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[1994n] " Genres, classes et partage du travail ", Journées d’études GEDISST Rapports sociaux de sexe, "partage du travail" et temps de travail, 22-23 Novembre, Paris. Actes publiés par
Coll. GEDISST (Avril 1995). Repris dans Hirata & Senotier (eds) Femmes et partage du travail, éditions Syros, Février 1996.

(art. 508).


par Alain Lipietz | 1er février 1996

Genres, classes et partage du travail
Journées d’études GEDISST Rapports sociaux de sexe
LANGUE ET TRADUCTIONS DE L’ARTICLE :
Langue de cet article : français
  • Español  :

    [1994n] Coll El Futuro del Trabajo. Reorganizar y repartir desde la perspectiva de las mujeres, in Rodriguez A., Goñi B., Maguregi G. (eds), Bakeas-CDEM, 1996.

[1994n] " Genres, classes et partage du travail ", Journées d’études GEDISST Rapports sociaux de sexe, "partage du travail" et temps de travail, 22-23 Novembre, Paris. Actes publiés par
Coll. GEDISST (Avril 1995). Repris dans Hirata & Senotier (eds) Femmes et partage du travail, éditions Syros, Février 1996.

Le partage du travail n’a souvent été abordé que sous l’angle du rapport actifs/inactifs. Et il est exact qu’il constitue de très loin la voie principale pour réduire le chômage. Toutefois, il a évidemment de très puissants effets sur la répartition du travail ajouté marchand ou salarié, le Produit Intérieur Net. La manière de le réaliser, et en particulier l’aspect "partage des revenus" qui lui est nécessairement lié (dans tous les cas de figure), réactive donc de vives contradictions de classes, raison pour laquelle il ne suscite pas l’unanimité à laquelle on pourrait s’attendre.

Ces rapports de classe économiques sont eux mêmes surdéterminés, entrecroisés avec des rapports sociaux de sexe. Le rapport des sexes (ou des genres) a de multiples dimensions. Dans les analyses les plus radicales (le mode de production domestique à la Christine DELPHY (1978), le "sexage" à la Colette GUILLAUMIN [1979]), il est présenté comme un rapport d’appropriation sans limite de l’ensemble des femmes par l’ensemble des hommes. Même si l’on n’admet pas une acception aussi rigoureuse, il est clair que les rapports sociaux de sexe différencient fortement les rapports économiques de type salariaux ou marchands, et réciproquement. Les femmes n’occuperont pas les mêmes postes que les hommes dans le travail salarié ou la petite production marchande, et inversement leur degré de subordination dans les rapports domestiques est influencé par la possibilité ou non de s’assurer une "indépendance économique" par l’accès direct au travail social rémunéré. Le repartage du rapport actifs/inactifs a donc des effets significatifs sur les rapports de sexe.

Dans cette intervention, on s’intéressera exclusivement à l’aspect objectif, voire économiciste des choses. Il est bien clair cependant, pour celles et ceux qui militent en faveur du partage du travail, que la perception subjective des intérêts diffère sensiblement des résultats objectifs de telle ou telle forme de partage du travail. Il en est ainsi parce que toute proposition est perçue à travers le filtre des expériences antérieures, et de la méfiance qui en résulte, mais aussi le filtre des habitudes, des systèmes de valeurs en vigueur.

Après quelques considérations préalables, nous examinerons d’abord brièvement l’effet du partage du travail rémunéré (marchand ou salarié) sur les rapports domestiques. Puis nous examinerons plus systématiquement les différentes politiques de réduction forte de la durée du travail, par rapport à un salariat lui-même différencié. Cette différenciation étant elle-même fortement surdéterminée par la différence des genres, nous pourrons relever systématiquement l’effet sexué des différentes politiques du partage du travail, et conclurons par quelques remarques sur l’aspect subjectif des choses et quelques vues sur une politique complémentaire de création d’emplois : le "tiers-secteur".

 I - CONSIDERATIONS PREALABLES SUR LE PARTAGE DU TRAVAIL

Première idée. Même si nous étions en situation de plein emploi, il serait justifié d’affecter l’essentiel des gains de productivité à la réduction du temps de travail. Sous l’angle conquête du temps libre, elle demeure l’une des plus profondes aspirations des travailleurs, l’une des plus anciennes aussi. Un récent sondage parmi 7 000 métallurgistes d’Île de France [1] montre que la réduction de la durée du travail est conçue d’abord sous cet angle (81%) et comme amélioration de la qualité de la vie (72% des réponses), et seulement ensuite comme instrument de lutte contre le chômage (65%).

