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par Alain Lipietz | 22 juillet 2007

Le Grenelle de l’environnement, pour quoi faire ?
Un « Grenelle de l’environnement », qu’est-ce à dire ? Qu’en attendre ? Qu’y faire ?

D’abord, « Grenelle », quel drôle de nom ! Pour un président, Nicolas Sarkozy qui, lorsqu’il était candidat, a passé sa campagne à fustiger Mai 68, pourquoi mettre en avant le lieu (ministère du Travail, rue de Grenelle) où fut signé l’accord mettant fin à la plus grande grève de l’histoire, 3 semaines d’occupation d’usines par 9 millions de grévistes ? Sans doute pour reconnaître qu’il y avait du bon dans le mouvement, et qu’il est à porter au crédit de l’État (en l’occurrence, Pompidou, intéressante référence) que d’avoir su intervenir pour rétablir l’intérêt général et la paix civile, en mettant d’accord des intérêts inconciliables. C’est d’ailleurs la mission traditionnelle de l’État, selon Marx et bien d’autres : « L’État est l’organe dont la société se dote pour que les parties antagonistes qui la constituent ne s’épuisent pas dans une lutte sans fin ». La référence à Grenelle, c’est la référence à l’intérêt général, à la conciliation par delà l’exaspération des revendications et des intérêts particuliers.

Mais trois différences sautent aux yeux :

 1) Une conférence quintipartite.

Alors qu’à Grenelle (le vrai), Pompidou cherchait de toute urgence à sortir la France de la grève générale en mettant d’accord deux adversaires sociaux (le patronat et les syndicats), le Grenelle convoqué par Sarkozy est non pas tripartite mais quintipartite. Certes, il y de nouveau patronat et syndicats, mais d’une part l’État est dorénavant scindé en deux (l’État central et les collectivités locales), et, bien sûr, il y a les associations de défense de l’environnement.

Ce choix est certainement légitime, mais il faut bien l’analyser et en comprendre les enjeux. Déjà, cette scission État central - État local, que signifie-t-elle ? Un partage des rôles ? L’écologie, c’est bien connu, c’est le local et le global, mais où est passé le vrai global, c’est-à-dire au moins l’Europe ? Où va-t-on parler des conventions onusiennes de défense de la biodiversité et du climat, et de leurs contradictions avec l’OMC ?

Ou alors s’agit-il de rechercher un compromis entre l’État central, tenu par la droite, et l’État local (Régions, départements, grandes villes), largement tenu par la gauche et les Verts, après la décentralisation imposée par Raffarin, avec son cortège d’aberrations quant au champ des attributions respectives ?

Ensuite, pour filer la métaphore du vrai Grenelle, on aurait pu, en effet, comprendre une conférence tripartite où les associations de défense de l’environnement s’affronteraient aux entreprises qui polluent, par les produits chimiques qu’elles vendent, par les gaz à effet de serre qu’elles émettent, par les explosions catastrophiques (AZF, Tchernobyl) qu’elles provoquent… L’État viendrait alors, comme au vrai Grenelle, proposer une médiation.

Or nous le savons bien, nous autres écologistes, et les sociologues comme Alain Touraine nous l’ont expliqué dès les années 70, la plupart des luttes écologistes s’adressent directement à l’État en tant que technostructure suprême, et plus particulièrement à ces États dans l’État que sont EDF (et ses centrales nucléaires), la SNCF (avec ses lignes TGV et leurs gares inaccessibles sinon en voiture, ses ligne secondaires supprimées, etc.) Dans le Grenelle de l’environnement, bien plus que dans le Grenelle de 68, l’État est juge et partie.

Enfin, il vaut la peine de se demander ce que le 5e collège, celui des salariés, vient faire ici. Les syndicats sont-ils considérés comme des associations de défense de l’environnement comme les autres, avec pour spécificité de s’occuper de l’environnement au travail ? C’est effectivement sous cet angle que l’écologie politique était née au 19e siècle, avec les premiers médecins du travail, les « hygiénistes ». Et nous savons tous que les pathologies nées du travail explosent aujourd’hui, non seulement le mésothéliome et autres cancers et maladies chroniques provoquées par les pollutions sur le lieu de travail, mais aussi toutes les Troubles Musculo-Squelettiques (mal de dos, tendinites, etc), qui sont aujourd’hui la trace principale de la mauvaise qualité de l’environnement au travail sur le corps des humains. Si c’est ça, si l’on veut rouvrir le chantier de l’écologie du travail, de la sécurité sanitaire environnementale du travail, alors oui, bravo.

