dimanche 3 novembre 2024

















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par Alain Lipietz | juin 1996

Alternatives Economiques n° 138
La TVA est-elle de droite ?
Au moment où l’Etat ne sait plus comment financer ses dépenses, et notamment la protection sociale+, Alain Lipietz éclaire de manière originale le débat sur la contribution de la TVA+ au financement+ des dépenses publiques.

Pour ne plus faire reposer le financement de la protection sociale sur les seuls salaires, on propose parfois d’en reporter une partie sur la TVA . Cette solution, moins radicale que le transfert vers l’impôt sur le revenu, s’attire parfois la critique comme quoi cela " pèsera sur les consommateurs, y compris les démunis ". Cet argument serait également valable pour l’ensemble des écotaxes et des sociotaxes (taxes à l’importation visant à compenser les distorsions de concurrence dues à la surexploitation des travailleurs dans certains pays). Très logiquement, les adversaires de la TVA sont aussi adversaires des écotaxes (" augmenter le prix de l’essence, c’est frapper les pauvres ") et des sociotaxes, dont la TVA est d’ailleurs une variante, parce qu’elle est déductible à la frontière.

En réalité, ces taxes dites " à la consommation " ne sont pas spécialement des taxes sur les consommateurs. Tel est le point essentiel à élucider d’abord. Restera ensuite à discuter de ce que l’on peut et veut obtenir par une modulation des prix via la fiscalité .

L’idée que la TVA est un impôt sur le consommateur est très répandue dans l’opinion, chez les agents du fisc et même chez certains comptables. Dans ce cas, elle serait en effet comme un impôt injuste. Car si on cherche à mesurer l’effet " social " des impôts à partir du contenu en impôts de la dépense des revenus, on dira le RMIste dépense tout ce qu’il gagne : il dépense donc 20 % de son revenu en impôts, si 20 % est le taux moyen de TVA dans le prix des biens et services qu’il consomme. En revanche, le riche qui épargne une partie de son revenu ne paie aucun impôt à la consommation sur cette part.

Démonstration séduisante, mais totalement fausse, comme l’on montré les économistes spécialistes de la question, par exemple Bruno Théret [1].

D’abord, dire que le riche ne paie pas de taxe à la consommation sur la part de son revenu qu’il épargne est une remarque sans intérêt. Car il consommera un jour cette épargne, augmentée d’intérêts et de dividendes (en yacht, caviar...), et on peut faire en sorte que la TVA soit plus forte sur ces produits-là. Ou bien il s’interdit à jamais de consommer ce pouvoir d’achat indéfiniment virtuel, lui, ses enfants et jusqu’à la septième génération : écologiquement parlant, ce n’est alors pas plus mal et, socialement parlant, cela revient à un resserrement de la hiérarchie des niveaux de vie. [2]. Quand à l’accumulation de capital que permet cette épargne, elle ne peut être corrigée que par un impôt sur le capital.

Ensuite, si l’on tient à évaluer l’effet social d’un impôt à partir de son poids dans la consommation des différentes classes sociales, on rencontre vite d’étranges paradoxes. Prenons un exemple. Un RMIste achète une tranche de jambon Poluda sous cellophane au Centre Lepaclerc de sa ville. Il paie en effet la TVA , l’éventuelle écotaxe-emballage sur la cellophane et celle sur la pollution des nappes phréatiques par l’éleveur de porcs. On peut trouver cela scandaleux, mais ce n’est pas fini. Il paie aussi le travail du paysan, celui des ouvriers de Poluda et des caissières de Lepaclerc et, bien entendu, les charges sociales (employeurs et salariés) de tout ce monde. Il paie évidemment les marges commerciales de Poluda et de Lepaclerc et donc l’impôt sur les bénéfices des sociétés Poluda et Lepaclerc. En revanche, les infâmes rentiers qui placent leur argent en Sicav , au lieu d’acheter du jambon sous cellophane, ne paient rien de tout cela.
Faut-il en déduire le théorème selon lequel " un RMIste paie l’impôt sur le bénéfice des sociétés, mais pas le grand capital " ?