Seconde idée. Aucune autre politique que le partage du travail ne permet d’obtenir une création d’emplois à la mesure du niveau de chômage actuel (3,4 millions de chômeurs déclarés, plus 1,5 million de stagiaires et RMIstes, plus les chômeurs découragés de rechercher un emploi : soit un problème à 5 millions !). Et que l’on n’aille pas dire que "partage du travail" évoque la fixité d’un gâteau à partager. La conjoncture internationale étant donnée, ainsi que le niveau de productivité, les marges de man ?uvres (budgétaires et monétaires) étant drastiquement réduites par l’accord de Maastricht, le nombre d’heures "travaillables" est pratiquement donné. Ce nombre d’heures ne peut être "repartagé" sur un plus grand nombre de personnes que si la vitesse de réduction de la durée moyenne effective du travail est supérieure à la différence entre la croissance du PIB et la croissance de la productivité. Toute réduction du temps de travail inférieure à cette limite ne fait que ralentir la croissance du chômage et c’est au delà seulement (c’est-à-dire quand il s’agit vraiment d’un partage du travail) que le chômage diminue. Selon une étude de l’Observatoire Français de Conjoncture Économique, publiée en Mars 1993, le passage en une fois aux 35 heures engendrerait quelques 2 millions d’emplois (OFCE [1993]).

Troisième idée. Le simple rapprochement des chiffres (2 millions d’emplois créés, 3,4 millions de chômeurs officiels, 5 millions réels) montre que les 35 heures ne sont pas une panacée. D’ailleurs, ils ne constituent une issue que pour les chômeurs immédiatement "employables" (le mot atroce !). De multiples politiques devront être mises en ?uvre en complément.

Quatrième idée. Tout partage du travail est un repartage des revenus. Il suffit de raisonner en termes de salaire horaire pour s’en rendre compte. Le maintien intégral des salaires mensuels représente à première vue une hausse du salaire horaire égale à la baisse du temps de travail. Cette hausse se répercuterait en baisse des profits si elle ne pouvait (du fait de la concurrence étrangère) être répercutée sur le consommateur. Or la création de postes de travail exigedes investissements chaque fois plus coûteux. Je rappellerai en outre que, dans nos économies ouvertes, le coût salarial par unité de marchandise produite (en gros : le salaire horaire divisé par la productivité) détermine largement la compétitivité. Bref, les contraintes n’ont pas disparu, hélas !

Oublions ici l’objection de la compétitivité (qui pose en fait toute la question des clauses écologiques et sociales sur le libre-échange), et concentrons-nous sur la seule question du financement. On ne peut donc espérer accroître massivement l’emploi... tout en diminuant la capacité des employeurs d’investir. Faut-il pour autant diminuer les salaires en proportion du temps de travail ? Certainement pas. Il existe un quasi-consensus, chez les macroéconomistes spécialistes de la question, selon lequel une compensation salariale de l’ordre de 50 à 70% reste possible sans compromettre la capacité d’investir des employeurs.

Comment est-ce possible ? Parce que la réduction de la durée du travail "s’autofinance" largement. D’une part, quand on travaille moins, on peut travailler mieux : la productivité augmente (ce qui d’ailleurs diminue l’effet créateur d’emplois). D’autre part, chaque centaine de milliers de chômeurs en moins, c’est autant de bénéficiaires des Assedic ou du FNE en moins, et autant de cotisants en plus sur l’ensemble des caisses de sécurité sociale. On peut donc diminuer les taux de cotisations sociales, et ainsi augmenter les salaires horaires nets sans augmenter d’autant le coût salarial. Par une ponction supplémentaire sur les revenus rentiers, on peut encore augmenter la compensation salariale sans toucher à la capacité de financement des employeurs. Mais on ne peut espérer éviter une certaine baisse du salaire mensuel moyen après impôts (voir LIPIETZ [1995, Annexe]).

 II - LES EFFETS DU PARTAGE DU TRAVAIL SUR LES RAPPORTS DE SEXE "HORS TRAVAIL"

Pour la génération de mes parents, il était admis que, si le "chef de famille" avait un salaire suffisant, son épouse n’avait pas besoin de travailler "au dehors" . elle avait cependant, comme "femme au foyer", une place sociale reconnue.

