrait en effet de nouvelles perspectives au mouvement social dans les pays capitalistes, et une réponse à l’avortement épouvantable de la Révolution d’Octobre : on pouvait comprendre que la dictature de la bourgeoisie se reconstitue dans les pays à propriété juridique d’État si la nature capitaliste du procès de production sociale d’une part, des appareils idéologiques d’État de l’autre, y restaient en substance inchangés. De même, la question de la "transition" se trouvait complètement inversée : si "c’est sur la page blanche qu’on écrit le plus beau poème" (Mao), le développement matériel du capitalisme devenait plus embarrassant qu’utile ! Mais cette refondation du matérialisme historique, replaçant le mouvement social - au lieu de l’évolution technique - au cœur du dispositif , réactivait sous des formes nouvelles le vieux débat "spontanéité - conscience - organisation". La Révolution Culturelle Chinoise (qui faisait du Parti lui-même le centre potentiel de la restauration bourgeoise) et la relecture de Gramsci reposaient en des termes nouveaux les questions "partis-masses", "théorie - expérimentation sociale", etc. Les premiers termes se trouvaient maintenant subordonnés, et la "base matérielle" (l’activité pratique des masses) exaltée. Remarquons au passage que c’est sous cet angle-là seulement (l’autonomie expérimentale des masses) que fut à l’époque critiquée la "planification centralisée", tant par les guévaristes que par les maoïstes (les options autogestionnaires de la dissidence titiste des années 50 relevant davantage de l’opportunisme). Cela peut surprendre un lecteur d’aujourd’hui, habitué par la presse à identifier "l’effondrement du communisme" à la "victoire du marché". Mais, dans les années 60, la forme "planifiée" de régulation des économies dites socialistes semblait parfaitement efficiente pour assurer une " croissance accélérée", et c’est malgré ses succès que la planification par un État-Parti se trouvait sous la critique du marxisme révolutionnaire. Non seulement on y lisait une forme de régulation marchande parmi d’autres, n’abolissant ni l’anarchie de la production sociale ni l’aliénation du producteur isolé [4], mais encore finirait-on par y lire le fantasme pervers (et pas très authentiquement marxien !) d’étendre au gouvernement des hommes les méthodes de l’administration des choses, de "transformer la société en une immense fabrique" [5]. Il faut souligner que ce qui est ici présenté comme une "nouveauté historique" recoupait exactement de très vieux débats internes au marxisme et au mouvement ouvrier. Ainsi la critique de la forme-parti, le soupçon de sa capacité à reconstituer une bourgeoisie d’État, se trouvaient déjà au début du siècle chez G. Sorel, R. Luxemburg, puis chez les "ultra-gauchistes" des années 20, et même avant dans le débat Marx-Bakounine. Les "Révolutions dans la Révolution" des années l960 portaient cependant ces débats au niveau de l’expérimentation de masse. Tandis que "l’orthodoxie" (sociale-démocrate ou stalinienne) achevait de se discréditer (et quittait parfois explicitement le champ du marxisme), la "normalisation" des révolutions cubaine, chinoise et indochinoises, et l ’échec des nouvelles luttes ouvrières dans le milieu des années 70, devaient pourtant étouffer cette renaissance marxiste elle-même. A l’évidence, la Révolution Culturelle Chinoise et la révolte des O.S. de Mirafiori n’avaient pas résolu les problèmes qu’elles avaient elles-mêmes posés ! Mais la nouvelle crise qui en résulta dans les années 70 affronta un problème plus large encore, l’émergence de mouvements sociaux radicaux, revendiquant leur autonomie par rapport au mouvement ouvrier : l’écologie, les mouvements des jeunes marginaux, et surtout le féminisme. Certes, Marx avait jadis dénoncé (dans les Critiques des Programmes d’Erfurt et de Gotha) la social-démocratie allemande qui oubliait que la Nature, et pas seulement le Travail, était créatrice de toute richesse, certes l’antériorité de l’exploitation des femmes avait bien été posée par Engels (dans L’Origine de la Famille) certes, on avait gardé la trace des premières tentatives