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par Alain Lipietz | 24 août 2007

Forum
La querelle des agrocarburants : introduction et conclusion
C’est à double titre que j’ai perçu le débat sur les agrocarburants, et c’est pourquoi je le pose aujourd’hui en termes de « querelle ».
D’une part, j’étais en 1992, au moment du « Sommet de la terre » de Rio, le rapporteur pour l’Unesco des négociations, à la fois sur la biodiversité et sur l’effet de serre, et déjà je voyais se profiler à l’horizon, de manière tout à fait théorique à l’époque, un moment où la défense de la biodiversité allait entrer en collision avec la question de l’énergie.

En effet, les écologistes, toutes tendances confondues, face à la montée du risque de l’effet de serre, et sachant depuis longtemps qu’il y avait un risque nucléaire, disaient : « Attention, nous allons avoir besoin de développer des énergies alternatives, mais elle vont percuter sur un troisième risque, celui des conflits pour l’utilisation des sols ». On parlait à l’époque, en 1992, du « triangle des risques énergétiques » : risque de l’effet de serre (qui vient de la combustion des hydrocarbures fossiles), risque nucléaire (accidents, prolifération, déchets, etc) et, troisième pôle de risques : les conflits pour l’utilisation des sols. C’est-à-dire que, si l’on utilise la biomasse pour faire de l’énergie, on risque d’occuper pour ce faire des sols, au détriment des cultures destinées à l’alimentation, mais aussi au détriment de la biodiversité.

C’était à l’époque totalement théorique. Il était clair que les Verts se battaient pour développer des énergies renouvelables, et que l’énergie renouvelable la plus fondamentale, celle avec laquelle avait démarrer la civilisation humaine, c’est l’utilisation de la biomasse, le bois, c’est-à-dire l’utilisation de cette partie de l’énergie solaire qui a déjà été stockée sous forme de masse végétale par la fonction chlorophyllienne. Or de la biomasse délaissée, il y en avait bien suffisamment.

On s’est donc battu, pendant une dizaine d’années, au sein de l’Union européenne, mais évidemment aussi en France, par exemple dans les Conseils régionaux, en disant « Il faut développer une filière bois-énergie, il faut développer une filière recyclage des déchets fermentescibles, etc, etc ». Tant que la conscience des risques « nucléaire » et « climatique » n’était pas suffisamment élevée chez nos partenaires des autres forces politiques et sociales, évidemment on n’avait pas beaucoup de succès ! Et brutalement, les choses se sont accélérées. Parce qu’avec la montée du risque climatique, de plus en plus dénoncé, avec les rapports du Groupe Intergouvernemental sur le changement climatique (GIEC-IPCC), puis avec la montée du prix du pétrole, même les productivistes se sont mis à chercher d’autres sources d’énergie. Comme vous le savez, à part en France, il y a quand même un fort blocage contre l’ énergie nucléaire, notamment dans toute l’Europe du Nord et de l’Est. Donc la troisième solution - et le troisième risque - sont brusquement arrivés au premier rang : on va faire de l’énergie à partir de la biomasse.

Et quand l’Union européenne a fixé un objectif de 5,75% de biomasse dans les carburants à l’horizon 2010, les Verts ont plutôt considéré ça comme une victoire. Mais immédiatement, comme chaque fois – il ne faut pas avoir peur de « la récupération », mais savoir qu’elle a toujours lieu - à peine avions nous gagné, engrangé cette victoire, les problèmes sont apparus. Car le productivisme avait trouvé moyen de détourner notre idée, qui, essentiellement, dans notre esprit, était d’utiliser une biomasse dont on ne se servait pas (les déchets) pour en faire de l’énergie. Le productivisme a inventé des solutions qui consistaient à produire, coûteusement, encore plus de biomasse pour faire de l’énergie.

Pour illustrer notre propos – puisque nous sommes en Bretagne - en 1992, on disait couramment que si on utilisait simplement le produit de la taille des haies des pays et départements de bocage, ça suffisait à couvrir un tiers des besoins en énergie des départements correspondants. On insistait donc sur le fait que de la biomasse, on en avait de reste, qu’on n’utilisait pas. Dans les banlieues, on tond le gazon, et on verra tout à l’heure, avec l’exemple de Bedzed, à Londres, qu’au cœur des villes, avec nos propres déchets ménagers, nos épluchures de pomme de terre, etc, on a déjà largement assez pour couvrir les besoins en énergie d’un bâtiment d’habitation.