Le féminisme des années 60-70 a brisé ce piège dangereux, mais cette évocation du passé doit nous rappeler que la question de l’effet du "partage du travail salarié" sur les rapports patriarcaux ne se réduit nullement à une question de temps, en particulier pour le travail domestique. Avec le "droit au travail" (à l’extérieur), les femmes recherchent d’abord une indépendance économique et une reconnaissance sociale autonome, qui leur permette de vivre effectivement sans "dépendre d’un homme". Autrement dit, la possibilité de se définir socialement en dehors des rapports de sexe, et c’est cela l’essentiel.

On avance toutefois, dans les milieux syndicaux de bonne volonté : "Avec une durée du travail (salarié [2]) plus courte, les femmes auront plus de temps libre pour s’occuper de leurs enfants", ou encore (là, il s’agit de syndicalistes de très bonne volonté !) "Avec la réduction de la durée du travail, les hommes pourront s’occuper un peu du travail domestique".

Le premier de ces arguments fait bondir les féministes, le second les fait sourire. Si le temps des femmes libéré du salariat ne sert qu’à renforcer le temps dû au patriarcat, à quoi bon en effet ? Quant à l’effet direct de la baisse du temps salarié sur le partage du travail domestique, on peut en douter [COMTE, 1990]. Les budgets temps des femmes montrent que "celles qui restent à la maison" s’y activent quand même moins le week-end, alors que "celles qui travaillent"... travaillent encore plus, à la maison, le week-end qu’en semaine. Quant aux hommes, leur participation au travail domestique augmente ... d’une minute hebdomadaire par an !

Trêve de sarcasme. Le partage du travail domestique ne sera que le résultat de la lutte capillaire des femmes sur ce terrain-là. Mais enfin, on peut admettre que, de même que les résultats de la lutte des classes sont surdéterminés (entre autres) par les rapports internationaux, de même la possibilité d’obtenir des hommes un repartage du travail domestique est lui-même influencé par le temps global qu’ils auront pu libérer du salariat.

En tout cas, le point essentiel pour la libération des femmes reste la possibilité d’une indépendance financière, c’est-à-dire, dans la plupart des cas, la possibilité d’être salariée. Ce qui nous ramène à la question : effet du partage du travail sur l’emploi salarié des femmes.

 III - TABLEAU DU SALARIAT AUJOURD’HUI : LA SITUATION DES FEMMES

L’entrée massive des femmes dans l’activité salariée fut, avec l’affirmation de leurs droits sur leur propre corps, la condition déterminante du progrès de leur libération dans les "trente glorieuses années" 1945-1975. On peut vraiment dire que le modèle de développement capitaliste alors adopté (le "fordisme") fut le père du féminisme de l’Après-Guerre, la subjectivité des femmes elles-mêmes en étant la mère. Si aujourd’hui les "anciennes" constatent avec tristesse les reculs de leurs filles, il faut certes y reconnaître l’illusion de ces filles de pouvoir compter sur l’acquis, mais la dégradation sociale du travail salarié n’y est pas étrangère. C’en est fini de ce que Claude Meillassoux appelait "l’inscription du salariat dans le capitalisme à titre viager", garanti par la législation sociale et l’État Providence (qui avait d’ailleurs lui-même en France un aspect libérateur pour les femmes, il est vrai pour des raisons plus natalistes que féministes : JENSON [1987]).

Actuellement, en France, est privilégiée l’issue "libérale-flexible" à la crise du fordisme [3]. On assiste à une quadri-partition du salariat :

 Un segment hautement qualifié et rémunéré, bénéficiant d’un transfert de plus-value (la Petite Bourgeoisie Moderne [4]).
 Un segment de salariés permanents et relativement qualifiés.
 Un segment à insertion précaire et à faible salaire (pas forcément faiblement qualifié).
 Un segment durablement exclu du salariat.

Du fait des rapports sociaux de sexe et selon des enchaînements causaux largement analysés dans la littérature féministe, les femmes, quoique de plus en plus représentées dans les segments 1 et 2, sont surreprésentées dans les 3 et 4 (qui, pour les femmes, se subdivise en 2 cas différents : ménages d’exclu(e)s, et femmes au foyer).