La vraie moralité, c’est qu’une taxe à la consommation n’est pas plus un impôt sur le consommateur que n’importe quel autre, car le consommateur finit toujours par tout payer. Avec des revenus qui auront été préalablement ponctionnés par divers impôts. Et c’est là que se situe le problème.

Pour le voir, imaginons une principauté capitaliste, Monandore, avec un Etat minimum qui ne prélève aucun impôt. Cet Etat paie ses fonctionnaires en vendant des timbres de collection et des photos de ses princesses. Il n’y a ni Sécurité sociale ni indemnité de chômage et les exclus vivent de la charité privée. Dans les entreprises, le partage du revenu national se fait à 40 % pour le profit et à 60 % pour les salaires. La répartition du revenu national est donc la suivante : 40 % pour le capital, 60 % pour le travail et 0 % pour les chômeurs.

Les écologistes de Monandore gagnent les élections et décident de prélever une TVA de 10 % pour financer un RMI . Le système des prix relatifs ne change pas. Les entreprises versent 10 % de leur valeur ajoutée à l’Etat et partagent toujours le reste à 40 % pour le profit et 60 % pour les salaires. Va-t-on dire : " C’est un scandale ! on fait payer les allocations de chômage aux chômeurs qui consomment ! " ? Non bien sûr. On fait les comptes à partir de la distribution du revenu national qui est maintenant 36 % pour le capital (40 % de 100-10 %), 54 % pour le travail (60 % de 100-10 %) et de 10 % pour les chômeurs.

Comme on le voit sur cet exemple simplifié, toute taxe dite à la consommation pèse en réalité d’un poids proportionnel indifférencié sur les revenus distribués par les entreprises qui produisent les marchandises consommées. La TVA et les écotaxes sont des impôts sur la production socialement neutres, en ce sens qu’ils ne modifient pas le résultat des conflits du travail.

Et c’est d’ailleurs ce qu’on peut leur reprocher. Nos écologistes de Monandore sont des modérés : ils auraient mieux fait de financer le RMI avec un impôt sur la fortune. Mais le mieux est parfois l’ennemi du bien : on a prélevé un impôt sur le système productif, avant la distribution entre capital et travail, et on l’a attribué aux exclus (qui, du coup, deviennent des consommateurs avec des effets positifs pour tout le monde, mais c’est une autre histoire).

Jusqu’ici nous n’avons pas parlé des mécanismes de diffusion des taxes nouvelles à travers le système des prix et des revenus. Nous avons supposé qu’elles se diffusaient aussi facilement dans tous les sens, salaires, prix et profits retrouvant le même niveau relatif à travers l’inflation. Ce n’est pas toujours le cas, et cela dépend de la conjoncture.

Si l’Etat augmente, par exemple, l’impôt sur les bénéfices ou les cotisations employeurs, les entreprises auront tendance à le répercuter dans leurs prix. Si elles y parviennent, et si les salaires n’augmentent pas, ce sont en définitive les salariés qui paient l’impôt sur les bénéfices. Si elles n’y arrivent pas, et même si les salaires ne bougent pas, c’est bien la part du profit qui diminue. Même chose pour la TVA . Il y a donc aussi une lutte des classes au niveau du système des prix et des impôts, dont les résultats ne sont nullement prédéterminés.

Pendant le second semestre 1995, la hausse des prix a été très inférieure à la hausse de 2 % de la TVA (qui, d’ailleurs, ne touchait pas les produits de première nécessité, taxés à 5 %). On peut donc affirmer que cette hausse de la TVA a été payée par les profits. Demandez à votre restaurateur favori, celui qui se lamente d’habitude sur le poids des charges sociales , il crie tout aussi fort (et avec raison) contre le poids de la TVA qu’il n’a pas pu répercuter sur les prix à la consommation. Bref, pour éviter les effets sociaux pervers des taxes à la consommation, il faut renforcer l’indexation des salaires (et des allocations) sur les prix.