Mais il ne faut pas être naïf. Une fois assurées leurs premières conquêtes aux côtés des hygiénistes, ces ancêtres des écologistes (interdiction du travail des enfants, lutte contre les taudis, lutte contre les accidents du travail, installation de filtres dans les usines), la plupart des syndicats se sont tournés, au cours du 20e siècle vers une ligne consumériste et productiviste, monnayant l’insalubrité et la pénibilité du travail contre des primes permettant d’accroître le pouvoir d’achat. Les plus vieux militants se souviennent des horions reçus de la part des syndicalistes lorsqu’ils allaient distribuer, devant chez Ferrodo, des tracts dénonçant les dangers de l’amiante.

Et faut-il rappeler la position de la CGT d’EDF sur l’industrie nucléaire ? Un jour qu’invité par le centre de formation du comité d’établissement d’EDF, l’IFOREP, j’objectais : « Mais vous, travailleurs de l’électricité, vous n’êtes quand même pas mariés spécialement au nucléaire ! Vous pouvez tout aussi bien exercer votre compétence professionnelle en apprenant aux usagers comment consommer le moins d’électricité possible ! C’est ça le vrai service au public, et ça vous fera beaucoup plus d’emplois… » Mes interlocuteurs me répondirent en souriant : « Oui, mais dans la cathédrale de l’électricité, le nucléaire est la Sainte Chapelle. »

Bref, pas d’illusion : au nom de la défense de l’emploi tel qu’il est, dans cette conférence quintipartite, les syndicalistes risquent de se retrouver du côté du patronat et de l’État contre les écologistes. Et c’est sans doute le calcul de Sarkozy-Borloo.

 2) Quel rapport de force ?

L’autre grande différence avec le vrai Grenelle, c’est qu’on a bien du mal à trouver l’analogue des 9 millions de grévistes occupant leurs usines depuis 3 semaines et des centaines de milliers d’étudiants campant dans les rues et les universités. Pompidou, à Grenelle, sommait les patrons de conclure pour « sortir le pays de la chienlit ».

À l’évidence, la France n’est pas du tout paralysée par les écologistes. Les seuls rapports de forces qui auraient pu être établis (les toutes dernières manifestations contre l’EPR) n’étaient pas ridicules, mais les faucheurs volontaires d’OGM, accablés par des pluies de grenades d’amendes, n’osent plus guère relever la tête. L’arme ultime était le bulletin de vote, et elle ne fut pas utilisé.

Comme l’avait annoncé Dominique Voynet, « si mon score est faible, l’EPR se fera, les OGM passeront ». L’appel ne fut pas entendu. L’EPR se fait, les OGM « expérimentaux » sont plantés cette année par dizaines d’hectares dans chaque département. Rien, absolument rien n’empêche Sarkozy et le patronat de « continuer comme avant » : relancer le nucléaire, contaminer toute la France par les OGM, laisser dériver le climat en ralentissant l’investissement dans les transports en commun, et ainsi de suite.

Rien, si ce n’est la conscience, martelée par les chercheurs, manifestée dans les sondages et dans quelques dizaines de milliers de clics sur l’Appel pour la planète, discrètement rappelée par les branches du capitalisme déjà « concernées » (avant tout l’assurance, mais aussi le tourisme, les branches « fines » de l’agriculture, etc), que la crise écologique est bien là, et qu’aujourd’hui, on le sait.

En quelque sorte, ce Grenelle se jouerait à l’envers. Ce sont les entreprises qui, par leur attitude, mettent le pays en crise, ce sont les associations qui appellent à la raison : « Il va bien falloir commencer à accélérer l’application de la Convention Climat, vous avez vu le rapport Stern et le troisième rapport du Groupe intergouvernemental sur le changement climatique, nous n’avons plus que 10 ans pour sauver la planète, les cancers et l’asthme explosent sous l’effet des pollutions, l’eau de qualité se fait de plus en plus rare et chère, etc ». L’État interviendrait alors pour calmer le jeu…en faveur de l’écologie.