C’est surtout dans le segment 2 et dans la fonction publique (les "professions intermédiaires" de l’enseignement, de la santé, des fonctions du travail social) que la "montée professionnelle" des femmes s’est exprimée. Mais ce phénomène a peu touché le secteur concurrentiel (sauf la banque et les assurances), et, même dans le public, elle concerne à peine le segment 1. En revanche, la prolifération du segment 3 a été littéralement envahie par les femmes, à tel point qu’on a pu la mettre exactement en regard de l’entrée des femmes dans le salariat. Depuis le début de la crise en effet, l’offre d’hommes sur le marché du travail est restée quantitativement constante, tandis que l’entrée des femmes (3 millions et demi) correspond à peu près à la croissance du chômage, et s’est concentrée dans les emplois à statut précaire que l’on n’ose plus qualifier d’atypiques (deux tiers des emplois créés depuis la reprise économique de 1994 !).

En termes de salaires, le caractère sexué de cette segmentation est spectaculaire. En 1993 dans le secteur privé et semi-public, 10% des femmes gagnent moins de 4925 francs nets par mois, 80% gagnent moins de 10 600 francs, seulement 10% gagnent plus de 12 800 francs. Chez les hommes 30% gagnent plus de 11 150 francs par mois, et 10% gagnent plus de 18 400 francs. Autrement dit, les femmes sont quasiment absentes du segment 1.

Quant à l’exclusion des femmes, il s’agit d’une notion plus complexe que chez les hommes, puisqu’il leur reste assez souvent la ressource de vivre "au foyer" d’un homme non exclu. Elles ne sont pas alors "exclues socialement", elles sont à l’écart du salariat. Toutefois, une femme au foyer d’un précaire est en fait une exclue salariée et sociale, et surtout une femme au foyer n’a aucune garantie, si ce foyer se brise, de trouver une indépendance économique. Le drame des divorcées sans qualification autre que celle de maîtresse de maison (et il s’agissait parfois d’une maison de haute tenue !) n’a pas à être rappelé. Pour les femmes au foyer aussi, la précarité et l’exclusion sont une menace qui pèse lourdement sur leurs choix affectifs et domestiques, et il est légitime de les compter ici comme des exclues en puissance.

Pour celles-là, comme pour les exclues explicites, comme pour les précaires, et même pour celles qui ont un emploi stable mais sont menacées, à terme et pour leurs filles et leurs soeurs, par la montée du chômage, le volume global d’emploi disponible est une condition déterminante de leur libération en tant que femmes.

 IV - LES POLITIQUES DE PARTAGE DU TRAVAIL VOLONTAIRE

Faute d’avoir osé la réduction généralisée de la durée du travail, la plupart des forces politiques (à l’exception notable des Verts) ont mis l’accent sur le partage du travail dit volontaire, c’est-à-dire sur la possibilité de "passer" au temps partiel, et surtout sur l’offre d’emploi à temps partiel (c’est-à-dire nettement inférieure à la durée légale du travail).

Les politiques de "partage du travail" par incitation au temps partiel sont perçues comme potentialité de liberté dans les segments 1 et surtout 2, dans la fonction publique notamment. Elles rejoignent d’ailleurs les stratégies adaptatives des femmes à leur situation domestique. Dans le segment 3 au contraire elles ne font qu’aggraver la précarité.

Ainsi, les mesures Bérégovoy ont incité les entreprises (par une baisse des charges sociales) à créer des mi-temps. Ces mesures ont essentiellement bénéficié aux secteurs de la grande distribution et de la restauration, embarrassés par des pleins temps qu’ils rentabilisaient mal. Des emplois payés au SMIC ont ainsi été partagés en deux, transformant des emplois mal payés en emplois insuffisants pour vivre. On peut alors parler à juste titre de partage du chômage, par opposition au "temps vraiment choisi", qui implique le droit inconditionnel au retour au temps plein.

Il faut préciser ici ce qu’on entend par "partage du chômage". Un chômeur n’est pas quelqu’un qui ne gagne pas autant qu’il le voudrait (qui est dans ce cas ? !), mais quelqu’un qui ne peut pas vendre assez de sa force de travail pour accéder au niveau de vie considéré comme décent dans la société. Pour une femme seule avec enfant(s), le temps partiel non choisi s’assimile en effet à un situation de partage du chômage. Si on peut admettre que cinq femmes au salaire de 12 000 francs "créent" effectivement un sixième emploi quand elles "prennent" un jour libre par semaine, deux mi-SMIC (2 500 francs par mois), ça ne fait aucun emploi.