N’y a-t-il donc aucune différence entre une TVA ou une écotaxe de 10 % et un impôt uniforme sur le revenu de 10 % ? Si, il y en a une. Comme son nom l’indique, une taxe à la consommation a beau être prélevée sur la production, elle n’est payée qu’au moment de la consommation, si elle a lieu.

C’est d’ailleurs l’intérêt des écotaxes [3] : elle fait payer le pollueur, c’est-à-dire en fait l’entreprise qui propose un produit polluant (et son complice, conscient ou non, le client). Si elle est suffisamment forte, elle va faire reculer la production-consommation de ce produit. La TVA aura les mêmes propriétés si elle est fortement différenciée [4].

Mais c’est aussi un danger des taxes à la consommation : les rentrées fiscales qu’elles procurent reculent de façon non maîtrisée avec la consommation ; on ne peut donc pas trop compter sur elles pour financer des dépenses. C’est la mésaventure qui vient d’arriver à la majorité RPR-UDF de la Région Ile-de-France : rechignant à augmenter les impôts directs, elle comptait surtout sur les taxes d’enregistrement des bureaux... qui se sont effondrées. Même déconvenue pour les élus régionaux Verts qui avaient gagé des dépenses sociales et environnementales sur une hausse des cartes grises.

Soyons lucides. L’intérêt de la TVA comme des cotisations sociales dans un pays où l’impôt sur le revenu n’est pas prélevé à la source, c’est d’abord d’être " invisible ". Il serait imprudent de transférer tous les prélèvements obligatoires (en gros, un peu moins de la moitié du revenu national ) vers un impôt direct sur le revenu. Imaginez l’enseignant recevant chaque mois un salaire de 24 000 francs par mois pour en reverser aussitôt 12 000 à l’Etat !

Et si l’impôt sur le revenu était prélevé à la source, sans même figurer sur le bulletin de salaire ? Cela n’enlèverait pas l’intérêt des taxes à la consommation, car elles restent un moyen d’orienter la consommation en tordant le système des prix relatifs . Ce raisonnement est parfois critiqué dans le cas des pollutaxes : " Si le prix de certaines consommations devient dissuasif, le RMIste sera le premier à y renoncer (sauf les cigarettes ?), tandis que le riche aura toujours les moyens d’acquitter ces droits à polluer ".

Même un écologiste au cœur tendre doit rester de marbre vis-à-vis de ces arguments. La richesse permet de tout acheter, ce n’est pas une découverte, et il est suspect de faire mine de s’en effaroucher justement au moment où l’on parle de pollutaxe. C’est reconnaître que, implicitement, la société accordait aux pauvres (comme aux riches d’ailleurs) un droit à polluer gratuitement, pour ne pas avoir à leur assurer un revenu décent leur permettant de consommer proprement ! Un peu comme les élites brésiliennes qui invitent les exclus à défricher l’Amazonie pour ne pas avoir à faire la réforme agraire dans le reste du pays. Alors, vive les pollutaxes, mais diminuons " vers le haut " la hiérarchie des revenus (par exemple, en augmentant de façon différenciée le salaire horaire au fur et à mesure que diminue le temps de travail).

Et dans le cas de la TVA ? Cette taxe est hélas de moins en moins sélective. Elle peut le redevenir, à la fois socialement et écologiquement, si l’on renforce la différenciation des taux (de 0 % pour les produits sains et fondamentaux à 40 %, par exemple, pour les produits superflus et polluants). Mais, même à taux uniforme, la TVA pèse utilement sur les prix relatifs , notamment parce qu’elle est déductible.

