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par Alain Lipietz | 12 mars 1998

Politis
La croissance : grouchy, ou blucher ?
Le monde à l’envers. La France a connu au long de 1997 une croissance industrielle de 8,4 %, un taux "coréen", tandis que la Corée s’effondrait ! Les États-Unis ont presque anéanti chômage et déficit public, mais l’Allemagne "sclérosée" comme le Japon en panne engrangent les excédents commerciaux.

En fait, dans le tournois des capitalismes de l’Après-fordisme, il n’y a pour l’instant pas de vainqueur clair. à ma gauche : les modèles japonais et allemand, fondés sur l’implication et la qualification de travailleurs relativement stables. Ils sont non seulement plus justes socialement (tout est relatif) mais plus compétitifs. à ma droite : le modèle "néo-tayloriste" américain, imitation du modèle brésilien, imité lui-même fidèlement par les Anglais. Fondé sur l’exclusion ou la surexploitation des sous-qualifiés, et les hauts revenus des surqualifiés ou des propriétaires, il s’impose encore sur certaines branches.

Chacun des trois blocs mondiaux est lui-même un mixte de ces modèles. L’Asie présente une hiérarchie, du modèle japonais à la taylorisation primitive de la Thaïlande. Ce grand écart était régulé par le calage des monnaies du bas de la hiérarchie sur le dollar, qui se dévaluait par rapport au yen depuis douze ans. La croissance de la demande résultait spontanément de l’industrialisation même du continent et de ses exportations vers le reste du monde. L’Asie a ainsi connu une période assez semblable au modèle tayloriste occidental des années Vingt : elle aura connu ses Années Folles de 1985 à 1997. Alors que le reste du monde se désolait de la "désindustrialisation", de la "financiarisation", l’Asie devenait une immense machine à fixer le capital financier de la planète sous forme d’investissements. Thaïlande et Malaisie se couvraient d’immeubles de rapport, et il n’était si mince chaebol coréen qui ne voulut régner sur l’ensemble des branches productives.

La remontée du dollar, en 1997, a ruiné la compétitivité des tigres d’Asie, les contraignant à une dévaluation catastrophique. Mais surtout, faute d’une redistribution organisée vers la consommation populaire, le boom débouchait nécessairement vers une crise de surproduction. Il vient toujours un moment où le capital financier réalise que la suraccumulation du capital productif ne correspond pas à la demande effective : après les Années Folles, le krach de 1929. En Asie, nous y sommes.

L’Amérique suit encore plus nettement la macroéconomie cyclique des capitalismes d’avant-guerre. Le boom actuel n’en finit pas de culminer, grâce à l’intelligente politique monétaire d’Alan Greenspan. Comme dans tous les booms d’avant-guerre, le chômage y atteint son minimum, les salaires augmentent, le prix des actions monte plus vite que leurs profits, jusqu’au jour où ? les investisseurs se lassent. Les états-Unis re-taylorisés voient proliférer à la fois les "working poors" (salariés dans la misère, mais au travail) et les ingénieurs surqualifiés et surpayés profitant à plein du boom des multimédias. Qui lui aussi s’achèvera.

Mais l’humanité a appris, depuis 1929, les leçons monétaires de Keynes. Le FMI déverse des dizaines de milliards de dollars pour sauver l’Asie : personne ne joua ce rôle vis-à-vis de l’Amérique des années 30. Du coup, les capitalistes, au lieu de se jeter par la fenêtre comme au bon vieux temps, replacent tranquillement cet argent vers l’Europe. La crise asiatique ne touchera donc que mollement les rivages atlantiques.

L’Europe se réveille tout simplement parce qu’elle a fini d’appliquer la désastreuse médecine de Maastricht (ça fait tellement de bien quand ça s’arrête !), tandis que l’Asie chute et que l’Amérique triomphe. Dans ce mouvement de yo-yo, on peut espérer que l’un compensera l’autre, et que la catastrophe économique mondiale pourra être sinon évitée, du moins tempérée.

Bref, l’Europe peut s’attendre, dans l’année à venir, à une réelle expansion (si le passage à l’euro n’est pas géré de manière inutilement récessive par les nouveaux maîtres de la Banque Centrale Européenne). Cette phase de croissance ne sera sans doute pas si brillantes que les "trois petites glorieuses" années de croissance mondiale synchronisée (1987-1990) qui avaient offert gratuitement au gouvernement Rocard 800 000 emplois ? engloutis par la récession suivante. Car, sur l’ensemble d’un cycle, la croissance ne crée pas d’emploi, elle commence tout juste à en créer dans la phase ascendante actuelle, ils ne seront durables, au-delà de l’an 2000, que grâce aux 35 heures.

Mais ce contexte mondial point trop défavorable va mettre de l’huile dans les rouages de la "gauche plurielle", en engendrera plus de profits et plus de recettes fiscales. On entend certains à gauche proposer d’affecter ces recettes à la hausse des minima sociaux. Ce serait une faute ! Quand le budget de l’état reste en déficit, quand le service de la dette engraisse d’abord les rentiers, la première urgence est de désendetter l’état, et il faut le faire dès que la situation économique le permet : c’est le cas. Financer par de nouveaux emprunts la hausse du RMI, c’est très exactement la logique de l’usure.

Oui, il faut augmenter les minima sociaux, mais par des financements sains et durables. Pas par l’emprunt : par la redistribution. En coupant dans les dépenses inutiles de l’état (armements incongrus, viaducs grotesques, Phénix sénile ?), en prélevant sur les fruits de croissance ? par l’impôt sur la fortune et sur les bénéfices.




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