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> « Le problème, c’est le partage de la richesse » (http://lipietz.net/?article1347)
par Alain Lipietz | 16 septembre 2004 Politis n°817 « Le problème, c’est le partage de la richesse » Entretien sur la remise en cuase des 35 heures
Alain Lipietz : Nous assistons à un mouvement de moyen-long terme de remise en cause de la hiérarchie internationale du travail, qui vient contrecarrer les raisonnements de très long terme que nous tenions dans le passé sur une tendance historique à la réduction du temps de travail. L’émergence de vraies puissances industrielles comme la Chine et l’Inde sur le marché mondial, avec des normes sociales proches de celles de la première moitié du XXe siècle en Europe, pose de redoutables problèmes. Ce tête-à-queue mondial n’est certes pas inattendu. Quand j’avais écris Miracles et mirages(La Découverte, 1985), la plupart des économistes marxistes pensaient qu’une telle situation n’était pas possible. L’impérialisme ne voudrait jamais que l’industrie se développe dans le tiers monde, disait-on. Maintenant, c’est non seulement l’industrie mais aussi le tertiaire, l’informatique, les logiciels, etc., qui sont délocalisés. Un avenir proche ne serait donc possible qu’avec des bas salaires et un temps de travail de plus en plus flexible, comme le souhaite le gouvernement ? Est-ce qu’on peut rester durablement en Europe avec un très haut niveau de salaire et une très basse durée du travail par rapport à la Chine ? Je réponds oui, à condition de bien spécialiser l’Europe, d’une part, vers les exportations de haute qualité, d’autre part, vers la consommation intérieure, les services, tout ce qui ne peut pas se délocaliser et qui constitue le gros du travail. Nous avons très largement les moyens de créer beaucoup d’emplois qui ne sont pas exposés à la concurrence internationale. Et l’on pourrait continuer la réduction de la durée du travail. Alors pourquoi brutalement, en 2004, l’Allemagne, qui suivait en gros ce modèle, restée compétitive avec des ouvriers aux 35heures payées 1,8 fois le salaire de l’ouvrier français, s’aperçoit qu’elle est trop chère ? La nouveauté de cet été, c’est que ce capitalisme du « bon accord salarial » est aussi celui qui mène (chez Bosch, Siemens) une offensive contre ces accords désormais « trop coûteux ». J’ai tendance à penser que la vraie réponse n’est pas de gagner 3% ni même 8% sur le coût salarial en augmentant la durée du travail et en bloquant les salaires. C’est dérisoire par rapport aux 40% de hausse des prix européens, exprimés en dollar ou en yuan, provoquée par la hausse de l’euro du fait d’une politique monétaire aberrante. La politique irresponsable de la Banque centrale européenne a provoqué depuis 3 ans cette hausse vertigineuse de l’euro par rapport au reste du monde. En ramenant l’euro au niveau où il était au moment où l’on passait aux 35heures, nous pourrions passer aux 32 heures ! Et à plus long terme ? Les luttes sociales en Chine et dans le tiers monde finiront bien par provoquer un « rattrapage social ». Pour accélérer ce mouvement de rattrapage, qui se réalise depuis des décennies au sein de l’Union européenne, il faudra que l’affrontement politique capital-travail devienne mondial, non plus sous la forme d’un internationalisme ou d’un altermondialisme proclamé, mais opérationnellement, c’est-à-dire avec des combats syndicaux mondiaux, des lois sociales mondiales. Il nous faudra dompter les multinationales par le biais d’une politique multinationale. Car à terme, seule l’existence de règles communes (et pour commencer européennes) permettra de relancer la tendance historique à la réduction du temps de travail, mais aussi de faire prévaloir les accords internationaux de défense de l’environnement sur les lois de la concurrence. Mais derrière la question des 35heures, le droit du travail et les protections sociales des salariés sont remis en question, presque du jour au lendemain, au nom de la compétitivité... Indépendamment de la révolution culturelle sur le changement de nos habitudes de consommation qu’il faudra avoir un jour, on ne peut pas dire à l’ouvrier, du jour au lendemain, qu’au nom de la compétitivité ou de la décroissance soutenable on baisse son salaire, parce que dans le tiers monde c’est bien pire, ou que son style de vie n’est pas compatible avec la soutenabilité écologique de la planète... Alors, peut-on diminuer le temps de