 V - LES POLITIQUES DE REDUCTION GENERALE DU TEMPS DE TRAVAIL

L’année 1993 s’est soldée par de très importantes avancées idéologiques des partisans du partage du travail :

 Il y a un large consensus chez les experts et dans l’opinion en faveur du principe même de la réduction de la durée du travail comme outil principal de lutte contre le chômage (non exclusif d’autres voies).

 Il y a une majorité de l’opinion (mais pas très nette) pour aller jusqu’à accepter une certaine baisse du revenu si cette mesure permet de diminuer significativement le chômage (ou, au niveau d’une entreprise isolée : quand elle évite les licenciements).

Tout le débat se cristallise donc sur la compensation salariale. Étant donné que tout le monde (sauf les intéressés !) est d’accord pour rogner les revenus improductifs de la propriété, étant donné que les travaux macroéconomiques soulignent l’importance de ne pas rogner les profits non distribués du capital productif pour lui laisser compétitivité et capacité d’investir, il faut bien poser la question d’une certaine baisse de pouvoir d’achat pour les salariés. Quatre positions apparaissent (LIPIETZ [1995]).

*La position :35 heures, tout de suite, pour tout le monde, sans baisse de revenu pour personne. Cette position de repartage massif des revenus au détriment du capital est évidemment refusée par toutes les fractions du patronat, même si elle ne pousse véritablement à la faillite que les petites et moyennes entreprises de main d’ ?uvre. Elle impliquerait une élimination des entreprises fragiles et une spécialisation de la France sur les segments 1 (les emplois de cadres, en particulier financiers) et 3 (les emplois de service, notamment aux entreprises tertiaires et aux ménages de cadres). Un accord "capital-salariés" pour les 35 heures sans diminution de salaire pourrait très bien se faire... à condition de fermer les établissements les moins rentables, de diminuer les frais de protection sociale et les réglementations de défense de l’environnement (ce fut en gros la politique du "boom" thatchérien, tiré par les hauts salaires). Modèle très favorable aux hommes du segment 1 et de ce qui resterait de 2, défavorable en revanche aux femmes qui sont principalement dans les segments 3 et 4, et qui verraient disparaître une masse d’emplois stables à bas salaire. Peu crédible en tout cas du fait de l’opposition de la majorité du patronat.

 La position : 37 heures, ou 35 heures plus tard, sans baisse de revenu pour personne. Cette position de simple "réduction" de la durée du travail inférieure aux gains de productivité, donc sans véritable partage, cherche à ne pas diviser un bloc salarial, de l’OS à l’ingénieur, c’est-à-dire de la classe ouvrière à la nouvelle petite bourgeoisie. Elle se résigne à un effet modeste sur le chômage et l’exclusion, donc se préoccupe modérément de ce qu’A. Gorz appelle la "non-classe" des exclus. Elle profiterait certes aux femmes (rares) du segment 1 et à celles de plus en plus nombreuses du segment 2. Mais, dans la mesure où elle laisse s’accroître le segment 4, le plus féminisé, elle finit par précariser davantage la position des femmes du segment 3.

 A l’autre extrême, la position 32 heures, avec une réduction moins que proportionnelle de tous les salaires, même les plus bas, aurait certainement l’impact le plus fort sur le chômage [5]. Elle est très logiquement défendue par ceux qui militent pour les exclus (segment 4), comme Pierre Larrouturou, "lobbyiste" d’ATD Quart-Monde, et tout un secteur chrétien de gauche. Position très estimable, mais sociologiquement peu réaliste : elle ne peut recueillir de soutien dans les syndicats de salariés, et ne peut espérer que des miettes expérimentales de la part de la droite. Elle profiterait aux segments 4 et 3 (donc aux femmes), mais dans des conditions pénibles pour les hommes des segments 2 et 3. Peu crédible donc, du fait de l’opposition syndicale.

