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par Alain Lipietz | 13 juillet 2000

Libération
L’inquiétant Monsieur Duisenberg
À lire les réactions de la presse française et des hommes politiques, le comportement de la Banque centrale européenne et des marchés financiers échappent à l’entendement. Vus de la Commission économique et monétaire du Parlement Européen, les choses sont beaucoup plus claires… hélas.

Tout a commencé avec "l’effondrement" de l’euro au premier trimestre de cette année. Il s’est accéléré ce printemps, au fur et à mesure que la Banque centrale rehaussait le taux d’intérêt. "Effondrement" est d’ailleurs un mot bien dramatique pour un phénomène qui attise la compétitivité européenne, la croissance et l’emploi, sans grande conséquence inflationniste pour un continent commerçant aujourd’hui pour l’essentiel dans sa propre zone : la hausse des prix annuelle, énergie exclue, en Mai 2000, est exactement la même qu’un an avant (1 %), lorsque l’euro valait plus d’un dollar.

Serait-ce bien d’ailleurs pour combattre un reliquat d’inflation importée que la Banque centrale aurait cherché à faire remonter l’euro par les taux d’intérêt ? Si tel était son objectif, alors l’instrument s’est retourné contre ses attentes : quand les taux montent, l’euro baisse ! Aberration économique ? Pas du tout. Le FMI, les gouvernements, les syndicats, le patronat, exhortent la Banque centrale à ne pas relever les taux d’intérêt pour ne pas compromettre la reprise de la croissance en Europe. La BCE, seule contre tous, le fait quand même. La Banque donne donc le signal qu’elle veut ralentir la croissance en Europe, et les capitaux s’enfuient. Où est l’aberration ? Aujourd’hui le capital financier se valorise beaucoup plus par la croissance de la valeur et du rendement des actions que par l’intérêt des obligations. La croissance attire plus que la rente.

Mais peut-être les marchés, le FMI, les syndicats, les patronats, les gouvernements ont-ils mal compris l’intention de la BCE ? Peu importe pour l’euro : en matière d’arbitrage monétaire, c’est le sens commun des banquiers, le "common knowledge" qui compte. Bref, les marchés sont rationnels, mais c’est Monsieur Duisenberg et ses collègues du Conseil de la BCE qui seraient incompétents ? Telle fut en gros la réaction unanime quand, début juin, une nouvelle hausse massue du taux d’intérêt cassa la remontée spontanée de l’euro.

Eh bien non ! M. Duisenberg et ses collègues savent ce qu’ils font, et c’est cela le plus inquiétant. Même s’ils refusent, contrairement à leurs engagements devant le Parlement, de livrer le modèle économétrique qui les guide dans leur mission (la stabilité des prix), il ne fait aucun doute que " l’inflation importée " n’y occupe qu’une maigre place. Dès la fin de 1999, ils n’en furent répétant qu’une hausse des prix qui ne dépasserait le taux de 2 % que quelques mois et à cause du pétrole les laisserait indifférents. De fait, après une pointe à 2,1 %, la hausse des prix est retombée depuis au-dessous de ce seuil. Quand à la hausse résultant des produits importés de la zone dollar, nous avons vu qu’elle est absolument négligeable.

Alors ? Alors, à coté de l’indice des prix, qui constitue le " premier pilier " de la politique de la BCE (le second étant la croissance de la masse monétaire), il existe un troisième pilier, caché au public, mais répété devant les initiés tout au long de l’année 1999. Pour la direction actuelle de la Banque, l’Europe ne peut pas, ne doit pas dépasser (sous peine de surchauffe, d’inflation…) son " taux de croissance potentiel ", calculé selon la moyenne des vingt dernières années (sic) : 2,5 % par an.

Voilà. Voilà ce à quoi nous avons droit. Au-delà, les Sages Indépendants qui président à nos destinées, non responsables, non révocables, s’attribueront le droit, non, le devoir de casser la croissance. Nous en sommes à 3,5 % par an ? C’est trop. Brisons.

Pour mettre les points sur les i, M. Duisenberg a consacré quelques lignes de son discours du 20 juin devant les eurodéputés à la vague crainte d’une hypothétique inflation importée indirecte, et l’essentiel à ce troisième pilier caché, promu d’ailleurs n°2. " J’insiste que nos décisions doivent être interprétées comme des réponses aux risques pesant sur la stabilité des prix à moyen terme, avant qu’ils ne se réalisent. Les récentes hausses des taux ont été décidées pour éviter d’avoir à en prendre de plus lourdes ultérieurement. Plus saine sera la croissance, plus longtemps elle durera. Dans ce contexte, la question importante est la possibilité de soutenir la croissance au taux actuel ".

Ainsi, la croissance est non-inflationniste, mais insoutenable. Pourquoi ? Parce qu’elle va percuter l’engagement de Kyoto sur la réduction des productions de gaz à effet de serre, d’ici 2008 ? Pas un mot de celà. En fait, ce qui est visé, c’est évidemment les " réformes du marché du travail " et la baisse des dépenses publiques. Pourtant, si quelque chose est susceptible de rehausser le " taux de croissance d’équilibre soutenable ", c’est bien l’investissement public en infrastructure (dans les économies d’énergie, les transports en commun) et en " capital humain " (la formation professionnelle de la main d’œuvre, sa stabilisation dans les secteurs où elle a acquis de l’expérience). Au contraire, une politique de taux d’intérêt nominaux élevée exerce une ponction meurtrière, en taux réels, sur les entreprises et les gouvernements qui savent contenir l’inflation (le taux réel à 2 ans pour la France est 3,7 %).

A cette objection, M. Duisenberg répond (toujours lors du débat du 20 juin dont la Commission Économique et Monétaire) : " Je ne crois pas que les taux d’intérêt aient d’influence sur la croissance réelle au delà de deux ans ". Donc il croit du moins à deux ans d’effets réels. Eh bien, Monsieur Duisenberg, deux ans de recul du chômage et de réinsertion sociale, deux ans d’investissements pour sauver le climat, ça n’en vaudrait pas la peine ?

Monsieur Duisenberg n’a a cure. Il jugera " vers décembre, janvier prochain ", si l’on peut envisager de relever un peu le taux de croissance admissible. Monsieur Duisenberg a le temps, huit ans (comme Etéocle, il a déjà refusé de laisser place à son frère jumeaux, Monsieur Trichet). Neuf ans à faire exactement ce qu’il croit juste. Il faudra bien, un jour, y mettre le ho-là. Mais ceux, qui lors du vote de Maastricht, nous ont conseillé de soustraire la politique monétaire au contrôle des citoyens, n’auraient-ils pas, eux aussi, des comptes à rendre ?




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