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par Alain Lipietz | 1er avril 2000

Ouverts. La revue, N°2
L’Ecologie politique, creuset d’une troisième gauche
Les Verts les mieux intentionnés ont de fortes réticences à se considérer comme noyau d’une ’ troisième gauche ’. On a même l’impression qu’ils rechignent à se considérer comme une gauche ! Et pourtant, selon les sondages, l’écrasante majorité des militants et des électeurs verts se situent à gauche, près d’un tiers à l’extrême gauche’ Problème de mots ’ En fait, les mots ne nous appartiennent pas. La tradition française situe ’ à gauche ’ les partis de la contestation de l’ordre établi, du changement social, des valeurs de la Révolution française (et qui ne voit la filiation entre le vieux ’ liberté, égalité, fraternité ’ et notre ’ autonomie, solidarité, responsabilité à l’égard de la vie ’’) Nous sommes de gauche, mais pas celle des socialistes ni des communistes. Une ’ troisième gauche ’, donc.

Bon, mais à part que le chiffre 3 vient après 1 et 2, qu’est-ce qui distingue notre gauche des deux autres ’ Le slogan ’ troisième gauche ’ n’a pas d’intérêt pratique (nous nous désignons comme Verts, ’ écologistes ’, tout simplement), mais il vaut la peine d’en explorer le contenu théorique. Et cela n’est possible qu’en s’appuyant sur les débats politiques qui ont secoué la France depuis, disons, Mai 68. Car ’ qui n’a pas de passé n’a pas d’avenir. ’

Dans l’immédiat après-68, on oppose ’ réformistes ’ (les partis du Programme Commun de la gauche) et révolutionnaires (ceux qui " veulent tout, tout de suite "). Deux gauches, opposées d’abord par la méthode. Mais cette opposition traverse elle-même les Verts : il y en a parmi nous qui veulent entrer dans les institutions pour y faire avancer les choses, et ceux qui préfèrent l’enthousiasme chaleureux des actions directes. Ça ne nous dérange pas et cela ne caractérise pas les Verts.
Plus intéressants furent les débats des années 70-80. On prit alors conscience que tout le Programme commun se fondait sur une idéologie qu’incarnait plutôt le PCF : le progrès, c’était le progrès de la production et de la consommation, sous la houlette de l’État et des grands Machins (Grandes Entreprises, Grands Syndicats, Grands Technocrates).
Mais, des profondeurs de la société post soixante-huitarde, germaient de nouvelles aspirations : autogestion, féminisme, régionalisme’ écologie. Des idées telles que ’ Prendre ses affaires en mains ’, ’ Compter sur ses propres forces, ’ Small is beautiful ’, ’ Prendre le temps de vivre ’, formaient un nouveau faisceau d’idées cousines, venues certes de mai 68, mais dont allaient s’emparer des leaders socialistes ou syndicaux souvent issus du PSU ou des ’ clubs ’ : Jacques Delors, Michel Rocard, Edmond Maire’ Cette ’ seconde gauche ’ finit par évincer la première, du moins au niveau des idées et dans la conduite des affaires après 1982. Or le résultat fut catastrophique. En quelques années, ’ l’autonomie des individus ’, le refus du ’ tout-État ’ comme du cycle ’ production-consommation ’ devint éloge de la libre entreprise et du cycle ’ exportation-investissements-compétitivité ’ ! Dès 1984, dans L’Audace ou l’enlisement, je tirais la sonnette d’alarme et appelais à une ’ troisième gauche ’ : ’ l’alliance de l’autonomie et de la solidarité ’. Les écologistes de l’époque me reconnurent aussitôt comme un des leurs, et ce fut réciproque.

Il est, je pense, inutile de détailler ici la fécondité de l’écologie politique comme cadre pour penser ensemble ce qui opposait ces deux termes dans le combat des deux gauches (’ l’autonomie ’, c’est l’entreprise et le marché, la ’ solidarité ’, c’est l’État et le règlement). D’emblée le ’ penser globalement, agir localement ’ de l’écologie politique, sa manière de percevoir les écosystèmes comme équilibre de stratégies de survie des espèces et de leurs individus, l’accent mis sur le respect de l’Autre (la Nature en face de nous, comme l’opprimé du Tiers-monde) et sur la responsabilité de chacun à son égard, la certitude que le développement de l’Autre est la condition du développement de soi, réconciliaient, au moins théoriquement, la tension qui, dans les vieilles gauches, s’était ossifiée en antagonisme.

Plus utile est de comprendre les bases sociales, les intérêts sociaux qui avaient perdu et la première et la seconde gauche. La première gauche est à la fois mère et fille du ’ compromis fordien ’, étatiste et productiviste, issu de la Résistance : l’alliance des cadres et des salariés de la grande entreprise. La crise a fait voler en éclat ce compromis. La première gauche s’est barricadée derrière une ligne Maginot de ’ défense des acquis ’, retranchée avec le PCF (et quelques socialistes) dans les bastions du salariat public et para-public. La seconde s’est isolée chez les couches moyennes aspirées par le vent du large et la compétitivité. Les exclus, les salariés précaires ont sombré, pour beaucoup, dans les bras’ du FN.

La condition absolue du succès des Verts comme troisième gauche est de maintenir coûte que coûte une forme d’alliance entre les ’ détenteurs du capital culturel ’ (une partie des couches moyennes) et les exclus ou précaires. Cette alliance se matérialise par le lien entre nos valeurs d’autonomie et de solidarité. Les résultats des élections européennes montrent que nous y arrivons à peu près : nos voix sont chez les ’ bacs +’ ’ et les chômeurs. Avec un creux chez les ouvriers. Creux que nous ne pouvons pas effacer en nous ralliant aux seules revendications traditionnelles du PCF et de la CGT (les nationalisations’), mais par la reconquête des couches populaires, à la fois du côté de la lutte contre la précarisation, et du côté de ce qui faisait leur fierté : leur convivialité (leur sens de la fête) et leur éthique professionnelle.
C’est plus facile à dire qu’à faire, car la défense de l’environnement satisfait à la fois ceux qui goûtaient à la qualité de la vie et ceux qui n’ont pas d’autres biens que les biens collectifs, mais elle semble attaquer les intérêts de ’ ceux du milieu ’, les ouvriers et employés qui roulent au diesel’ D’où l’importance des luttes sur la qualité de la bouffe (l’art culinaire est le premier art populaire), la santé, etc.

D’où, surtout, l’importance de l’engagement des Verts dans le Tiers Secteur, et plus largement dans l’économie sociale. Parce que ce secteur associatif, coopératif, mutualiste, représente une forme d’organisation ’ autonome ’solidaire ’ entre l’État et le Marché. Parce que là s’invente un mode de vivre, de produire, de consommer conforme à l’écologie. Parce que là peut se sceller l’alliance des ’ artisans de bonheur ’ et de ceux qui en furent exclus par le libéralisme.

Tous ces ’ entrepreneurs sociaux ’ ne partagent pas sur tous les points le programme des Verts. On peut animer une Maison de la Culture et ne pas être anti-nucléaire. Mais, comme les pétales de notre tournesol convergent vers son cœur, les multiples courants de la troisième gauche se fondent dans le creuset de l’écologie politique !




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