d’inscription du mouvement féministe dans le mouvement ouvrier (Hubertine Auclerc, etc.). Mais, cette fois, des mouvements radicaux théorisaient sur un mode proche du matérialisme dialectique leur oppression dans l’ordre des choses existant, ordre dont faisait partie, à titre d’oppresseur, le mouvement ouvrier avec ses structures et son idéologie (machiste, productiviste, étatiste). Ils revendiquaient, avec, à côté, et parfois contre le mouvement ouvrier, la nécessaire abolition de ces rapports d’aliénation, d’oppression et d’exploitation. Il aurait été concevable (et se fut tendanciellement le cas dans les années 70) d’inscrire ces mouvements dans la problématique du marxisme, moyennant une remise en cause de son contenu encore plus radicale que dans les années 60. Significativement, les intellectuels protagonistes de la mutation précédente se montrèrent les plus ouverts à l’affirmation de "nouveaux sujets révolutionnaires" : ce fut le cas des "euro-communistes de gauche", de certains maoïstes et de certains opéraïstes comme ceux de Lotta Continua. Mais la multiplication même de ces "sujets" portait encore plus loin la critique de l’ancien "noyau dur", jusqu’à l’identité fondamentale "mouvement anticapitaliste = mouvement ouvrier = mouvement pour le communisme". Toutes les révoltes ne se ramenaient plus à une base objective unique, à un sujet central, à un objectif unificateur. On pouvait même concevoir qu’elles entrent légitimement (et non par "méconnaissance de leurs intérêts historiques") en lutte les unes contre les autres, qu’écologistes et féministes refusent les compromis passés entre le Capital et la classe ouvrière masculine contre les femmes et contre la Nature. La conception maoïste du parti (synthétiseur des idées des masses, régulateur des contradictions au sein du peuple) était trop discréditée par la réalité du communisme chinois pour offrir un cadre même formel à ce défi décisif. Mais l’incapacité du marxisme à fournir une réponse à ce problème (celui de la convergence d’une pluralité de sujets historiques) ne suffit pas à rendre compte de l’échec de tous les partis d’origine marxiste, sociaux-démocrates ou communistes, à se transformer en cette "chose" dont rêve, à la fin des années 80, le Parti Communiste Italien comme la "Rainbow Coalition" de Jenie Jackson, ou le Parti de la Démocratie Socialiste de RDA. Dans es faits, ce sont des partis non pas "Rouges", mais "Verts" (et non pas même "Arc-en-ciel" ou "Rouge et Vert") qui semblent, au début des années 90, représenter au mieux cette convergence des "mouvements réels qui abolissent l’ordre des choses existant". Risquons donc quelques hypothèses supplémentaires : les mouvements sociaux des années 80 échapperaient totalement au paradigme marxien "contradiction sociale/ définition d’une classe sociale en soi/émergence d’un mouvement social pour soi". Dans les années 70 par exemple, une tendance du féminisme [6] tenta de se définir de manière sinon marxiste, du moins marxistoïde : le patriarcat, ou mieux le "sexage" (comme on dit le servage, l’esclavage etc.) , définissait des classes de sexe en tant que rôles sociaux de genre. L’abolition de ce rapport social par la lutte du groupe dominé abolirait la différence, comme la lutte du prolétariat abolirait le salariat. Or il ne semble pas, aux yeux d’autres théoriciennes de féminisme [7], que l’identité féminine soit réductible à une définition relationnelle (ce qui d’ailleurs n’implique pas non plus qu’elle soit "naturelle", "essentielle"), et que le combat féministe ait pour objectif l’abolition de sa "différence" (au sein de rapports sociaux épurés du patriarcat), mais au contraire la reconnaissance de la différence sexuelle dans l’égale humanité. Encore plus boiteuses furent certaines tentatives de définir l’écologie politique comme un mouvement des "usagers" contre les "technostructures productivistes". Cette collection de rapports sociaux ad hoc, irréductibles les uns aux autres et définissant chacun un sujet historique indépendant (lointain héritage de l’althusserisme ?) avait certes l’avantage d’éviter le schématisme de "l’hégémonie