J’avoue que j’ai du mal à croire cette fable. En vérité l’État, tout aussi responsable que les entreprises, ou plutôt tout aussi irresponsable, cherche à amuser la galerie pendant qu’il poursuit à toute vapeur sa politique productiviste (EPR, OGM). Le Grenelle de l’environnement servirait donc à couvrir l’absence de concertation sur des décisions déjà prises, tout en recherchant un consensus sur quelques mesures spectaculaires qui « mettraient tout le monde d’accord dans l’intérêt général ».

 3) Négociation ou états généraux ?

Le point commun entre le Grenelle de l’environnement et le vrai Grenelle, c’est qu’ils organisent la confrontation entre opinions et intérêts divergents. La différence, c’est que l’on peut douter qu’il s’agisse d’une négociation. Une négociation est un débat qui parvient à un compromis accepté par les négociateurs et présenté ensuite à leurs mandants. Cette négociation peut avoir des conséquences pour le tiers médiateur, c’est-à-dire l’État. Le Grenelle de 68 impliquait, pour le patronat, un retour programmé aux 40 heures réelles, la reconnaissance de la section syndicale d’entreprise, et pour l’État une hausse massive du SMIC. Si le patronat et l’État furent plutôt contents de s’en tirer à si bon compte, on sait que les leaders Cgtistes se firent siffler par les grévistes de Renault-Billancourt pour s’être contentés de si peu…Sifflets peut-être injustes : Mai 68 ne fut pas une révolution mais un formidable mouvement de masse parachevant la mise en place, en France, du modèle de développement fordiste.

Peut-on imaginer que le Grenelle de l’environnement arrive à la mise en place, en France, d’un modèle de développement soutenable ? Certainement pas. D’abord, on l’a vu, parce qu’il ne s’appuie sur aucun rapport de force imposant sa mise en place aux acteurs les plus récalcitrants. Cela ne veut pas dire qu’il ne présente aucun intérêt. En tant que forum, en tant qu’états généraux, il constitue déjà une énorme avancée, dont on peut regretter que la majorité plurielle de 1997 n’en ait pas pris l’initiative ! Et il n’est pas exclu que certains compromis débouchent sur des mesures législatives qui pourront d’ailleurs trouver leur insertion dans la législation européenne, elle-même beaucoup plus avancée que sa transposition habituelle en droit français. Chacune de ces « victoires » devra être saluée comme il convient.

Mais tout aussi intéressants seront les désaccords. Passer du modèle de production et de consommation actuel, libéral-productiviste, à un modèle de développement soutenable, c’est évidemment, aux yeux des écologistes, réaliser le Bien commun, mettre la France en conformité avec l’intérêt général des générations présentes et futures. Le problème, c’est que le jeu des autres acteurs va consister à présenter toute concession faite aux écologistes comme un moins pour eux-mêmes, qui devra se payer par des concessions de la part de ceux-ci. Concessions qui dans la plupart des cas seront inacceptables, en ce qu’elles impliqueraient de nouveaux pas en avant dans la dégradation de la planète – au moins de l’environnement français.

Mais justement, ces désaccords-là, s’ils sont convenablement explicités devant l’opinion, montreraient aux yeux de tous que le choix de l’écologie n’est pas une amélioration marginale dans le cadre d’un modèle inchangé, mais implique une refondation générale des compromis fondant notre société. L’écologie est politique, elle exige que l’État, dirigé par une majorité favorable au développement soutenable (ou de la « décroissance » de l’empreinte écologique, ou tout ce qu’on voudra…) agisse avec énergie pour modifier notre modèle de production-consommation.

Nicolas Sarkozy fut très clair dans sa campagne, et on le voit tous les jours dans les mesures législatives ou réglementaires que prend sa majorité : telle n’est pas du tout son intention ! Si donc les échecs même du Grenelle de l’environnement parvenaient à mettre en lumière les choix radicaux et urgents, que certains veulent et d’autres ne veulent pas, si le Grenelle permet de repolitiser l’écologie, alors, il aura joué un rôle positif. S’il se présente au contraire comme un échange de vue entre gens de bonne compagnie, débouchant sur la pseudo-synthèse d’un État pluraliste prenant en compte les intérêts des uns et des autres, alors, il constituera une régression, même par rapport à l’état actuel de l’opinion publique.

C’est le rôle des éléments les plus conscients, chez les associatifs, les syndicalistes, les élus locaux, de pousser au maximum la quête de quelques avancées, et de porter devant l’opinion publique les antagonismes demeurés irréductibles.



À noter :

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