 La position 35 heures tout de suite, avec le maintien du pouvoir d’achat garanti seulement aux bas salaires apparaît comme un compromis économiquement tenable et sociologiquement (donc politiquement) jouable. Elle n’attaque pas le capital productif, mais (par le biais de la réforme fiscale) les revenus improductifs du capital financier ou rentier. Elle ne présente que des avantages pour des chômeurs et pour la majorité, essentiellement féminine [6], des salariés la plus exploitée, bloc des victimes directes du productivisme, au delà duquel elle cherche à rallier les couches moyennes en leur proposant la conquête du temps libre et... des cités avec moins de chômage et d’exclusion. Très favorable donc aux femmes des segments 4, 3, et même 2, elle bénéficie d’une légitimité assez large.

 VI - LA DIMENSION SUBJECTIVE DU DEBAT : APERÇUS

Dans les débat sur le partage du travail, et notamment dans les collectifs Agir ensemble contre le chômage !, la dernière position fut essentiellement défendue par les mouvements de chômeurs , les écologistes, une partie de la gauche syndicale. La position "35 heures tout de suite sans aucune diminution du salaire" fut défendue par l’extrême-gauche et une autre partie de la gauche syndicale. Sans trop caricaturer, l’argumentation est en gros : "Les patrons peuvent payer. Et même si un jour nous devons reconnaître qu’ils ne peuvent pas tous, et pas tout payer, ce n’est pas la peine de nous diviser en anticipant les compromis que nous aurons à faire avec eux".

Le problème, avec ce dernier argument, c’est qu’il se rapproche dangereusement de la position de "réduction sans partage" : ("les 37 heures tout de suite, pour les 35 heures on verra"). Car il subordonne la lutte contre l’exclusion à la défense du revenu des classes moyennes (segment 1) et donc renvoie les 35 heures aux calendes grecques.

Mais le problème est plus profond. Pour les défenseurs de la "position de classe" traditionnelle, tout gain salarial au sein de "l’affrontement capital-travail" est bon à prendre même si cette mesure est plutôt moins efficace dans la lutte contre le chômage. Or, les exclues ne font pas partie (hélas pour elles) du rapport capital-travail, et les précaires... voudraient bien s’y intégrer à titre viager. Quant à la "nouvelle petite bourgeoisie", elle reçoit ses revenus sous forme de salaire.

En face, les écologistes, étant bien d’accord qu’il fallait commencer par "faire payer" les revenus de la propriété pour financer la réduction du temps de travail, se séparaient de l’extrême gauche en ne garantissant le maintien des salaires mensuels que "pour la majorité des salariés les moins payés". Or, la moitié gagne moins de 9000 francs nets. Ce qui peut être relativement confortable en Province est très insuffisant en Île-de-France (la différence des salaires Paris-Province, de l’ordre de 40%, est beaucoup plus importante que la différence hommes-femmes, de l’ordre de 25%). Le sondage de l’IFEAS montre qu’une certaine réduction du salaire mensuel n’est acceptée majoritairement qu’à partir de 12 000 francs par mois en Île-de-France, ce qui est déjà considérable dans les autres régions.

Encore faut-il avoir privilégié l’alliance des exclues et des plus exploitées (segments 3 et 4). Le problème des "classes moyennes salariées", qui constitue le gros de l’électorat écologiste (surtout chez les femmes) et socialiste, n’en reste pas moins brûlant. En fait, les femmes des segments 1 (et 2) dépassant le seuil des 12000 francs par mois sont fort peu nombreuses, et sont parmi les plus favorables à la non-compensation salariale intégrale. D’ailleurs, elles sont, dans l’enquête IFEAS, à 85% d’accord pour le temps partiel, qui n’est même pas compensé pour le salarié (mais pourrait légitimement l’être).

Cette disponibilité supérieure des femmes au partage du travail et des revenus est certes subjective (idéologie du "salaire d’appoint"). Elle est surtout objective : en fait, dans les projets les mieux admis de partage du travail, avec compensation pour les bas salaires, la grande majorité des femmes ne verrait pas baisser son salaire mensuel. Mais il y a plus. La différence de salaire hommes/femmes, on l’a vu, est essentiellement structurelle : elle est le reflet de leur surreprésentation dans le segment précaire et le bas du segment stable. L’espérance de salaire (produit de la probabilité de trouver un emploi par le niveau de salaire correspondant) est pour les femmes essentiellement déterminée par le premier facteur : pour elles, l’essentiel est d’avoir un salaire, son niveau à quelques pour-cent près importe beaucoup moins.