travail de l’ouvrier en lui faisant vivre un vrai temps libre, tout en améliorant réellement son niveau de vie, et cela sans changer le prix des marchandises ? Cela veut dire forcément que l’on déplace la partage de la valeur ajoutée au profit des salaires. Pour que les patrons ne hurlent pas immédiatement, il faut concentrer ce prélèvement non pas sur l’entreprise mais sur le revenu redistribué aux propriétaires, celui de l’actionnaire tondeur de coupons. Du point de vue fiscal, cette sélection est très facile à mettre en œuvre. En France, le gouvernement présente d’autres arguments pour allonger le temps de travail. L’un des chevaux de bataille favoris est de dire qu’il faut travailler plus pour augmenter la production des richesses et pour gagner plus... Qu’en pensez-vous ? Cet argument semble vrai et l’a toujours semblé. La partie du salariat qui voulait le moins la réduction du temps de travail, même si certaines années elle était légèrement en faveur du partage du travail, ce la catégorie des ouvriers peu qualifiés. Pourquoi ? En France, les ouvriers gagnent trop peu pour bénéficier vraiment d’une société du temps libre. Il faut un minimum que les ouvriers ont de moins en moins. La grosse critique que l’on peut faire à la majorité plurielle quand elle était au pouvoir, c’est de ne pas avoir mesuré à quel point l’annualisation du travail, tout en désorganisant leur temps libre, a baissé le revenu des ouvriers en remplaçant des heures supplémentaires bien payées par des heures simplement déplacées n’importe quand dans l’année. En réalité, le partage du travail entre ouvriers et chomeurs ne diminue absolument pas le total de la richesse produite. Le vrai problème est le partage de cette richesse entre ouvriers et capitalistes (actifs ou rentiers). Au-delà de la remise en cause des 35heures, quels effets sont induits par l’allongement du temps de travail ? Mécaniquement, cela accélère la montée du chômage. Il ne faut pas oublier que nous sommes dans une conjoncture proche de celle de 1995, c’est-à-dire dans une situation macro-économique très mauvaise. L’Union européenne est la seule zone du monde à rester en récession. La France l’est moins que les autres pays européens parce qu’elle s’est « assise » la première sur le pacte de stabilité (qu’on est enfin en train de réformer !) Mais elle n’échappe pas aux effets de la politique monétaire. On retrouve, au niveau européen, le débat français de 1982 : Faut-il dévaluer ou abandonner le social ? Rapporteur au Parlement européen sur la politique de la Banque centrale en 2003, j’ai expliqué qu’en laissant se réévaluer l’euro et en maintenant un taux d’intérêt trop élevé la Banque centrale européenne a trahi sa mission qui est de défendre les objectifs de l’Union, c’est-à-dire le plein emploi par la compétitivité. Enfin, notre continent, qui sort difficilement de la crise de 2001-2002, va peut-être y replonger si une nouvelle récession mondiale se déclenche à cause du nouveau choc pétrolier !! Là-dessus, le gouvernement français agite un débat sur la durée hebdomadaire du travail pour faire oublier qu’il est en train de retarder d’un trimestre par an le départ à la retraire des fonctionnaires, et qu’il essaie de ne pas remplacer un grand nombre de postes de ces départs. Rien que par l’allongement de l’âge de la retraite et donc de la durée totale du travail, nous avons une augmentation mécanique du chômage. L’effet est immédiat : on remplace en gros des retraités par des chômeurs. Et les chômeurs gagnant moins que les retraités, cela provoque encore plus de chômage. Le chomage actuel n’a donc rien d’inéluctable. Nous avons perdu des parts de marché à l’exportation que nous aurions pu garder avec un change plus bas. Et l’Europe elle-même est un ensemble très largement autosuffisant. Si on avait une politique budgétaire européenne réellement anti-récessive (comme les Etats-Unis ou encore plus fort la Grande-Bretagne, qui a créé massivement des emplois dans la fonction publique ces dernières années), nous aurions pu créer des emplois locaux qui n’auraient été exposés à aucune concurrence internationale et il aurait été possible de démultiplier ces emplois par la réduction du temps de travail. On avait tous les outils budgétaires, monétaires, contractuels et législatifs pour ne pas laisser se creuser le chômage. Propos recueillis par Thierry Brun Sur le Web : Dossier : |
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