prolétarienne". Mais les "coalitions Arc-en-ciel " qu’inspiraient de telles conceptions (le rouge du mouvement ouvrier, plus le vert des usagers anti-technocrates, plus le violet des féministes, etc...) manquaient par trop de "ciment idéologique", pour parler comme Gramsci. Par contraste, le succès de l’écologie politique en tant que ciment (ou en tant que concept-ombrelle ?), indique l’utilité d’une vision du monde commune, d’un " paradigme sociétal " inventé par les mouvements sociaux [8]. Mais, contrairement à la vieille "idéologie prolétarienne", cette vision du monde n’est plus celle d’une classe ou d’une alliance de classes particulières, et encore moins l’inversion de la logique d’un rapport social particulier. Encore s’agit-il toujours en quelque sorte de marxisme : il s’agit bien d’une révolte contre un ordre social , un " mouvement réel qui abolit l’état des choses existant ". On reste sur le terrain du matérialisme critique, dialectique. 4. LA CRISE DE L’ESPÉRANCEAussi loin que la théorisation du mouvement social puisse remettre en cause les analyses théoriques, les options politiques, et même l’architecture générale du marxisme, il reste que cette théorisation peut en un sens se dire marxiste, de ce marxisme kérygmatique pour qui "le communisme est le mouvement réel qui abolit l’état des choses existant" (Marx), ce marxisme dont "l’âme vivante est l’analyse concrète de la situation concrète" (Lénine), ce marxisme qui "se résume en ces mots : on a raison de se révolter contre les oppresseurs" (Mao). Insistons bien sur ce point : la promesse d’un renversement de l’ordre existant s’inscrit, pour Marx et les marxistes, dans le mouvement réel des choses. On peut même dire que toute l’œuvre de Marx consiste à passer du " rêve que l’humanité a dans la tête et qu’il lui faut connaître pour le posséder réellement " (selon les mots du jeune démocrate radical rhénan) à la démonstration de la nécessité de la réalisation de ce rêve. En ce sens, contrairement au mot de Gramsci (qui polémiquait contre l’attente béate de la réalisation de ce rêve par le développement des forces productives) : "combiner le pessimisme de la raison et l’optimisme de la volonté", le marxisme kérigmatique est un "optimisme de la raison". L’optimisme de la volonté est au cœur de l’Humanité, de Spartacus à Münzer et à Tracy Chapman ("Finally the tables are turning againu). C’est ce qu’Ernest Bloch appelle le " Principe-Espérance". Le marxisme a représenté un principe-espérance particulier, qui se voulait fondé en raison, sinon positive (mais il se dessécha bien souvent en positivisme), du moins en raison dialectique. C’est le beau commentaire d’A. Badiou [9] sur la phrase de Mao citée plus haut. "On a raison de se révolter" signifie à la fois : "Les opprimés se révoltent : ils ont raison" et "la révolte des opprimés aura raison des oppresseurs". Tous les marxistes fondamentalistes, tel A. Labriola lors de la "crise du marxisme" de la fin du XIXè siècle, ont insisté sur ce point, s’étayant d’innombrables citations de Marx, et en particulier de la fameuse lettre à J. Weydemeyer du 5 Mars l852 : Ce que j’ai apporté de nouveau, c’est : En ce sens, le Marxisme s’oppose au blanquisme et au sorelisme, pures exaltations de la volonté créatrice qui entraîna les fidèles de Gabriel d’Annunzio vers de dangereux rivages [10]. La crise actuelle du marxisme atteint vraiment toute sa profondeur, du fait que cela même est remis en question. C’est alors que triomphe la vision résignée ou cynique du libéral ou de l’esthète, c’est alors que les intellectuels marxistes versent "dans la vaine fantaisie, dans la pornographie" (Lénine), c’est alors que l’on doute que le monde ait une forme, l’histoire un sens, que l’on ait raison de se révolter. C’est là que Labriola, qui face à Bernstein et Mazarick (l’inventeur de la formule "crise du marxisme") affrontait dès la fin du XIXe siècle tous les poncifs actuels de la critique de Marx ("il ne sut pas dépasser Hegel, il retomba dans le romantisme de Rousseau, il voulut en vain se dégager de Ricardo" [11]), identifiait la véritable crise du marxisme : "S’il n’y a pas de forme