Insistons encore sur l’impact quantitatif du problème de la compensation salariale. L’OFCE étudie trois scénarios. Sans réorganisation, avec compensation intégrale jusqu’à 1,8 SMIC, on sauve 1 million et demi d’emploi. A l’autre extrême, avec réorganisation, compensation jusqu’à 1,5 SMIC et baisse des cotisations sociales employeurs (donc avec une "fiscalisation des charges sociales", que proposaient à l’époque les seuls Verts), on crée un million d’emplois supplémentaires !

Ainsi, le choix d’une compensation salariale nonintégrale et prioritairement en faveur des bas salaires est aussi un choix en faveur des chômeurs et des femmes. Un choix politique,quiestdemandé principalement aux classes moyennes salariées, et plus précisément à leurs hommes, même si la fiscalisation de la Sécurité Sociale (qui doit être accompagnée d’une suppression des privilèges des revenus du capital) touche aussi la petite bourgeoisie patrimoniale.

 VII - POUR UN TIERS-SECTEUR D’UTILITE SOCIALE

La relance ne permettra pas de régler le problème du chômage résiduel après passage au 35 heures. On ne peut en attendre que quelques centaines de milliers d’emplois supplémentaires. Restera donc la grande masse des femmes du segment4 (et même des précaires), qui est peu touchée par les politiques de réduction de la durée du travail.

C’est pourquoi le second grand chantier contre le chômage est le développement d’un "tiers-secteur d’utilité sociale", à côté du privé et du public [7]. L’idée est bien sûr d’utiliser l’argent du traitement social du chômage pour subventionner un nouveau type d’activité, avec de nouveaux rapports sociaux. Les organismes du Tiers- Secteur (coopératives ou agences) sont, comme l’étaient les chômeurs qu’ils embauchent, dispensés d’impôts, de TVA, de cotisations sociales et reçoivent une subvention égale à un RMI par emploi. Ces avantages sont permanents et caractérisent le statut du Tiers Secteur. Les salariés en revanche n’ont aucun statut particulier : ils sont couverts par le droit salarial commun (SMIC, durée légale du travail, droit de licenciement). La vocation du Tiers Secteur est l’ensemble des travaux d’utilité écologique et sociale non couverts par les deux autres secteurs. L’agrément de ses organismes et la régulation de la délimitation de ses compétences (afin d’éviter la "canibalisation" des emplois des autres secteurs, du fait de sa sur-compétitivité) sont confiés aux Comités de Bassin d’Emploi. A terme, le Tiers- Secteur devrait atteindre la taille de l’autre grand secteur subventionné, la paysannerie, soit de l’ordre du million de personnes.

Il est probable que ce Tiers-Secteur verra affluer en priorité les fameux "inemployables", essentiellement des femmes du secteur 4. C’est normal : il s’agit bel et bien d’assurer, dans des rapports salariaux atypiques, la réinsertion sociale et professionnelles des "exclus", et de montrer que, selon la formule de Bertrand SCHWARTZ [1994], il n’y a pas de "cancre du progrès", il n’y a que des rapports sociaux excluant. Or une grande partie du non-salariat féminin (femmes au foyer, aides ménagères de la petite production marchande) qui se porte actuellement sur le marché du travail salarié ne trouvera à s’y intégrer que par l’invention d’un secteur nouveau et non-excluant, assurant l’indépendance économique de façon "digne", c’est à dire probablement collective et socialement reconnue (par opposition aux "petits boulots" payés d’individu à individu).

Car au fond, il est impossible de revenir à une société de pleine activité (c’est-à-dire : assurant à chacun et chacune et l’indépendance économique, et la reconnaissance sociale), sans une modification profonde des rapports sociaux, combinant et le partage du travail salarié, et la décomposition du travail domestique (et la reprise en charge de certaines de ses fonctions par d’autres formes d’activité), et la croissance de l’activité bénévole des bénéficiaires des revenus de redistribution.