Mais ce n’est pas du tout la réponse qu’allait donner le capitalisme productiviste à cette première victoire, cet objectif d’incorporer 5,75% de carburants issus de la biomasse aux carburants fossiles. Ça a été au contraire le développement de nouvelles cultures, spécialisées pour la fourniture d’énergie. Dès 92, à Rio, c’était l’enjeu d’une polémique avec la FNSEA, qui exigeait alors qu’on lève les jachères en Europe pour produire de la biomasse (sous forme de plantes à sucre - maïs, betterave - pour fournir de l’éthanol, et de plantes à huile - colza, tournesol – en substitution au diesel). Dans les deux cas, il s’agissait de planter (avec tout ce que ça implique de consommation d’eau, de pesticides, d’engrais et de pétrole) de façon à produire de l’énergie, avec un rendement énergétique total dont on imagine bien qu’il n’est pas extraordinaire.

Et, par ailleurs, c’est aussi dans mon activité de député, mais dans le cadre de ma délégation du Parlement européen pour la Communauté andine, que je me suis aperçu qu’il y avait une autre conséquence, autrement plus dramatique . Faute de pouvoir produire cette biomasse industrielle sur son propre territoire, l’Europe - comme les Etats-Unis ont commencé à le faire, comme le Japon le fait depuis longtemps - l’importait de plus en plus du Tiers monde. Et je me suis heurté très violemment à ce problème-là quand le président de la Colombie, Uribe, a passé un pacte d’amnistie avec les paramilitaires qui contrôlent pratiquement toute la zone bananière du Nord-ouest de la Colombie (les paramilitaires, dans cette région, étaient essentiellement les hommes de main utilisés par les producteurs de bananes contre les syndicalistes). Contrairement à ce que je pensais, les terres de production familiale ou communautaire qu’ils avaient réussi à voler aux paysans (4 millions d’hectares…) n’ont pas toutes été utilisées pour de nouvelles bananeraies, mais pour des plantations d’arbre à palme - le principal palmier exotique qui permet de produire de l’huile de façon à remplacer le diesel.

Voyant cela, j’ai vraiment commencé à m’inquiéter ! Et, au même moment, l’Union européenne, toujours sous la pression de la montée du risque climatique, et de la montée du prix du pétrole, a surenchéri, passant de l’objectif 5,75% en 2010 à 10% à l’horizon 2020. Ça devenait énorme ! Les ONG latino-américaines se sont mobilisées : il était à peu près évident qu’avec la surface agricole européenne, on n’y arriverait pas, et que ce serait forcément pour une large part de la biomasse importée, si on demeurait dans cette optique productiviste de cultiver des plantes pour en extraire de l’énergie. À ce moment-là (en décembre dernier), les Verts au Parlement européen, face à cette proposition de la Commission, ont dit : « D’accord, on n’a rien contre la biomasse-énergie, on s’est toujours battus pour, mais il faut fixer des critères tels que la biomasse-énergie n’entre en compétition ni avec les surfaces agricoles destinées à la nourriture des humains, ni avec les surfaces servant à entretenir la biodiversité ». Nous avons déposé des amendements en ce sens au rapport sur les carburants en 2020… et nous nous sommes retrouvés absolument tout seuls ! En décembre 2006, au Parlement européen, aucun autre groupe ne voyait de problème à ce qu’on importe du monde entier des huiles et des alcools pour faire rouler les voitures en Europe.

On s’est alors aperçu qu’il y avait un vrai problème de méconnaissance. Nous avons édité la carte postale « Manger ou conduire, faudra-t-il choisir ? », qu’on peut télécharger (avec sa notice) sur le site du groupe des Verts au Parlement européen, et j’ai organisé en mai 2007 à Bruxelles un colloque, dont les actes ont été publiés par la revue Politis, et qu’on trouve également sur mon site.

On a vu très vite l’opinion réagir. Dès le mois de mai, on a commencé à lire, dans une série de journaux, y compris en France, une alerte « Attention, ne recommençons pas les bêtises avec les biocarburants ». C’est à cette époque qu’on a commencé à remplacer systématiquement « bio » par « agro-carburants ». Kokopelli, l’association qui sauve les graines, utilise carrément le terme de « nécrocarburants », parce que des gens en meurent.