de domination qui ne rencontre des résistances, il n’y a pas de résistances qui, par suite des besoins pressants de la vie, ne puisse dégénérer en accommodation résignée (...). Pour ces raisons, les évènements historiques, vus à la surface de la monotone narration ordinaire, apparaissent comme la répétition assez peu variée du même type, comme une espèce de ritournelle ou de configuration de kaléidoscope (...). Il n’y a pas d’histoire en tant que processus véritable ; ce qui se traduit ainsi en langage vulgaire : l’histoire est une ennuyeuse chanson" (p.209). Nous en sommes là. Mais alors il ne s’agit plus à proprement parler de crise du marxisme : c’est le "principe d’espérance" d’Ernst Bloch qui se trouve mis en cause par cette "Nouvelle (et bien ancienne) philosophie". Elle frappe particulièrement ces pays où retombe un puissant mouvement social (la Russie stolypinienne, l’Italie d’après l977, la Chine d’après la mort de Mao), et ils n’en sortiront qu’avec sa reprise. Cependant la poussée de l’intégrisme musulman après l’échec du nassérisme et des idéologies nationalistes-modernistes teintées de marxisme, comme le retour en force du libéralisme, et pire de l’irrationnalisme dans les pays développés, ne doivent pas inciter ceux qui gardent au cœur un principe d’espérance moins réactionnaire à attendre passivement le retour de la marée. Plus que jamais il faut travailler, et vite. Mais comment reconstruire un principe d’espérance autre que le mythe réactionnaire du retour à un Âge d’Or (" avant les Occidentaux " pour les intégrismes du Tiers Monde et de la Russie, " avant l’État [...] et les immigrés " pour les Européens), sans retomber dans le piège d’un matérialisme historique eschatologique, téléologique ? A mon sens, il faudrait imaginer une sorte de " téléologie immanente ". Au modèle du Communisme comme lieu du renversement de l’ordre existant, oppressif et, écologiquement, catastrophique, un lieu auquel on accéderait à travers réformes et révolutions, comme les Hébreux fuyant Babylone pour la Nouvelle Jérusalem, il convient de substituer l’image de la boussole indiquant les premiers pas de l’émancipation. A l’utopie que l’on a tôt fait d’identifier à quelque expérience réellement existante, d’autant plus idéalisée qu’elle est exotique (l’URSS, Cuba, la Chine...), substituer la direction qui ne pointe vers aucun but définissable a priori. Une boussole aimantée, ici et maintenant, par des valeurs elles-mêmes engendrées par la révolte des opprimés, par les aspirations populaires, par le refus de la destruction de la planète. Une boussole, donc, qui reste à la fois matérialiste et critique. Comme l’exprimait récemment J.Y. Calvez [12], il faut " réexaminer le messianisme dans le marxisme. Au fond, l’homme ne peut vivre sans une espérance messianique. Les marxistes la firent sur un moment de l’histoire humaine, dont ils font une sorte de fin de l’histoire". Il faut - comme dans le christianisme (selon la vision bien particulière qu’en a J.Y. Calvez !) " renvoyer chaque homme à sa vie et à l’histoire, mais ne pas dicter un sens du parcours même de l’histoire (...). Nous liquidons aujourd’hui une longue période de prétention à projeter le sens même dans l’histoire comme déroulement. Il faudra pourtant, de toute façon, traiter la question du rapport du sens à l’histoire, à l’action, à la société". Dès lors (souligne toujours J.Y. Calvez), le marxisme (et surtout celui du jeune Marx) reste l’une des plus profondes analyses des "raisons de se révolter" : critique de l’aliénation dans le travail hétéronome, critique de l’aliénation dans la division du travail elle-même. Dans la démarche émancipatrice que nous indique notre boussole, dans le processus difficile d’autoréalisation des valeurs qu’expriment les combats de notre temps (autonomie, solidarité, responsabilité écologique), il est bien possible que le marxisme en tant que théorie sociale (convenablement réélaborée) se révèle plus utile qu’on ne le pense aujourd’hui. Que de vieux débats stratégiques (partis/masses, réformes/ruptures...) soient réactivés. Que de vieux cadres de pensée (conditions objectives/sujets historiques) retrouvent une nouvelle jeunesse. Qu’une certaine culture de la "politique de l’espérance" demeure, quand on aura tout oublié du marxisme. Comment appeler cette direction que pointe la boussole du matérialisme critique ? Comment appeler cette abolition de l’ordre des choses existant ? "Communisme" est trop sali pour encore servir. Je préfère "alternative écologique" [13].