Mais une telle mutation dépasse largement le cadre de cet article [8].
BIBLIOGRAPHIE

 BAUDELOT C., ESTABLET R., MALEMORT J. [1974],
La petite bourgeoisie en France, F. Maspéro, Paris.
 COMTE T. [1993],
"Familles : le temps des remue-ménages", Panoramiques n°10.
 DELPHY C. [1978],
"Travail ménager ou travail domestique ?", in MICHEL A. (éd) Les femmes dans la société marchande, PUF, Paris.
 GUILLAUMIN C. [1979],
"Pratique du pouvoir et idée de Nature", Questions Féministes n°2 et 3, février et mai.
 I.F.E.A.S. [1994],
7 000 salariés s’expriment sur la réduction du temps de travail, IFEAS-Alternatives économique - IRIS-CNRS, Paris, miméo.
 JENSON J. [1987],
"Both Friend and Foe : Women and State Welfare", in Briedenthal & Koonz Becoming Visible : Women in European History (2nd ed), Houghton Mifflin, Boston.
 LIPIETZ A. [1989],
Choisir l’Audace. Une alternative pour le XXIè siècle, La Découverte, Paris.
 LIPIETZ A. [1995],
"Une politique de l’emploi centrée sur la conquête du temps libre", dans Brovelli, Lipietz, Moscovici et Quin : Quelle économie pour l’emploi ?, Ed. de l’Atelier, Paris.
 O.F.C.E. [1993],
Confais et al. "1993-1998 : veut-on réduire le chômage ?", Lettre de l’O.F.C.E. n°112, 3 Mars.
 SCHWARTZ B. [1994],
Moderniser sans exclure, La Découverte, Paris.



________
NOTES


[1Enquête réalisée en 1994 par l’IFEAS (institut de recherche et de formation proche de l’Union Parisienne des Syndicats de la Métallurgie CFDT), en liaison avec Alternatives Economiques et l’IRIS (CNRS).

[2Pour ne pas devenir fastidieux, je parlerai par la suite de "travail" tout court pour le travail salarié.

[3Sur le fordisme, sa crise et ses issues, voir LIPIETZ [1989].

[4Par Petite Bourgeoisie Moderne, BAUDELOT, ESTABLET, MALEMORT [1974] entendaient les salariés occupant divers fonctions d’encadrement de la production ou de la reproduction capitaliste, et dont les salaires représentaient une valeur nettement supérieure à la reproduction de leur force de travail qualifiée. Ce second critère est évidemment le plus difficile à préciser. Les auteurs tentaient cet exercice en 1969, et estimaient qu’un ouvrier qualifié sortant à 16 ans (!!) du système scolaire recevait un salaire couvrant effectivement la valeur de sa force de travail. Ils évaluaient à 1,95 fois ce montant la valeur de la force de travail d’un ingénieur sorti dix ans plus tard du système scolaire. Dès lors, tout supplément de salaire au delà de deux fois le salaire ouvrier correspondait à un reversement, aux ingénieurs et cadres, d’une part de la plus value sociale.Si l’on admet que le salaire net moyen des ouvriers n’ayant pas reçu de formation particulière après une scolarité normale (5 800 francs par mois) reste l’étalon de la "valeur de la force de travail simple", et que le coefficient de complexification du travail (pour 10 ans d’études au delà de la scolarité à 16 ans) est resté le même, alors la redistribution de la plus value sociale commencerait aujourd’hui un peu au dessous de 12 000 francs par mois. On va s’apercevoir, sous deux angles différents dans le présent texte, que ce niveau est en effet significatif.

[5Rappelons que toute compensation même partielle au niveau du salaire mensuel est une hausse du salaire horaire. Cette stratégie est à la fois keynésienne (elle élargit la demande populaire), classique (elle respecte la capacité d’autofinancement des firmes) et hétérodoxe (elle partage un nombre croissant d’heures travaillables entre un plus grand nombre de personnes). C’est pourquoi elle crée le plus d’emplois.

[6Rappelons que 90% des femmes du secteur privé et semi-public gagent moins de 12800 Francs nets par mois en 1993.

[7Pour plus de détail, voir LIPIETZ [1989]. Depuis Choisir l’Audace, la réflexion sur le Tiers-Secteur a considérablement progressé, à l’instigation notamment du Réseau pour une Economie Alternative et Solidaire et du Centre de Recherche et d’Information sur la Démocratie et l’Autonomie. Voir les ouvrages coordonnés par Jean-Louis Laville Cohésion sociale et emploi et L’économie solidaire (Desclée de Brouwer, 1994).

[8Voir les dernières pages de la contribution de Dominique Voynet dans son Prologue de La Revue n°9, Février 1995.

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