Déductible, la TVA l’est sur l’investissement et les consommations intermédiaires. Cela facilite la division du travail interfirmes (c’était l’un des buts recherchés lors de sa création en 1957) et cela favorise la substitution de la peine humaine par des machines. Trop, peut-être. On pourrait remédier à ce défaut en déduisant la TVA sur les amortissements (et non sur les investissements initiaux). En tout cas, la transformation des cotisations employeur (assises sur le seul travail) en TVA diminue le coût du travail pour les industries de main-d’oeuvre [5] et reporte ce coût vers les industries plus automatisées. Elle réalise ainsi une vieille revendication : faire cotiser les robots.

Déductible, la TVA l’est aussi à l’exportation (et les produits importés sont chargés de la TVA correspondante). De ce fait, la TVA fonctionne comme une sociotaxe. Si elle est utilisée pour financer la Sécurité sociale , elle égalise fictivement, pour le consommateur de France, le niveau d’Etat-providence entre la production en France et la production dans le tiers monde [6]. Elle dispense aussi les consommateurs du Sud de financer la Sécurité sociale des travailleurs français. Elle incite donc le consommateur hexagonal à refuser les produits de la surexploitation du tiers monde , tout en abaissant les coûts, pour les populations du Sud, des produits français. Monsieur Sylvestre, de la World Company [7], ne sera pas bien d’accord. Et vous ?

On vient de le voir, les taxes à la consommation présentent bien des avantages, sauf un : elles ne modifient pas le partage salaire-profit. Mais il peut être bon de ne pas tout demander d’un coup à une seule réforme.

Prenons un schéma où seule les caisses retraites et chômage resteraient financées par des cotisations employeurs et salariés. Les cotisations employeurs famille-santé représentent 440 milliards de francs. L’écotaxe anti-effet de serre (que la Commission européenne propose de substituer aux cotisations-employeurs) rapporterait 110 milliards. Resteraient 330 milliards à transformer en TVA . Celle-ci représentant 536 milliards de francs, elle serait donc augmentée de quelque 60 % (mais, évidemment, le niveau des prix resterait en moyenne inchangé, avec les variations de prix relatifs indiquées plus haut).

Les cotisations versées par les salariés leur seraient restituées et remplacées par un impôt progressif sur le revenu. Elles représentent aujourd’hui 161 milliards de francs. Le total actuel de l’impôt sur le revenu, de la CSG et du RDS (Remboursement de la dette sociale ) est de 343 milliards de francs. Ce total serait donc augmenté de quelque 47 %. Quel parti osera proposer aux classes moyennes une augmentation de 47 % des impôts directs ?




NOTES


[1" Un point de vue macro-économique sur le traitement de la TVA dans le système élargi de la Compatibilité nationale française ", Public Finance, Vol. XXXVI n° 4, 1981.

[2En réalité, l’impôt (même sur le revenu) intervient trop en aval des rapports de production pour toucher à l’essentiel. Supposons une entreprise appartenant à des actionnaires capitalistes idéaux, qui ne se distribueraient que des dividendes égaux à un salaire d’ouvrier et investiraient tout le reste. Ces actionnaires " calvinistes " dépenseraient tout leur revenu, paieraient les mêmes impôts et TVA que leurs salariés. Pourtant ils seraient de plus en plus riches et puissants.

[3Ou plutôt les " pollutaxes ". Suite à quelques déconvenues, les écologistes belges ont proposé ce néologisme : il s’agit en effet de faire payer les pollueurs et non de faire payer l’environnement.

[4Cependant, il faut maintenir des pollutaxes qui ne sont pas des TVA , car le remboursement de la TVA sur les consommations intermédiaires en annule l’effet quant au choix des techniques de production.

[5C’est très utile quand on souhaite réduire le temps de travail sans diminuer les salaires ouvriers.

[6Rappelons que, bien que l’Acte unique ait prévu l’unification des taux de TVA en Europe, cette unification n’a toujours pas eu lieu. L’idéal serait évidemment de converger vers un taux de TVA assez fort pour couvrir une part substantielle de la protection sociale , comme au Danemark. L’Allemagne, partie d’un taux de TVA un peu plus bas que la France, semble se rallier progressivement à cette position.

[7Personnage bien connu des Guignols de l’info.

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