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NOTES [1] Voir G. Dostaler, un échiquier centenaire, La Découverte, Paris, l985). [2] Voir par exemple l’évolution de Michel Aglietta, de sa thèse (déjà remaniée dans Régulation et crises du capitalisme, Calmann-Lévy, l976) au livre cosigné avec A. Orléan : La violence de la monnaie, P.U.F., l982. De même, C. Benetti et J. Cartelier, de Économie classique, économie vulgaire (Maspéro l975) à Marchands, Salariat et capitalisme (Maspéro, l980). Pour un survol de cette évolution "hypercritique", voir mon intervention au Colloque Marx l983 : "Le débat sur la valeur : bilan partiel et perspectives partiales", repris dans Dostaler, op. cit., et, pour ce qui est de mes tentatives de réponse à de vrais problèmes : Le Monde enchanté, La Découverte, l983. A partir de cette époque, la solution ici présentée, élaborée à la fin des années l970 par G. Duménil, D. Foley et moi-même, ne fit même plus l’objet d’une tentative de réfutation. [4] Le grand initiateur de cette approche fut le livre de Ch. Bettelheim Calcul économique et formes de propriété (Maspéro, l969), dont on ne saurait souligner l’importance, en France et dans le monde. Non seulement il permettait un réinvestissement de la méthode d’analyse marxiste dans la critique de "l’économie politique du socialisme", mais encore il préparait le passage du structuralisme au régulationnisme dans l’étude de capitalismes occidentaux... et le réinvestissement ultérieur de cette approche dans l’étude du "socialisme réellement existant" (voir J. Sapir, L’économie mobilisée, La Découverte, Paris, l990). [5] Sur la portée programmatique et politique du fantasme d’abolir le marché par le plan, voir mon livre Crise et inflation : pourquoi ?, Maspéro, Paris l979, et mon article "Marchandise, autogestion et capitalisme organisé", Les Temps Modernes, Février l979. [6] Je pense à la filière représentée en France par la revue Questions Féministes, illustrée en particulier par C. Delphy, et de manière encore plus flagrante par C. Guillaumin ("Pratique du Pouvoir et Idée de Natures l’appropriation des femmes", Questions féministes, n°2, Paris, l978). [7] Je pense ici au courant représenté par L. Irigaray (cf Éthique de la différence sexuelle, Minuit, Paris, l984). [8] Au cours des années 80, j’ai ainsi glissé progressivement du modèle "Arc-en-ciel" (voir par exemple "Les conditions de la création d’un mouvement alternatif en France", Rethinking Marxism Vol . l, n°3, l988) à l ’adoption du "Vert" comme paradigme sociétal englobant (voir Choisir l’Audace. Une alternative pour le XXIè siècle, La Découverte, Paris, l989). [9] A. Badiou, De la contradiction, Maspéro, Paris, l975. [10] Cette tendance "fasciste" est en fait omniprésente chez les révolutionnaires marxistes dès lors que pour "faire" la révolution ils en appellent à la subjectivité prométhéenne contre le marxisme positiviste, économiste. En ce sens, Althusser n’avait pas tort de taxer le stalinisme d"’humanisme" : il voulait dire "nietzschéisme". L’écologie politique, qui découronne la subjectivité humaine (dans son versant prométhéen) tout en rappelant la responsabilité spécifique et consciente du genre humain, semble un double antidote contre les variantes déterministes et "constructivistes" du productivisme. [11] A. LABRIOLA, Essais sur la conception matérialiste de l’histoire, l899, rééed. Gordon & Breach, l970, p. 302. On remarque que le nouveaux fossoyeurs du marxisme, comme L. Colletti (Le déclin du marxisme, P.U.F., l984), n’ont pas spécialement brillé par la nouveauté de leurs critiques ! [12] " L’homme ne peut pas vivre sans une espérance messianique", Le Monde, 14 Avril l990. |
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