Nous sommes dans une nouvelle bataille qui s’engage. On a réagi avec un petit temps de retard au dévoiement de notre mot d’ordre « utiliser la biomasse comme source d’énergie renouvelable », que le libéral-productivisme a transformé en « cultivons des plantes pour en faire du carburant, et si on n’a pas la place de le faire en Europe, plantons-les dans le Tiers-monde ».

Dans ce forum, nos intervenants vont d’abord expliquer :

 1 : les dégâts que ça provoque dans le Tiers-monde,

 2 : comment, aux Pays-bas, on a pu résister,

 3 : comment on peut construire des alternatives, pas seulement en faisant des économies d’énergie (ce qui est quand même la principale façon d’échapper aux trois risques en même temps), mais aussi en produisant de l’énergie par l’utilisation rationnelle de la biomasse que nous avons déjà, sans qu’il soit nécessaire d’en planter d’autre.

Conclusion

Je voudrais tout d’abord remercier les nombreux intervenants qui sont venus, pour certains, d’assez loin ! Je pense que vous avez pu mesurer à l’occasion de cette table ronde qu’avec la question des agrocarburants, nous nous trouvons face au même genre de nœud, pour les écologistes, que dans les batailles sur la directive REACH, contre le nucléaire, ou contre les OGM. Quand on tire les ficelles de ce noeud, on arrive à tous les aspects de la vie, y compris les choix éthiques les plus fondamentaux, et les définitions les plus profondes de l’écologie et de l’écologie politique.

Si l’on peut résumer ce débat, qu’il va falloir un certain temps pour assimiler nous-mêmes, nous avons affaire, au point de départ, non pas à un problème énergétique qui serait pour les uns la raréfaction du pétrole, pour les autres le risque nucléaire, pour d’autres encore l’effet de serre, mais à un triangle de risques écologiques : nucléaire, énergie fossile, compétition pour l’usage des sols. Et la seule solution qui attaque le triangle par ses trois sommets à la fois, c’est évidemment les économies d’énergie, la sobriété et l’efficacité énergétique, comme cela a été rappelé dans le tableau de Négawatt.

Mais, dans le cas particulier de ce sommet du triangle, la compétition pour l’usage des sols, ce qui est extrêmement intéressant, c’est qu’on doit faire des arbitrages démocratiques et éthiques. Les Anglais, qui ont l’art de trouver des sigles pour synthétiser les problèmes, parlent des « 4F » . On peut utiliser les sols pour nourrir les humains (Food), pour nourrir les bêtes (Feed), pour produire de l’énergie pour les transports (Fuel), et pour sauvegarder la biodiversité ou stocker du carbone (Forests). Si l’on s’accorde à dire qu’on va réserver 10% de la surface agricole à la production du fuel (l’énergie), suivant le « critère du cheval » (avant la révolution industrielle, 10% de la surface agricole était utilisée à produire l’avoine des animaux de traction, les chevaux), pourquoi pas, mais on n’est pas sûr de faire face aux besoins réels, et il faut en discuter démocratiquement.

J’ai bien aimé la remarque de Christian Couturier « Rien ne se perd, sauf la respiration ». Il s’agissait de la respiration animale, et c’est énorme ! Vous avez vu que c’est plus important que toute la biomasse résiduelle. Cela correspond à la biomasse qu’on accorde aux animaux d’élevage, pour les manger ensuite : ce ne sont pas les animaux dont parle Emmanuelle Grundmann, qu’il s’agit de sauver pour préserver la biodiversité. Cela dit, les vaches sont quand même des animaux sympathiques, on ne va pas les éliminer sous prétexte d’augmenter nos capacités de transport. Il y a toute une série de problèmes comme ceux-là, mais d’un autre côté, quand on voit que la quantité d’énergie nécessaire à l’alimentation animale est supérieure à toute la biomasse dont on dispose sous forme de chutes, cela pose des questions sur l’option viande, sur la place du végétarisme (ou du moins de la « sobriété en viande ») dans notre propagande, etc.

Je crois qu’on pourrait commenter des heures tout ce qui vient d’être dit là, mais nous devons partir pour aller examiner les efforts d’une exploitation modèle de la Chambre d’agriculture du Finistère.




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